Initialement, les sectes des renonçants (S. saṃnyāsin) cherchaient à se délivrer de ce monde en lui tournant définitivement (P. nibbana) le dos. Puis, avec la découverte de la vacuité, de l’indissociabilité de l’Errance (S. saṁsāra) et de la Quiétude (S. nirvāṇa), est né l’idéal du bodhisattva, qui restait impliqué dans le monde afin d’aider les autres êtres à s’en délivrer. Le monde est un bourbier, et pour avoir une quelconque efficacité il faut mettre les mains dans le cambouis, mais tels des lotus poussant dans la fange en gardant la tête hors de l’eau, les bodhisattvas grâce à l’habileté dans les moyens (S. upāyakauśalya T. thabs la mkhas pa), étaient capables d’utiliser les moyens du monde sans s’y enfoncer. Si l’efficacité dans le monde est à tel prix, va pour la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.
C’est ainsi qu’au sixième siècle de notre ère, des chercheurs de diverses origines (bouddhistes et non bouddhistes) ont commencé à s’inspirer de l’exemple des siddhas mythologiques. La science (celle d’avant sa séparation de la magie et de la religion) était la clé du monde, et elle était en possession des demi-dieux. Les asura (demi-dieux) étaient tenus responsables de certains maux qui frappaient l'humanité. Mais comme dit un adage paysan français "Qui peut le mal, peut le bien". D'autant plus que la mythologie indienne enseigne que les asura avaient accès au soma, le nectar d'immortalité. On voit donc progressivement apparaître toutes sortes de candidats-siddas. Ainsi, les adeptes de Śiva dans le Deccan étaient appelés "Māheśvara Siddha", les alchimistes à Tamil Nadu "Sittar", les bouddhistes tantriques au Bengal "Mahāsiddhas" ou "Siddhācārya", les alchimistes moyenageux "Rasa Siddha" et un groupe spécifique au nord de l'Inde les "Nāth Siddha". Les Rasa Siddha et les Nāth Siddha entretenaient également des relations avec "la transmission occidentale" (S. paścimāmnāya), une secte śākta qui pratiquait le culte de la déesse Kubjikā.[1] C'est dans ce melting-pot de siddha que les tantras, non-bouddhistes et bouddhistes, ont trouvé leur inspiration. Au niveau des idées, ce sont notamment les sectes Kāpālika, Kaula et Lakulīsha Pāshupata qui avaient la plus grande influence sur les pratiques des siddha bouddhistes pendant l'essor des tantras.[2]
Au départ, l’idéal du siddha et de la recherche de l’immortalité colle très près à l’idée mythologique d’un nectar « potion », et les aspirants siddha cherchent une substance mère (S. rasa[3]) qui les rendra immortels. Ils disposaient en gros (et en ordre chronologique) de trois axes pour arriver à l’objectif de l’immortalité qu’ils s’étaient posé : l’alchimie externe (T. gser 'gyur), l’alchimie « génétique » (S. bindu-sādhanā T. thig le sgrub pa[4]) ou rasāyana (T. bcud len) ainsi que le yoga (notamment le haṭha-yoga) et la pratique de formules magiques (mantras) pour contrôler les puissances féminines. L’univers que l’on cherchait à contrôler était considéré comme un corps, et plus précisement comme le corps de l’épouse (S. śakti) de Śiva ; le corps de sa propre épouse, voire la femme intérieure (kuṇḍalinī/avadhūta). Dans le tantrisme, le macrocosme et le microcosme partagent la même origine et la même nature, voire la même essence (rasa ou tattva).
L'objectif que tous les siddha ont en commun c'est la recherche de l'immortalité à travers la culture d'un corps immortel (S. kāya sādhana), en le dématérialisant et en le spiritualisant. Les siddhas étaient étroitement associés avec l'école de l'alchimie (S. rasāyana T. bcud len). Des textes médicaux indiens anciens font référence à la possibilité d'atteindre la perfection (S. siddhi) en rendant le corps éternel à l'aide de la substance "rasa", la matière première la plus pure de l'existence et détentrice de vie. Les siddhas alchimistes (rasa siddha) essayaient de rendre le corps immortel à l'aide de substances chimiques minérales. Le mercure était considéré comme la sémence de Śiva et le souffre comme le sang utérin de la Déesse, etc. Les siddhas Kaula, plutôt « généticiens », considéraient les substances génétiques (kula) humains comme les essences les plus pures de la manifestation et donc les plus proches du non-manifesté et immortel "divins", source de toute vie et donc de la non-mort. A l'origine, les substances génétiques féminines étaient censées être obtenues directement des déesses telles les yoginī et les ḍākinī[5], mais par la suite des femmes ordinaires, répondant à des caractéristiques spécifiques, étaient utilisées, le tout rituellement encadré. L'école des siddhas Nāth qui était entre autres une réforme de l'école Kaula partait des mêmes bases, mais a poussé plus loin l'intériorisation en utilisant le yoga et des processus chimiques intérieurs psychosomatiques. Ce système psycho-chimique spécifique au nāthisme est le haṭha yoga.
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Illustration : Hermès Trismégiste de Maier Symbola aurea mensae, Francfort, 1617.
[1] The Alchemical Body, David Gordon White, The University of Chicago Press, p. 2
[2] Les attributs des Kāpalakia sont très exactement ceux des 6 ornements ossiares. Ils portent en outre un kapala (calotte cranienne) pour manger et un baton appelé kha.tvā.nga. (Davidson p. 178). La littérature associe les grands boucles d'oreilles, que portait également Maitrīpada, aux sorciers (vidyādhara).
[3] Selon les Vedas, l'élément fluide que l'on retrouve dans l'univers, les sacrifices et les humains. Il est le support de toute vie, voire de l'immortalité, des humains comme des dieux. White p11
[4] Un chapitre des quatre tantra-racine de l’Anuyoga comporte ce terme : Tb.371: de bzhin gshegs pa thams cad kyi thugs gsang ba'i ye shes don gyi snying po_/_khro bo rdo rje'i rigs_/_kun 'dus rig pa'i mdo;_rnal 'byor bsgrub pa'i rgyud ces bya ba theg pa chen po'i mdo/ Chapter 23, b23, thig le sgrub pa'i le'u zhes bya ba ste nyi shu gsum pa/
[5] En allant dans les haut-lieux (S. pīṭha) śakta, et en récitant les mantras appropriés pour les attirer, toute femme qui se présente devait forcément être une yoginī ou une ḍākinī…
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