Louis de la Vallée Poussin (toujours lui !), mentionne dans une critique d’un livre de C. M. Pleyte[1] un passage sur Vajrapāṇi dans un livre d’Anton Schiefner[2] sur une version tibétaine de la vie de Sakyamuni. Le futur bouddha reçoit dans son paradis la visite des 5 dhyāni bouddhas, qui font apparaître miraculeusement soixante déesses. Maheśvara (Shiva) et Umā, présents également, tombent sous le charme des déesses et se font gronder par Vajrapāṇi. Sur ce, Maheśvara retorqua à Vajrapāṇi qu’il n’avait pas d’ordres à recevoir d’un yakṣa. Vajrapāṇi, furieux, écrase alors sous un des pieds Maheśvara et sous l’autre Umā, exécutant ainsi un de ses pas de danse (T. stang stabs[3] S. gativyūha) de subjugation, dont il a le secret. Les danses ont toujours pour objet de subjuguer Rudra ou ses mantras.
De manière générale, Vajrapāṇi est toujours présent quand il s’agit de contrôler ou convertir les démons, en dernière ligne sous les ordres de Rudra/Maheśvara, ou le grand dieu lui-même. Vajrapāṇi est le chef de la famille vajra, a pour autre nom Vajradhara, et a évolué ultérieurement en Vajradhara représentant l’éveil ultime. Mais au départ, il était un yakṣa, un vidyādhara, avec le titre « chef des vidyādhara », « général des yakṣa » (T. gnod sbyin gyi sde dpon chen po), ou encore « chef des Guhyaka » (T. gsang bdag). Rappelons qu'un des titres du Guhya-samāja est le Tathāgata Guhyaka « la Somme des Secrets du Tathāgata ». Les Guhyaka sont des demi-dieux rattachés à Kubera, le dieu des richesses, un autre grand général des yakṣa. C'est comme si pour le double aspect d'un chef de yakṣa il fallait deux dieux : un qui détourne et subjugue le mal, puisque toutes les forces maléfiques sont sous ses propres ordres, et l'autre qui distribue la prospérité. Les rituels qui leur sont adressés (avec des offrandes de rançons (T. glud, gtor ma) sont des véritables négociations, et l'on négocie directement avec leur chef, même si un subalterne est responsable pour les maux infligés.
Rappelons encore que Buddhaśrījñāna dans sa recherche de la Mahāmudrā, reçoit un rituel de Kubera (alias Jambhala) de sa mudrā, et qu'il existe un lien très proche entre les pratiques yakṣa et la Mahāmudrā ainsi que le Dzogchen. C'est le "lien" entre les (huit) accomplissements (S. siddhi) mondains et l'unique accomplissement suprême, entre la prospérité (S. abhyudaya) et le bonheur définitif (S. niḥśreyas)[4], entre la terre et le ciel. Les bodhisattvas et les églises n'ont-ils pas besoin de fortune pour accomplir leur mission altruiste ?... Ainsi, c'est par exemple dans le rituel de Nīlāmbaradhara Vajrapāṇi (T. gnod sbyin gyi sde dpon chen po lag na rdo rje gos sngon po can gyi sbyor ka chen po'i cho ga), que l'on trouve la formule prototype de Dzogchen "rdzogs pa'i rdzogs pa".
Il est fait référence à l'appartenance yakṣa de Vajrapāṇi dans le chapitre Trailokyavijaya-mahāmaṇḍala du Sarvatathāgata-tattvasaṁgraha. C’est dans ce texte, où Vajrasattva intervient pour la première fois comme la divinité centrale, qu’a lieu l’altercation entre Vajrapāṇi et Maheśvara.[5]
Le mantra auquel fait référence C.M. Pleyte se trouve dans le (T. gnod sbyin gyi sde dpon chen po lag na rdo rje gos sngon po can gyi sbyor ka chen po'i cho ga S. Mahāyakṣa Senāpataye nīlāmbaradhara Vajrapāṇi mahāgana vidhi, Réf. otani beijing : 3022). C’est un texte (qui fait partie de tout un cycle sur Vajrapāṇi) attribué au grand acarya Bhava (?) et traduit en tibétain par le Bhikṣu Tshul khrims gzhon nu[6]. C’est dans le même texte que nous trouvons une référence à « l’aboutissement de la perfection » (T. rdzogs pa’i dzogs pa). Cette manifestation de Vajrapāṇi a pour particularité de porter des vêtements foncés/bleus (T. lag na rdo rje gos sngon po can S. nīlāmbara). Le terme « vêtements d’azur » peut aussi signifier « nu » ou encore le « ciel ». Cette tradition de Vajrapāṇi semble aussi être connue sous le nom ('gro bzang lugs). Son partenaire de danse est la déesse de la danse (T. gar (mkan) ma S. Nirti). Le monde pur qui lui est associé est Le champs aux « feuilles de saule » (T. lcang lo can S. kuṇḍalaka), où « feuilles de saule » peuvent signifier également les cheveux nattés des yogis. Il se trouve que c’est aussi le monde pur de Vajradhara, ce qui confirme leur identité.
En tant qu’ancien chef des êtres mythologiques que sont les vidyādhara, il est le premier vidyādhara (T. rig 'dzin) dans la transmission du « Dzogchen ». Garab Dordjé, qui est considéré être à l’origine de la transmission humaine, « horizontale », avait reçu celle-ci directement de Vajrasattva et Vajrapāṇi. Ainsi, Garab Dordjé sera le premier vidyādhara humain, qui aurait eu pour disciple Mañjuśrīmitra (T. 'jam dpal bshes gnyen), et celui-ci aurait eu pour disciples Buddhaśrījñāna et Buddhaguhya.
