mercredi 29 mai 2019

Combattre le stressisme


D’un côté la cadence et la charge mentale augmentent au travail, on peut être licencié sans motif, et le burn-out (ou ou «syndrome d’épuisement professionnel» ) est reconnu comme une maladie professionnelle par l’OMS, de l’autre côté, on tente par divers moyens de rendre responsable l’individu de l’augmentation de son stress tout en l’invitant de le diminuer par la pleine conscience, le développement de soi, l’altruisme etc.

Avant, au XIXème siècle, on plaçait les individus dans les Workhouses, maintenant ce sont des Workhouses en ligne qui s’emparent des individus. Si le monde du travail est responsable pour la charge mentale et le syndrome d’épuisement professionnel, n’est-il pas plus rationnel (s’il s’agit de rationaliser...) de solutionner le problème en amont ? Au lieu d’enseigner des méthodes de survie et de résilience aux employés, en guise de bouées de sauvetage pour ceux qui réussiront à “s’auto-sauver” et par la même occasion sauver le capitalisme “dérégularisé”.

L’auto-développement et la pleine conscience ont été présentés comme des “remèdes” à la maladie que serait le stress. Dana Becker, l’auteure de One Nation Under Stress, parle du fétichisme du phénomène “stress”. Elle a inventé le terme “stressisme” qui réfère à la croyance actuelle que les tensions de la vie contemporaine sont principalement des problèmes de style de vie individuel[1]. Pour Dana Becker le concept du “stress” obscurcit et cache les problèmes sociaux en les individualisant de telle façon qu’ils pèsent le plus lourdement sur ceux qui ont le moins à gagner du status quo.[2]

Le mouvement de la pleine conscience etc. a intégré aveuglément les prémisses culturelles du “stressisme” et aime se mettre en avant comme un remède scientifique, tout en mettant tout le poids de la guérison de la soi-disante “maladie de penser” de la civilisation moderne sur l’individu. On nous dit qu’en pratiquant la pleine conscience, nous serons en mesure de basculer de notre mode “ d’action frénétique” à un “mode de simple présence”, apprenant ainsi à lâcher prise et à surfer sur des situation stressantes.[3]

Pour montrer que les causes du stress sont des problèmes socio-économiques concrets et identifiables, elle s’attaque à un article dans The New York Times Magazine (d’Andrew Solomon) que “la pauvreté est déprimante”. Selon elle, le problème des pauvres est le manque d’argent, pas le manque de sérotonine. Les jeunes gais ne demandent pas d’alléger leur stress, mais réclament des sanctions sévères pour leurs agresseurs. Dana Becker applique sa logique même, avec précaution, aux états de stress post-traumatique (PTSD), en soulignant que la guerre c’est l’enfer, pas le stress.[4]

Les causes socio-économiques du stress sont multiples. Les inégalités même sont cause de stress[5]...


***

[1] “In fact, Becker has coined the term stressism to describe “the current belief that the tensions of contemporary life are primarily individual lifestyle problems to be solved through managing stress, as opposed to the belief that these tensions are linked to social forces and need to be resolved primarily through social and political means.” The Alternative UK

[2] “But in her book One Nation Under Stress Dana Becker points out that the stress concept obscures and conceals “social problems by individualizing them in ways that most disadvantage those who have the least to gain from the status quo.” The Alternative UK

[3] “Uncritically ingesting the cultural premises of stressism, the mindfulness movement has eagerly promoted itself as a scientific remedy. But the focus is still squarely on the individual who is expected to heal the so-called ‘thinking disease’ of modern civilization. By practicing mindfulness, we are told, we can skillfully switch from our frantic ‘doing-mode’ to a more harmonious ‘being-mode,’ learning to let go and flow with stressful situations.” The Alternative UK

[4] “And Becker is especially adamant that the things we point to as the causes of stress actually stem from identifiable, concrete social or economic problems. She takes to task, for example, Andrew Solomon for writing in The New York Times Magazine that “poverty is depressing.” The issue for the poor is money, not serotonin; gay youth don’t need alleviation from stress, but tough penalties for bullies. She even applies this logic, carefully, to PTSD, making the point that war is hell, not stress. There are 175 ways to diagnose PTSD, and some 20,000 troops in Afghanistan and Iraq were on meds for “temporary stress injuries” and “stress illnesses” by 2008. These men and women may well need help, yet stress, in the end, winds up being a too-easy explanation of why we fight, who does the fighting for us, and how we make sure those fighters are integrated healthfully back into peacetime society.” https://newrepublic.com/article/112589/one-nation-under-stress-dana-becker-reviewed

