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mercredi 5 décembre 2012

Entre le yoga et l'alchimie



La Maitrāyanī upaniṣad[1] semble être partiellement en dialogue avec un bouddhisme, et assez tardif. Le dialogue se passe entre le sage Śākyāyana et le roi Brihadratha du clan d’Ikṣvāku (« canne à sucre »). Dans les Purāṇa, la dynastie d’Ikṣvāku est celle des grands figures mythologiques et historiques. Le prince Rama en fait partie, tout comme le bouddha Gautama et son fils Rahula selon les bouddhistes. Au début du dialogue, le roi Brihadratha[2] semble partir d’un point de vue plutôt bouddhiste. Marqué par le caractère transitoire des choses, il demande au sage de le sauver. Celui-ci va lui enseigner que l’Atman est son propre soi. – De quel soi parles-tu, ô vénérable ? demande le roi, qui dans son milieu avait dû entendre plutôt parler d’une absence de soi (P. anatta). Le sage Śākyāyana lui enseigne alors la doctrine du sage Maitrī, l’Amical, « l’auteur du Maitrayani Samhita, auquel est adjointe la Maitrāyanī upanishad ; il fonda une nouvelle école (Shakha) du Krishna Yajur Véda, le Maitrāyana qui est l'une des six écoles védiques du Yajur Véda toujours existantes de nos jours. »[3] Le message principal de cette upaniṣad ce sont « les concepts d'Atman et de Brahman, la primauté du Prana dans l'éveil de la conscience, et la fonction réunificatrice du Pranava Om ». Elle enseigne un yoga à six branches.

Le Soi dont parle Shakayanya, qui suit le sage Maitrī, est « l’Immortel, le Sans-peur, Brahman », que l’on peut atteindre en s’appuyant sur le souffle (prāṇa). Cette science de Brahman (brahmavidyā) est la gnose de toutes les upaniṣad telle qu’elle fut élucidée par le vénérable Maitrī. Elle enseigne ainsi le Soi, l’Immortel, le Sans-Peur, le Brahman :
« 4. "Celui qui est réputé éminent et transcendant la vie dans le monde, se tient comme les ascètes, au-dessus et par-delà les impressions sensorielles; c'est lui qui est pur. immaculé, qui est vacuité (shunya), qui est paisible, dont le souffle est imperceptible, qui est dénué du sens de l'ego, infini, impérissable, stable, éternel, non-né, libre, établi en sa propre majesté, et c'est lui qui emplit ce corps-ci de conscience, le fait se tenir debout, est celui qui l'anime."
5. "Certes, cet Etre subtil, insaisissable, invisible, qui est appelé le Purusha, dépose une parcelle de lui-même dans ce corps à son insu, de même que dans le cas d'une personne endormie, l'éveil se prépare à son insu. Mais cela, qui est également ce pur esprit, présent en tout homme, est le connaisseur du champ (kshetrajna), qui se fait connaître au moyen de la pensée (manas), de la discrimination (buddhi) et du sens de l'ego (ahamkarà), de même que Prajapati se fait connaître sous le nom de Totalité universelle (viśvā). Et c'est à travers lui (Prajapati) en tant que conscience, que ce corps est empli de conscience, se tient debout et est animé." » 
L’Etre subtil anime le corps comme Prajapati, l’Homme cosmique résidant au sein du soleil, anime l’univers à l’aide de cinq souffles (prāṇa). En se divisant en cinq souffles, Prajapati « se dissimula dans la cavité du cœur (hridaya guha) »[4], véritable centre de l’espace, tout en se manifestant en toute chose, comme il ressort de l’Hymne à l’Etre universel.[5] C’est à ce Seigneur de la Totalité que s’adresse le culte, le sacrifice intérieur. Tout ce qui est ingéré ainsi que toutes les jouissances lui sont destinés.
« Comme un souffle de vie, comme un feu, l’Atman suprême
Repose en moi sous forme de cinq souffles,
Lui, qui consomme tout, qu’il soit satisfait,
Et qu’il satisfasse l’univers entier. »[6]
Ce Seigneur, qui est le conducteur du chariot, le corps, et qui en tient les rênes réside dans le cœur. Et c’est là, que le yogi, le roi Brihadratha dans ce cas, peut s’unir à lui à l’aide d’un sextuple yoga[7] ainsi que par l’offrande au feu (hotra, homa) intériorisée ou spiritualisée dans un sacrifice offert au feu (digestif) du prāṇa (prāṇāgnihotra).