Dans son activité de subjugation, Vajrapāṇi sera plus tard aidé de deux acolytes avec lesquels il forme le groupe de trois divinités de Vajrapāṇi (T. mkhan chen phyag rdor ba'i lha gsum). Ses acolytes sont : Hayagrīva (T. rta mgrin) et l’oiseau Garuḍa (T. bya khyung). Le culte de Hayagrīva fut officiellement introduit au Tibet par Atiśa, bien que la tradition des termas avance une introduction antérieure.
J’ai déjà eu l’occasion de mentionner les Cinq Chroniques (T. bKa’thang sde lnga), qui sont un texte terma redécouvert par Orgyen Lingpa (né en 1323). Il est également celui qui avait redécouvert la Chronique de Padma, traduit en français en Dict de Padma (T. Pad+ma bka’ thang), texte important pour la légende et le culte de Padmasambhava. Le Dict de Padma contient un exemple de conversion particulière. Les 24 territoires (S. pīṭha) sont contrôlés par les dieux et démons (S. vighna) sous les ordres de Rudra en faisant souffrir les habitants. Rudra, résidant à Pretapuri, doit être converti pour que la doctrine bouddhique puisse se répandre. Evidemment, Vajrapāṇi sera de la partie. Ce sont Hayagrīva et Vajravārāhi, le cheval et le sanglier, qui sont chargés de cette mission par la congrégation de bouddhas. Hayagrīva pénètre par la "porte du bas" de Rudra, jusqu’à ce que sa tête de cheval sorte par le sommet de la tête de Rudra. Les bras et les jambes de Rudra s’étendent. Vajravārāhi pénètre par le bhaga (vagin) de sa compagne (Umā[7]), et sa tête de sanglier sort du sommet de la tête de la compagne. L’union (T. zhal sbyar) de "Cheval" (Hayagrīva) et de "Cochon" (Vajravārāhi) donne naissance à une manifestation de Vajrapāṇi portant le nom Bhurkumkuta (T. rta phag zhal sbyar dme ba brtsegs pa[8] bskrun %[9]). Le culte de Vajravārāhi (Kubjikā) est cependant apparu après l'époque du roi Khri srong lde btsan.
Hayagrīva et Vajravārāhi (T. ta pag yi shin nor bu).
Les Annales bleues, qui rapellons-le datent de 1476 donc après l’émergence de la légende et du culte de Padmasambhava (14ème s.), mentionnent comment Padmasambhava aurait donné au roi Khri srong lde btsan l’initiation de Vajrakīla (S. Vajrakīlayamūlatantrakhaṇḍa T. rdo rje phur pa rtsa ba’i rgyud kyi dum bu KG. 439), divinité de type Garuḍa, et d’Hayagrīva. Le roi aurait surtout aimé pratiquer Hayagrīva[10].
Vajrapāṇi-Burkhumkuta
Petit clin d'oeil en guise de PS : Au royaume de Gandhara sous influence hellénistique, Vajrapāṇi avait pris les traits de Zeus (le porteur de foudre (vajra)) ou de Heracles. Peut-être une forme appropriée pour son retour en Europe ? Ci-dessous Vajrapāṇi en compagnie du Bouddha (Gandhara, 2ème siècle)
MàJ31082013 Article en allemand, université de Vienne
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[1] Bijdrage tot de Kennis van het Mahāyāna op Java by C. M. Pleyte. Critique parue dans le Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain & Ireland Par Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, p. 557.
[2] Eine tibetische lebensbeschreibung des Çākyamuni's, des begründers des Buddhatums
[3] Stang tabs = mouvement de bras et de jambes, lag stabs = mouvemnt de main, rkang stabs = pas de jambes
[4] Voir la La précieuse guirlande des conseils au roi de Nāgārjuna (S. Rājaparikathāratnamālī T. rgyal po la gtam bya ba rin po che’i phreng ba). Dans le classement des neuf véhicules, il y a un véhicule spécifique dédié à ce de type de tantras pratiques (abhyudaya-tantras).
[5] Buddhism, p. 198
[5] Iconography of the Buddhist Sculpture of Orissa: Text Par Thomas E. Donaldson 215
[6] The biographies of Rechungpa: the evolution of a Tibetan hagiography Par Peter Alan Roberts,Oxford Centre for Buddhist Studies, p. 100, mentionne un Tshul khrims gzhon nu, alias Kumaraśīla, qui aurait traduit sept œuvres sur Vajrapāṇi avec Karmavajra.
[7] Durgā-Pārvatī, épouse de Śiva-Maheśvara
[8] sme ba brtsegs pa = Bhurkumkuta. Bhurkumkuta (Skt.; Tib. Metsek; Wyl. sme brtsegs) - a wrathful form of Vajrapāṇi featured in the practice of Removing All Defilements of Samaya (Damdrip Nyepa Kunsel).
[9] ISBN 7-5409-0026-1, édition sri khron mi rigs dpe skrun khang, 1987, PKT p. 51. Traduction française de Gustave-Charles Toussaint, Editions orientales, Paris, pp. 38-39
[10] (Roerich, 1995), p. 105-106
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