[5] “Simply being in a society where there's blatant, glaring inequality tends to be a very highly stressful situation, and we see that very visually with the monkeys, because it's so primal, so reflexive, it really captures your attention. But you know what? We're living that. That's what we're seeing in terms of the chronic nature of stress. There's a thing called the Gini Coefficient, which basically measures how much inequity there is in a society. Among wealthy nations, the United States is the highest. Our inequity is similar to countries like Sudan, which are known to have high very unequal distribution of wealth. In the United States, we have that as well, and it's very glaring in people's face. And that is probably what is in part driving the stress levels as well.” Dr. Sanjay Gupta on how income inequality is making us stressed out Alli Joseph, 24 mars 2019.

mardi 28 mai 2019

La cordée (entre la dictature du "on" et la tyrannie du "je")


Alexandre Jollien et Matthieu Ricard : en chemin vers la liberté intérieure, article de Benoît Merlin dans Bouddhanews.

J’aurais pu choisir plein d’autres articles sur des sujets similaires, mais ce sera celui-ci sur trois amis à la conquête de la liberté intérieure. Ils se sont retrouvés aux pieds des montagnes pour faire leur livre “A nous la liberté” qui aborde les voies de la libération. “Autant dire que le chemin côtoie les sommets spirituels du quotidien”. Les sommets spirituels du quotidien, mais tous les quotidiens ne se ressemblent pas.

Il en va un peu de la spiritualité comme il en va de la vie en société.
"Ce n’est pas le premier de cordée qui tire les autres sur la corde. Chacun doit aller, aspérité après aspérité, prendre sa propre prise. Mais quelqu’un a ouvert la voie"
"Je le dis parce qu’une société qui n’a pas ses premiers de cordée, qui n’a pas des gens qui arrivent à ouvrir la voie dans un secteur économique, social, dans l’innovation, ne monte pas la paroi. Mais quand il n’y a personne qui assure, le jour où ça tombe, ça tombe complètement." Macron devant les patrons des cent plus grandes entreprises françaises le 17/07/2018.
L’article nous raconte comment Christophe André, Alexandre Jollien et Matthieu Ricard “tracent un itinéraire joyeux et non balisé vers la liberté intérieure” et nous invite : “Rejoignez la cordée.”

Mathieu Ricard explique que la liberté intérieure est presque l’équivalent d’atteindre l’Éveil, donc rejoindre la cordée en devenant des “progredientes” (qui font un pas après l’autre) à la suite des trois amis peut nous conduire vers un état qui tutoie l’Éveil. On nous prévient : la voie de la libération n’est pas facile, elle demande beaucoup d’effort. Il y a une notion d’ascèse. La cordée, qui est un “chemin de crête entre la dictature du « on » (conformisme) et la tyrannie du « je » (narcissisme) est extrêmement dur”.


Dans les pas d'un Bouddha ? ...

Selon Alexandre Jollien et Mathieu Ricard, faire ce chemin (entre le “on et le “je”) est impossible sans s’en remettre aux premiers de cordée, qui ont ouvert le chemin. Il faut écouter la boussole de son coeur pour bien les choisir. Chögyam Trungpa[1] est cité pour avoir dit qu’il ne faut pas suivre aveuglément les guides… Si seulement ses propres disciples l’avaient bien écouté. D’autres noms de premiers de cordée tombent dans l’article : Jigmé Khyentsé Rinpoché[2], Dzongsar Khyentsé Rinpoché[3]… quasiment tous des lamas associés à la lignée tibétaine des Nyingmapa, tout comme Mathieu Ricard.