Tournons-nous vers le taoïsme. « Le Tao a engendré l’Un, l’Un a engendré le Deux, le Deux a engendré le Trois, le Trois a engendré dix mille êtres. »[8] Le souffle primordiale n’a qu’une nature, dont le Ciel et la Terre (yin et le yang) sont deux fondements, dont l’harmonie fertile est le Trois, l’Homme, le monde défini. Le yin céleste est ombre, froid, repos, mort, féminité et contraction et le yang terrestre lumière, feu, vie, masculinité et expansion. Deux forces opposées, deux souffles.
« Le yin et le yang se transformèrent et formèrent les Cinq Agents qui sont le Bois, le Feu, le Métal, l’Eau et la Terre. On les appelle aussi les Cinq Souffles. »[9] La théorie des Cinq Agents rend compte de la croissance et de la décroissance des êtres et des choses. Chaque Agent est susceptible d’être « conquis » ou détruit par celui qui est plus fort que lui : le Bois par le Métal, celui-ci par le Feu ; ce dernier par l’Eau et celle-ci par la Terre, que le Bois peut vaincre (cet ordre de destruction se trouve à partir de l’ordre d’engendrement en sautant une « génération ». [10] Les cinq Agents sont divinisés sous diverses formes. 


L’œuvre alchimique taoïste reproduit à l’intérieur du corps, le processus cosmique de l’Homme, produit du Ciel et de la Terre. Le candidat à l’immortalité reconstitue à cet effet un athanor, un fourneau à combustion lente, dans lequel est cuit l’élixir de l’immortalité (amṛta, soma) à partir de cinq ingrédients associés aux Cinq Agents. Le corps alchimique reproduit le cosmos tripartite (Ciel, Terre, Homme) et se divise en trois « champs de cinabre », le Ciel en haut, la Terre, contenant la force vitale, en bas et l’Homme, l’Harmonie centrale ou le Cœur vide, entre les deux.
« Ces champs de cinabre gouvernent les vingt-quatre souffles du corps qui correspondent aux vingt-quatre « souffles » de l’année (un par quinzaine) et aux vingt-quatre constellations zodiacales. Ils témoignent dans le corps de la présence des trois Seigneurs énonciateurs des Textes sacrés avant la formation du monde. »[11] 
Ce corps cosmicisé est habité par les même dieux que ceux « à l’extérieur ». Les esprits du corps sont des gardiens qui doivent fermer les orifices du corps « par où s’engouffrent des souffles mortels et peuvent s’échapper les esprits, afin d’en faire un athanor étanche, un monde clos qui est à la fois leur réceptacle  leur demeure, le lieu et la matière de l’œuvre de raffinement à laquelle procède l’adepte. »[12]

L’élixir d’immortalité (amṛta, soma) produit ainsi, ou par un autre des trois procédés[13], est destiné au Ciel. 
« Il s'agissait d'éviter que l' "essence" ne s'échappe à l'occasion des rapports sexuels et de la faire circuler mêlée au souffle pour la conduire du champ de cinabre inférieur au champ de cinabre supérieur, c'est-à-dire dans le cerveau qu'elle devait "réparer" ».[14]
Dans la Maitrāyanī upaniṣad, Śākyāyana disait : « Celui qui, sans immobiliser son souffle (prāṇa), le dirige vers le haut, le laisse s’échapper sans pourtant qu’il s’échappe, fait se dissiper les ténèbres – c’est l’Atman, le Soi. »[15] L’Immortel. 

Le Tibet (qui a ses propres pratiques d'alchimie intérieure), situé entre l’Inde et la Chine, comme l’Homme entre le Ciel et la Terre, est à la croisée de ces deux grandes cultures, et subissait directement l’influence des deux. Entre le yoga, qui signifie « effort », et l’Œuvre, autrement dit l’alchimie, tant appréciée par les siddha.