"Full House" à Lérab Ling, arrivée de grands lamas
pour le Droupchen de Vajrakilaya contre les obstacles

Le chemin entre le “on” et le “je” est très très compliqué en effet. Alexandre Jollien le précise bien : “la dictature du « on », c’est être pétri par le conformisme, la peur du rejet, l’idée de déplaire ; la tyrannie du « je », c’est le narcissisme qui trouble la vie.” Une fois que l’on a bien écouté la boussole de son coeur et que l’on a choisi son premier de cordée, le chemin entre le “on” et le “je” risque de passer par des zones plus escarpées. Le premier de cordée n’est pas forcément celui qui a ouvert la voie, il avait suivi un autre premier de cordée etc. Il se peut que la voie soit ancienne, pas bien entretenue et balisée partout etc. Il se peut que notre premier de cordée n’ait pas atteint lui-même le sommet. Il se peut que l’idée de suivre cette voie ne vienne pas de lui et qu’il ait subi la dictature du “on” dans ce domaine. Bref, il est possible que notre premier de cordée est en fait une personne assez ordinaire qui n’a jamais atteint le sommet. Pourtant, d’autres premiers de cordée disent qu’il est excellent, et ceux dont la boussole du coeur accorde du crédit aux référents peuvent ainsi se décider à suivre un premier de cordée qui n’a jamais atteint le sommet.


Les abus de pouvoir et les abus sexuels arrivent dans tous les milieux. On trouve même des abus dans les milieux spirituels, y compris aux sommets. Là où il y du pouvoir, il y a des abus de ce pouvoir. Que font les premiers de cordée spirituels quand ils apprennent qu’il y a des cas d’abus qui existent sur leur voie ? Résistent-ils bien à la dictature du “on” et au narcissisme (“je”), et prennent-ils les décisions qui s’imposent ?

Malheureusement non. Les premiers cordées du bouddhisme tibétain ne semblent pas être libres de “la dictature du « on » et d’un narcissisme institutionnel (image publique). La dictature du “on” est même utilisée pour exercer une pression sur ceux qui leur parlent des abus. Pour une bonne cause diront peut-être les premiers suivants de cordée. La “bonne cause” est cependant bien connue et annoncée : la liberté intérieure entre “la dictature du « on » et la tyrannie du « je » ! Ou bien on est libre et un potentiel premier de cordée, ou on ne l’est pas.


Dans le sillage du mouvement Me Too et des multiples cas d’abus dans le bouddhisme (tibétain), nous avons assisté à des ratages en série de la part des premiers de cordée spirituels en matière de gestion, communication, relations publiques etc. Ils ne sont clairement pas à la hauteur. L’éclat de leur liberté intérieure en prend un coup. Quel que soit le cas d’abus, les réactions sont sensiblement les mêmes[4] et toujours sous l’emprise de “la dictature du « on » et du narcissisme institutionnel (ou individuel selon les cas).

Laffaire Sogyal Lakar/Rigpa est celle qui a marqué tous les esprits. De nombreuses autres affaires (plus anciennes out des nouvelles) ont émergées depuis. Et la “liberté intérieure” des premiers des cordées n’a pas été brillante dans ces affaires. La véritable liberté entre “la dictature du « on » et la tyrannie du « je » venait plutôt d’en bas… Des personnes qui oubliant le “on” et leur propre image, mettaient en cause ce qui devait l’être, en s’exposant à toutes sortes de critiques du “on” et des premiers de cordée.

La dernière affaire en date est celle qui concerne un des lamas de la Fondation pour la préservation de la tradition du Mahayana (FPMT) de Lama Zöpa Rinpoché. Une ancienne nonne espagnole met en cause Dagri Rinpoché (FPMT) sur Youtube, après que celui fut arrêté (puis libéré sous caution) pour avoir harcelé une passagère américaine à bord d’un vol Air India le 3 mai dernier. Il s’agit d’allégations (à répétition) pour l’instant, ce que ne manque pas de souligner la FPMT qui a néanmoins suspendu le lama en question. Ce qui est plus inquiétant, ce sont les réactions de Lama Zöpa Rinpoché, le chef de l’organisation. Une première lettre (Lama Zopa Rinpoches Advice to Students of Dagri Rinpoche 14/05/2019)[5] suivie d’une deuxième, que certains avaient jugée trop dure et où il manquait les regrets exprimés aux victimes (Lama Zopa Rinpoches Additional Advice to Students of Dagri Rinpoche 24/05/2019). Cette deuxième longue lettre comporte de nombreux éléments de type “ dictature de ‘on’ ” et elle finit par réaffirmer que Dagri Rinpoché est un saint et donc incapable d’actes qui ne soient pas ceux d’un saint. Elle explique que seul un éveillé (saint) ne peux juger un autre saint. Ce qui revient à dire que personne ne peut le juger, car personne dans le bouddhisme tibétain, où la modestie en matière de réalisation est une injonction absolue au risque d’invalider son “Éveil”, ne se présenterait comme un saint pour juger un autre “saint”.[6] Dagri Rinpoché est techniquement "injugeable" pour Zöpa Rinpoché.