***

Illustrations : gravure du Manuel d'alchimie intérieure (Hsing-ming-kouei-chih), Bibliothèque Nationale de Paris

[1] Cette Upanishad est apparue sous de nombreux titres : Maitrayana-Brahmaya Upanishad, Maitrayana-Brahmana pour Max Müller, Maitri, Maitrayana ou Maitrayani.

[2] Il y a un roi légéndaire, aussi nommé Maharatha, qui est considéré comme le fondateur de la dynastie Barhadratha dynasty, la plus ancienne de Magadha. Sinon, le dernier roi de la dynastie Maurya (celle d’Asoka), Brihadratha Maurya, avait regné de 187 à 180 avant J.C.

[3] Les 108 upaniṣad

[4] Les 108 upaniṣad traduits par Martine Buttex, p. 411

[5] 108 upaniṣad, p. 414. Comparer avec l’Hymne au dharmadhātu attribué à Nāgārjuna

[6] 108 upaniṣad, p. 418

[7] Contrôle du souffle, retrait des sens, méditation, concentration, maîtrise du mental et immersion extatique (108 upaniṣad, p. 421). Ce sont sensiblement les mêmes branches que celles de la phase d’achèvement (T. rdzogs rim) du Kālacakra (T. sbyor ba yan lag drug), à savoir 1. retrait des sens (S. pratyāhāra T. sor sdud), 2. méditation (S. dhyāna T. bsam gtan), 3. contrôle du souffle (S. prāṇāyāma T. srog rtsol), 4. concentration (S. dhāraṇā T. 'dzin pa), 5. maîtrise du mental (S. tarka) (dans le Kālacakra  S. anusmṛti T. rjes dran) et 6. immersion extatique (S. samādhi T. ting nge 'dzin). Je reprends ici les traductions de Martine Buttex.

[8] Lao Tseu, chapitre 42

[9] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 164 citant YJQQ 55.1b (Yun ji qi qian, Commentaire sur les écritures de l’emperuer jaune)

[10] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 166

[11] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 234

[12] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 235

[13] 1. Le « cinabre intérieur » (nei-tan), 2. Le « cinabre extérieur » (Wai-tan) et 3. « la pratique de la Chambre à coucher » (Fang-tchong).

[14] Le taoïsme religieux, Max Kaltenmark, Histoire des religions**, p. 1237

[15] Maitrī upaniṣad dans Les 108 upaniṣad traduits par Martine Buttex, p. 409

dimanche 15 juillet 2012

Baratter du logos, ou la production laitière du bonheur




Les recueils ou « trésors » de distiques (S. dohākoṣa T. do ha mdzod) sont devenus un véritable genre au Tibet. Le dohā est un mètre, un « type de vers caractérisé par le nombre et la nature des pieds »[1]. Le dohā est dérivé, selon M. Jacobi, du mètre dohdaka. Shahidullah[2] observe que généralement le mètre dohā (–vv, –vv, –vv, v || –vv, –vv, –v) est dérivé du mètre dvipathā, mais que le mètre dodhaka donne une meilleure dérivation et en même temps indique la source du mètre dohāTāranātha (1575-1634) écrit :
« Certains traduisent « doha » par « vers » ou « stances » (S. gāthā, śloka). D’autres par « impérissable » ou « illimité » (T. mi zad pa S. akṣaya, aparyanta). Sakya Pandita a dit à ce sujet : « Le terme indien ‘doha’ signifie en tibétain ‘libre, et sans artifice’ ». On pourrait donc traduire par « vers spontanés ». De nombreuses [sources] tibétaines anciennes expliquent que [doha] a le sens de « remplir ». Ainsi, Seigneur gzhon nu dpal du monastère de rtse thang[3] a écrit le raisonnement (sādhaka) suivant : « Le terme indien ‘duha’ signifie ‘traire’. ‘du’ [signifie] aller en paire (T. dor ‘gro ba), dans le sens d’augmenter. Par exemple remplir un récipient en tirant beaucoup de lait. » C’est conforme au sens de ‘uṅṭara’ ??? (T. ung Ta ra[4]) qui confond les gens et notamment, à partir de son sens de remplir et de traire, qui a dû progressivement être mésinterprété (T. log tu sgrub). C’est tellement recherché que cela en devient incorrect et me semble devoir être laissé de côté. ‘Koṣa’ signifie trésor. Voici le sens du titre [dohākoṣa]. » [5]
Le véritable sens de « dohā » s’est donc perdu au Tibet avec le temps. Mais les significations de « remplir » et « traire » laissées de côté par Tāranātha restent intéressantes.