Dans la deuxième lettre, Zöpa Rinpoché présente ses regrets (phrase ambiguë en anglais difficile à traduire) :
“Je veux dire que je suis profondément désolé pour toutes les personnes qui ont souffert des saints actes de Rinpoché.”[7]
En anglais on dirait "to add insult to injury".

MàJ 17112020 Update from FPMT Inc.

"Therefore, we accept that, according to the standard applied by FaithTrust Institute, Dagri Rinpoche committed sexual misconduct, which also qualifies as spiritual abuse given his position as a spiritual teacher."
***

[1] Voir Folle sagesse, blog Dans le sillage dAdvayavajra
Insulter l'ego en torturant des animaux, blog Dans le sillage dAdvayavajra
Réussir, blog Dans le sillage dAdvayavajra
Un gourou pour insulter l'ego (II), blog Dans le sillage dAdvayavajra

[2] Suite à l’affaire Sogyal Lakar/Rigpa, Orgyen Tobgyal Rinpotché, Neten Chokling, Jigmé Khyentsé Rinpotché, Tsetrul Pema Wangyal Rinpotché, Tsawa Rinam Rinpotché et les lamas et moines de Pema Ewam Tcheugar Gyourmé Ling avaient pratiqué pendant l’été 2018 en France un Droupchen de Vajrakilaya, afin de pacifier les conflits et lever les obstacles et les souffrances.

[3] Voir Finie la lune de miel ?, blog Dans le sillage dAdvayavajra
L'union de vacuité et d'encens brûlé, blog Dans le sillage dAdvayavajra
Le bâton ou la carotte, le rôle du gourou, blog Dans le sillage dAdvayavajra

[4] “The first reaction is usually a phase of institutional self-protection and institutional narcissism, during which attempts are made to save the organization’s image, keep the scandal out of the public eye, play it down internally, and warn members against spreading unverified rumors. Hush money may flow. The victims may be discredited as untrustworthy and psychologically unstable; they may even be threatened. Media reports may be rejected as sensationalism or targeted smear campaigns.

If these measures turn out to be unsuccessful, the next phase is an often rather vague statement of remorse, issued directly by the master in a sort of publicly celebrated purification ritual. Next, the master announces a personal retreat, a period of withdrawal and self-examination, and expresses despair over having—without having wished to do so—possibly harmed male or female students. What makes these humble gestures unsatisfactory and reveals them as sheer strategy is the fact that anything from injuries to a crime like rape is recast along the way as a problem of perception on the part of the victim. What really happened remains hazy, but the master is sorry if someone feels injured, because of course he loves his students more than himself.

Whether events will be reconstructed objectively—for instance, by employing an independent law firm to review the accusations and publish the results of its investigations—will depend on the power structure inside the organization. Generally the faction of investigators will fight with the group of hushers-up and trivializers, who may fear the loss of their influence and their livelihood in the maelstrom of the scandal." Unmasking the Guru, Interview with Bernhard Pörksen by Ursula Richard

[5] Extraits, classés en différents types d’arguments

"From my understanding, in my view and according to my mind, Dagri Rinpoche is a very positive, holy being—definitely not an ordinary person."

"Therefore, I want to tell the students who have received initiations and teachings from Dagri Rinpoche that you should definitely one hundred percent rejoice, no matter what the world says, no matter if some people criticize him.'

[L'argument Folle sagesse]

"Then, in the sutra Meeting of the Father and Son, it says, “Buddha works for sentient beings by taking the costume of Indra, Brahmin, sometimes as mara, (but people in the world do not know this). He also shows the conduct, the costume, of a woman. Also, Buddha takes animal forms. There is no attachment but he shows attachment; there is no fear but he shows fear; there is no ignorance but he shows ignorance; there is no craziness but he shows craziness; there is no lameness but he shows being lame. In various aspects, Buddha works for sentient beings and subdues the minds of sentient beings.”"