Le mot ‘doha’ vient de la racine ‘duh_’ qui signifie « qui tire profit de — m. traite, extraction; lait; avantage, gain; succès ». On y retrouve quasiment toutes les significations de l’explication de Tāranātha. Les dohākoṣa sont considérés comme des chants spontanés de réalisation, comme on les retrouve par exemple chez le poète tibétain Milarepa. Les tantras comme par exemple le Hevajra Tantra enseigne des observances (S. caryā) qui comprennent des chants et des danses comme une expression de joie (chapitre I.6 :10, ou II.4). Quand les chants sont réussis, on devrait entendre le cri de l’oie sauvage, le bourdonnement d’une abeille ou à distance le son d’un chacal.[6] On pourrait conjecturer que le fait d'entendre un « bourdonnement » (S. praṇava) indiquerait que le chant et la façon de laquelle il fut chanté, serait entièrement en accord avec le son primordial, ou s'y résorbe. Évidemment, dans la vie de Marpa, quand celui-ci vient de terminer sont chant, on entend le chacal ainsi que toutes sortes de bruits.[7] Il n’est pas impossible que la collection de chants de Munidatta portant le titre « Caryāgīti », traduite par Per Kvearne, étaient destinés à être chantés lors de banquets. Le commentaire indique un rāga pour chaque chant.[8]

Cette notion de chants de réalisation spontanés vient sans doute de l’idée que les siddhas devaient s’abreuver à la même source que les visionnaires védiques (S. ṛṣi) et qu’ils recevaient les mêmes grâces. Les éclairs d’intuition (S. dhī), au-delà de toute perception empirique, qu’eurent les visionnaires védiques, et les visions (S. dhīḥ) qu’ils reçurent ainsi sont souvent comparées par ceux-ci à une vache. Indra et Varuṇa sont comparés aux deux taureaux d’une vache, amateurs de dhīḥ et fertilisant et générant la Parole divine. Les hymnes que chantèrent les visionnaires inspirés par leur vision gonflent, comme les pis d’une vache laitière se gonflent de lait, jusqu’à atteindre les dieux immortels, leur rapportant ainsi des centaines de richesses variées.[9]

Le nectar d’immortalité (S. a-mṛta T. bdud rtsi) est à la fois l'immortalité que le nectar (S. soma) qui rend immortel les dieux qui le consomment. Toute offrande faite aux dieux dans des rituels de sacrifice devient le breuvage sacré "soma". Les rétombées du soma offert ne rendent pas immortels, mais leur donnent une longévité (S. viśvāyus) et pleins d’agréments ici et maintenant.

Dans le bouddhisme mahāyāna, le Seigneur de la Parole (S. vag-iśvara T. ngag gi dbang phyug) est Mañjuśrī, dont la syllabe-germe est dhīḥ (voir l'illustration) également la syllabe-germe de la perfection de la lucidité (Prajñāpāramita). Le mantra associé est Oṃ arapacana dhīḥ. La lettre oṃ correspond au son primordial et pour fonction de rectifier l’énonciation du mantra. Jayarava a expliqué sur son blog qu’arapacana est le nom de l’alphabet (peut-être imaginaire), mentionné dans le Sūtra de la Perfection de la lucidité en 25.000 lignes (Pañcaviṃśatisāhasrikā Prajñāpāramita Sūtra). Il s’agit tout simplement des premières lettres de cet alphabet. Jayarava explique que selon ce sūtra :

"A conduit au savoir que toutes les choses sont non-produites (Anutpannatvād) depuis l’origine ;
RA conduit au savoir que toutes les choses sont libres de passion (RAjas) ;
PA conduite au savoir que tous les dharma ont été exposés selon leur sens ultime (PAramārtha) ;
CA conduit au savoir que la déchéance (Cyavana) ou la naissance de toute chose est insaissable puisqu’elle ne déchoit ni ne naît
NA conduit au savoir que, bien que les noms (ma) de toutes les choses se soient évanouies, que la nature propre derrière ces noms ne s’acquièrt et ne se perd pas."

Le mantra se termine par la syllabe dhīḥ qui est répétée jusqu’à ce que l’on n’ait plus de souffle. Ou jusqu’à ce que l’éclair de l’intuition ne jaillisse...
Mañjuśrī est d'ailleurs souvent représenté comme un jeune homme de seize ans assis sur un large lotus blanc se dressant au-dessus de l'océan de lait. L'océan de lait qu'il faut baratter pour en extraire le beurre, le nectar d'immortalité, le dhīḥ, la conscience éveillée (S. bodhicitta)...

Shantideva donne un autre exemple :


Fin de chapitre 3 du Bodhicaryāvatāra

28. Comme un aveugle trouve un joyau (S. ratnam) dans un tas d’ordures,
Je ne sais pas comment, la conscience éveillée (S. bodhicitta) est née en moi.
29. Elle est l'élixir de jouvence (S. rasāyanam) qui détruit la mort (S. mṛtyu) du monde
Elle est le trésor inépuisable (S. akṣayam) qui élimine le sens de manque du monde.
30. Elle est le meilleur remède pour guérir la maladie du monde
Elle est l'arbre qui abrite le monde, lassé d’errer sur les chemins du devenir
31. Elle est le pont qui permet à tous les êtres de traverser les mauvaises destinées
Elle est la lune de la conscience réfléchie[10] (S. citta) qui se lève pour rafraichir l'ardeur des passions (S. kleśa) du monde,
32. Elle est le grand soleil (S. mahāravi) qui chasse (S. prot sāraṇa) les ténèbres (S. timira) de la non-reconnaissance (S. ajñāna) du monde
Elle est l'essence du beurre que l'on extrait en barattant le lait du Dharma authentique (S. saddharma)
33. À tous les gens du monde voyageant[11] sur les chemins du devenir et qui désirent le bonheur (S. sukha)
C'est elle [la bodhicitta] qui leur permettra de s'approcher (S. upasthita) de la grande distribution de bonheur (S. sukhasattram[12]), où ce sont les êtres qui sont comblés comme invités de marque
34. Aujourd'hui, devant tous les Protecteurs, c'est à l'éveil (S. sugatatvena) que j'invite les êtres,
Et, en attendant, au bonheur. Que les dieux et les asuras s'en réjouissent !