[L'argument Voir le lama comme le Bouddha]

"Otherwise, it means you don’t need to meditate, you don’t need to practice Dharma, from your side. Otherwise, why do you need to meditate? Why do you need to practice Dharma? Without needing to put effort from your side, you expect everything outside to be positive. To be able to see the Guru is numberless past, present, and future buddhas, to be able to realize that, you have to put effort from your own side."

"Since we (myself, for example) don’t have that understanding, we expect that we don’t have to do anything from our side. We only expect to see the guru’s qualities, to see the guru as pure, as the essence of buddha, from outside. It doesn’t happen like this."

[L'argument du samaya]

"Even if you saw the person before as full of mistakes, after you make a Dharma connection with them, you need to practice the root of path to enlightenment: correctly following the virtuous friend."

[L'argument du fruit karmique : une renaissance en enfer pour croire avoir perçu des défauts dans le Bouddha/lama]

"Guru Shakyamuni Buddha was enlightened eons ago, according to Mahayana, according to reality. Gelong Lekpai Garma, Buddha’s attendant, served Buddha for twenty-two years, but he always looked at Buddha as a liar. This was because one time when Buddha was on alms round, a young girl offered a handful of grain in Buddha’s begging bowl. At that time Buddha predicted that from that karma she would become enlightened as Buddha Tseme. Gelong Lekpai Garma thought that was a lie and that Buddha was just flattering her. He thought it was too much: “How is it possible for that to happen from offering one handful of grain?” So, for his whole life he saw Buddha as a liar and as an ordinary being. Buddha was a buddha, but he never saw him as a buddha. He had more faith in his Hindu guru. One time his Hindu guru was sick and Buddha advised his Hindu guru not to eat brown sugar. Gelong Lekpai Garma didn’t believe Buddha, he thought he was lying, so he offered his Hindu guru brown sugar. His Hindu guru died and was reborn as a preta; one time this preta made a sound as Buddha was walking by on a road. When Gelong Lekpai Garma died, he was reborn in the hell realms for eons. It is important to know these stories."

[6] “We will have to achieve enlightenment in order to investigate the beginningless rebirths of Dagri Rinpoche. We have to be enlightened; otherwise, we can’t investigate. This is my logic.”

[7] “ I want to say that I am deeply sorry about all the people who got hurt from Rinpoche’s holy actions.”

jeudi 23 mai 2019

La panacée à deux ailes

Just as a bird needs two wings to fly, a practitioner must cultivate the two wings of meditation and psychotherapy. If one wing is missing, it will be impossible to fly on the path to enlightenment.” (version détournée)

J’ai ressenti un peu de la malaise en lisant l’article What Meditation Can’t Cure de Debra Flics (Lion’s Roar 26/12/2018). Voici mon analyse.

Un des nombreux articles sur les dangers et les bienfaits de la “méditation”. Qu’ “elle” fonctionne bien ou pas, le fétichisme de la “méditation” est problématique, pour des raisons très proches de ce que Marx écrit sur le fétichisme de la marchandise.
La production marchande suppose l'échange des marchandises, puisqu'on produit pour vendre. Mais la marchandise n'est pas un simple objet : c'est un produit complexe qui possède à la fois une utilité et une valeur Or cette valeur économique de la marchandise, qui se manifeste à nous sous la forme de son prix, apparaît dans ce système comme une qualité propre à la chose elle-même, comme si la marchandise avait une valeur en elle-même, alors qu'en réalité, pour Marx, c'est le travail humain producteur de la marchandise qui crée et détermine cette valeur ; mais le mécanisme de l'échange économique au moyen de l'argent masque cette réalité.”
L’objet (voire le produit) “méditation” n’est pas un simple objet, mais le produit d’un ensemble de facteurs. Et encore davantage de facteurs, si on considère “la méditation” dans le cadre bouddhiste (chemin octuple) d’où elle est originaire. En la traitant comme un fétiche, c’est-à-dire en masquant tous les facteurs complexes dont elle est le produit, et en la greffant ainsi sur différents cadres très différents (dont on vérifiera par la suite, de façon scientifique, les avantages ou les bienfaits), elle n’est souvent guère plus qu’un grigri ou un placebo.