***

[2] P. 62
[3] Je ne sais pas s’il s’agit de 'gos lo tsA ba gzhon nu dpal (1392 - 1481), qui avait en effet étudié à Tsethang. « Tsetang (aussi Tsedang ou Tsethang; z: Zêtang) est un village situé à 159 km au sud-est de Lhassa dans la région autonome du Tibet en Chine. Tsetang fut la capitale de la dynastie Yarlung et, comme telle, un endroit de grande importance ». http://lecenacle.forum-actif.net/t1774p495-himalaya
[4] Peut-être : Und und v. [7] pr. (unatti) pp. (unna, utta) abs. (-udya) mouiller, arroser; jaillir, couler; être humide || lat. unda; slave voda; ang. water; all. Wasser; fr. onde. Ou encore unnaddha [pp. unnah] a. m. n. f. unnaddhā lié | délié; illimité; démesuré, excessif; arrogant.
[5] Collected works of Taranatha (blocks preserved in the library of the stog palace in Ladak, 1985, vol. 9 pp. 931-990), commentaire du doha du mahasiddha Krsnâcarya p. 848, (bibliothèque du Collège de France). [848 :3] :Do ha ni ‘gyur byed ‘ga’ zhig gis tshigs su bcad pa dang*/ kha cig gis mi zad pa ces par bsgyur zhing*/ sa skya paṇḍita’i zhal na re/ rgya skad do ha zhes bya ba// bod skad lhug pa ma bcos pa// ces gsungs pa ltar yang yin te// don shugs ‘byung gi tshig ces bya’o// bod rnying mang po [849] zhig/ gang ba’i don du ‘chad pa la// rtse thang pa rje gzhon nu dpal pas ni sgrub byed ‘god de/ rgya skad la/ do ha ‘jo ba la ‘jug/ du dor ‘gro ba ni chen por song ba’i don yin pas/ ‘o ma lta bu mang du bzhos pas snod gang lta bu’o/ zhes ‘chad kyang*/ ud-ta ra’i bshad pa bzhin du/ gzhan dag mgo rmongs byed du ‘dug pa dang*/ khyd par du yang*/ gang ba’i don ‘jo ba nas rim pas skor log tu sgrub dgos pa ha cang thal zhing mi ‘grigs bzhin du sgrigs pa ‘phongs pa’i rgyu kho nar snang ngo// ko ṣha ni mdzod do/ de ltar na mtshan gyi don no/
[6] « The call of a swan and the hum of a bee is to be heard after the song is over. In the outer garden of the assembly ground the sound of a jackal should also be noted. » (S. rutaṃ haṃsasya bhṛṃgasya śūyate gītaśeṣateḥ/ gomāyor api śabdañ ca bāhyodyāne tu lakṣayet//). The Concealed Essence of the Hevajra Tantra, G.W. Farrow et I. Menon p. 210
[7] Marpa, maître de Milarepa, sa vie, ses chants, traduit par Christian Charrier p. 142
[8] Caryāgīti, Per Kvearne, p.8
[9] Rig-Veda2.2.9 evÁ  no  agne  amRteSu  pUrvya  dhÍS  pIpAya  bRháddiveSu  mÁnuSA/ dúhAnA  dhenúr  vRjáneSu  kAráve  tmánA  shatínam  pururÚpam  iSáNi// C’est le dieu Agni, du sacrifice, qui est adressé dans ce passage. 

[10] La lumière du soleil éclaire la lune qui réfléchit une lumière indirecte, qui a pour effet de rafraichir.
[11] Jana = gens, sārtha = caravane
[12] T. nyer gnas = S. upasthitaṃ. Un sattra est un grand rituel védique, une série d’oblations à Soma, qui pouvait durer de 13 à 100 jours. Ce terme signifie aussi un refuge, un asile. Shantideva procède à une substitution systématique de tous les rituels (védiques et autres) effectués pour obtenir des faveurs et de retombées de soma, par la seule bodhicitta comme panacée. Même le plus grand rituel védique, le sattra, qui durait une grande partie de l’année et qui comportait la distribution d’aumônes. Ce ne sont pas les dieux à qui les oblations de soma sont adressées en leur qualité d’invités de marque, mais ce sont désormais les êtres qui sont les invités de marque (T. 'gro‘ chen) à qui ce bonheur est présenté, comme le résultat de la conscience éveillée/soma. Cut out the middleman. Qu’en diront les dieux ? Eh bien, qu’ils s’en réjouissent !     
Voir aussi par exemple L'ordre Des Mots Dans L'aitareya-brahmana 

Texte tibétain Shantideva

Fin de chapitre 3 du Bodhicaryāvatāra

28. long bas phyag dar phung po las//
ji ltar rin chen rnyed pa ltar//
de bzhin ji zhig ltar stes nas//
byang chub sems 'di bdag la skyes//
29. 'gro ba'i 'chi bdag 'joms byed pa'i//
bdud rtsi mchog kyang 'di yin no//
'gro ba'i dbul ba sel ba yi//
mi zad gter yang 'di yin no//
30. 'gro ba'i nad rab zhi byed pa'i//
sman gyi mchog kyang 'di yin no//
srid lam 'khyams shing dub pa yi//
'gro ba'i ngal bso'i ljon shing yin//
31. 'gro ba thams cad ngan 'gro las//
sgrol bar byed pa'i spyi stegs yin//
'gro ba'i nyon mongs gdung sel ba'i//
sems kyi zla ba shar ba yin//
32. 'gro ba'i mi shes rab rib dag//
dpyis 'byin nyi ma chen po yin//
dam chos 'o ma bsrubs pa las//
mar gyi nying khu phyung ba yin//
33. 'gro ba'i mgron po srid pa'i lam rgyu zhing //
bde ba'i longs spyod spyad par 'dod pa la//
'di ni bde ba'i mchog tu nyer gnas te//
sems can 'gron chen tshim par byed pa yin//
34. bdag gis de ring skyob pa thams cad kyi//
spyan sngar 'gro ba bde gshegs nyid dang ni//
bar du bde la mgron du bos zin gyis//
lha dang lha min la sogs dga' bar gyis//

mardi 8 novembre 2011

Le phénomène siddha



Le nom « siddha » (T. grub thob), qui signifie « être parfait ou être réalisé » a son origine dans les êtres semi-divins qui, ensemble avec les vidyādhara (T. rig ‘dzin) peuplaient un monde (S. siddhaloka) très éthéré, qui était à l’abri de la dissolution cyclique (S. pralaya). Ils connaissaient le secret de l’immortalité, c’est-à-dire qu’ils connaissaient la recette du nectar qui rendait immortel (S. amṛta T. bdud rtsi), l’objet très convoité dans la bataille entre les dieux et les demi-dieux ou titans. L’immortalité et les pouvoirs (S. siddhi) des siddhas et des demi-dieux étaient à leur tour convoités par les humains, qui cherchaient à devenir immortels ainsi que la maîtrise sur le monde. Le monde dont le contrôle passe par la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.

Initialement, les sectes des renonçants (S. saṃnyāsin) cherchaient à se délivrer de ce monde en lui tournant définitivement (P. nibbana) le dos. Puis, avec la découverte de la vacuité, de l’indissociabilité de l’Errance (S. saṁsāra) et de la Quiétude (S. nirvāṇa), est né l’idéal du bodhisattva, qui restait impliqué dans le monde afin d’aider les autres êtres à s’en délivrer. Le monde est un bourbier, et pour avoir une quelconque efficacité il faut mettre les mains dans le cambouis, mais tels des lotus poussant dans la fange en gardant la tête hors de l’eau, les bodhisattvas grâce à l’habileté dans les moyens (S. upāyakauśalya T. thabs la mkhas pa), étaient capables d’utiliser les moyens du monde sans s’y enfoncer. Si l’efficacité dans le monde est à tel prix, va pour la science, le pouvoir, l’argent et le sexe.

C’est ainsi qu’au sixième siècle de notre ère, des chercheurs de diverses origines (bouddhistes et non bouddhistes) ont commencé à s’inspirer de l’exemple des siddhas mythologiques. La science (celle d’avant sa séparation de la magie et de la religion) était la clé du monde, et elle était en possession des demi-dieux. Les asura (demi-dieux) étaient tenus responsables de certains maux qui frappaient l'humanité. Mais comme dit un adage paysan français "Qui peut le mal, peut le bien". D'autant plus que la mythologie indienne enseigne que les asura avaient accès au soma, le nectar d'immortalité. On voit donc progressivement apparaître toutes sortes de candidats-siddas. Ainsi, les adeptes de Śiva dans le Deccan étaient appelés "Māheśvara Siddha", les alchimistes à Tamil Nadu "Sittar", les bouddhistes tantriques au Bengal "Mahāsiddhas" ou "Siddhācārya", les alchimistes moyenageux "Rasa Siddha" et un groupe spécifique au nord de l'Inde les "Nāth Siddha". Les Rasa Siddha et les Nāth Siddha entretenaient également des relations avec "la transmission occidentale" (S. paścimāmnāya), une secte śākta qui pratiquait le culte de la déesse Kubjikā.[1] C'est dans ce melting-pot de siddha que les tantras, non-bouddhistes et bouddhistes, ont trouvé leur inspiration. Au niveau des idées, ce sont notamment les sectes Kāpālika, Kaula et Lakulīsha Pāshupata qui avaient la plus grande influence sur les pratiques des siddha bouddhistes pendant l'essor des tantras.[2]

Au départ, l’idéal du siddha et de la recherche de l’immortalité colle très près à l’idée mythologique d’un nectar « potion », et les aspirants siddha cherchent une substance mère (S. rasa[3]) qui les rendra immortels. Ils disposaient en gros (et en ordre chronologique) de trois axes pour arriver à l’objectif de l’immortalité qu’ils s’étaient posé : l’alchimie externe (T. gser 'gyur), l’alchimie « génétique » (S. bindu-sādhanā T. thig le sgrub pa[4]) ou rasāyana (T. bcud len) ainsi que le yoga (notamment le haṭha-yoga) et la pratique de formules magiques (mantras) pour contrôler les puissances féminines. L’univers que l’on cherchait à contrôler était considéré comme un corps, et plus précisement comme le corps de l’épouse (S. śakti) de Śiva ; le corps de sa propre épouse, voire la femme intérieure (kuṇḍalinī/avadhūta). Dans le tantrisme, le macrocosme et le microcosme partagent la même origine et la même nature, voire la même essence (rasa ou tattva).

L'objectif que tous les siddha ont en commun c'est la recherche de l'immortalité à travers la culture d'un corps immortel (S. kāya sādhana), en le dématérialisant et en le spiritualisant. Les siddhas étaient étroitement associés avec l'école de l'alchimie (S. rasāyana T. bcud len). Des textes médicaux indiens anciens font référence à la possibilité d'atteindre la perfection (S. siddhi) en rendant le corps éternel à l'aide de la substance "rasa", la matière première la plus pure de l'existence et détentrice de vie. Les siddhas alchimistes (rasa siddha) essayaient de rendre le corps immortel à l'aide de substances chimiques minérales. Le mercure était considéré comme la sémence de Śiva et le souffre comme le sang utérin de la Déesse, etc. Les siddhas Kaula, plutôt « généticiens », considéraient les substances génétiques (kula) humains comme les essences les plus pures de la manifestation et donc les plus proches du non-manifesté et immortel "divins", source de toute vie et donc de la non-mort. A l'origine, les substances génétiques féminines étaient censées être obtenues directement des déesses telles les yoginī et les ḍākinī[5], mais par la suite des femmes ordinaires, répondant à des caractéristiques spécifiques, étaient utilisées, le tout rituellement encadré. L'école des siddhas Nāth qui était entre autres une réforme de l'école Kaula partait des mêmes bases, mais a poussé plus loin l'intériorisation en utilisant le yoga et des processus chimiques intérieurs psychosomatiques. Ce système psycho-chimique spécifique au nāthisme est le haṭha yoga.

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Illustration : Hermès Trismégiste de Maier Symbola aurea mensae, Francfort, 1617.

[1]  The Alchemical Body, David Gordon White, The University of Chicago Press, p. 2
[2] Les attributs des Kāpalakia sont très exactement ceux des 6 ornements ossiares. Ils portent en outre un kapala (calotte cranienne) pour manger et un baton appelé kha.tvā.nga. (Davidson p. 178). La littérature associe les grands boucles d'oreilles, que portait également Maitrīpada, aux sorciers (vidyādhara).
[3] Selon les Vedas, l'élément fluide que l'on retrouve dans l'univers, les sacrifices et les humains. Il est le support de toute vie, voire de l'immortalité, des humains comme des dieux. White p11
[4] Un chapitre des quatre tantra-racine de l’Anuyoga comporte ce terme : Tb.371:  de bzhin gshegs pa thams cad kyi thugs gsang ba'i ye shes don gyi snying po_/_khro bo rdo rje'i rigs_/_kun 'dus rig pa'i mdo;_rnal 'byor bsgrub pa'i rgyud ces bya ba theg pa chen po'i mdo/ Chapter 23, b23, thig le sgrub pa'i le'u zhes bya ba ste nyi shu gsum pa/
[5] En allant dans les haut-lieux (S. pīṭha) śakta, et en récitant les mantras appropriés pour les attirer, toute femme qui se présente devait forcément être une yoginī ou une ḍākinī…