Les différents articles parlant de la “méditation” la traitent en effet comme le produit ou le fétiche qu’elle est devenue. On peut alors écrire que “la méditation n’a pas été conçue pour guérir des blessures psychologiques anciennes” (Debra Flics). Pour la suite, je passerai initialement par dessus les potentiels fétiches anachroniques dans cette phrase. Je vois comme message principal de cet article que chaque méthode a ses experts professionnels : l’instructeur de méditation est expert en méditation et soigne le “manque d’attention” et le psychothérapeute est expert en la guérison des “blessures psychologiques anciennes”.

Comme si nous parlions de “choses” (ou symptômes) très concrètes et bien définies, qui ont des “solutions” aussi concrètes ainsi que des experts conformément formés et homologués pour les administrer.

La rhétorique et les méthodes scientifiques d’usage sont appliquées à ce qui est pour le moins un peu plus fuzzy, mais qui grâce à cette rhétorique et ces méthodes produisent des rapports sous tous points de vue semblables à des rapports scientifiques, expliquant des vrais avantages et désavantages. Implicitement, les avantages, les désavantages, et les différents problèmes (“manque d’attention”, “blessures psychologiques anciennes”) ainsi que leurs solutions (“méditation”, “psychothérapie”) deviennent aussi concrets que les phénomènes analysés dans des rapports scientifiques. Tout comme on prend tel médicament pour tel déficit ou désordre, on se tournera vers le spécialiste et la solution qui conviennent dans le cas d’un “manque d’attention” ou de “blessures psychologiques anciennes”. Si ces blessures datent d’une vie précédente, ce n’est pas à un psychothérapeute qu’il faut s’adresser, mais à un expert en “blessures psychologiques d’ordre karmique”, si telle est la diagnose.

Après cette introduction un peu trop longue, voyons de plus près cette phrase-ci :
Unlike many of us, Siddhartha was raised with absolute care, safety, love, respect, nuturance, and admiration. He emerged from his childhood psychologically whole.” (Contrairement à la plupart de nous Siddharta avait été élevé avec une attention, sécurité, amour, respect, réconfort et admirations absolus. Il sortit psychologiquement entier de son enfance.)
Debra Flics vient alors d’expliquer comment chaque type de problème demande une solution différente, et que même en faisant de la “méditation”, on ne résoudra pas les “blessures psychologiques anciennes”. Il faudra pour remédier à ces dernières faire appel à un psychothérapeute. Objection possible : mais le Bouddha historique est devenu parfaitement éveillé sans avoir eu recours à la psychothérapie ?... Réponse : oui, mais le Bouddha historique n’avait pas de “blessures psychologiques anciennes”, il avait été élevé avec le plus grand respect, sécurité, amour, respect, réconfort et admiration. “ Il sortit psychologiquement entier de son enfance.” Probablement à cause de son bon karma.

Comment Debra Flics sait-elle cela ? En s’appuyant sur la Légende du Bouddha (Buddhacarita) composé par Aśvaghoṣa (env. 150 après J.C.) 600 ans après la mort du Bouddha. Même dans cette légende, la mère du Bouddha meurt rapidement après sa naissance. Son père lui avait caché les dures réalités de la vie pendant toute son enfance et jeunesse (surprotection ?), et même avec son entièreté psychologique, sa réussite sociale et son grand confort, le prince déprime… Il abandonne sa femme et son fils nouveau-né pour pratiquer de l’ascèse extrême. Qui sait aurait-il pu se sentir abandonné par sa mère, morte trop jeune. Pourquoi des gens "psychologiquement entiers" se livreraient-ils à des ascèses extrêmes ?

Pour ceux qui ne sont pas le Bouddha et qui ne sont pas “psychologiquement entiers”, la voie vers l’éveil sembler passer par la psychothérapie et la méditation pour Debra Flics. Je laisse de côté la réduction du bouddhisme à la seule “méditation”. La méditation nous apprendrait à prendre des distances avec nos états mentaux et émotions, mais cela n’empêche pas à nos “blessures psychologiques” d’émerger, tant qu’elles n’ont pas été traitées de façon adéquate. Un simple instructeur de méditation pourrait passer à côté des symptômes et qualifier d’aversion ce que le psychothérapeute qualifierait de "haine de soi". Idem pour la paresse, qui pourrait cacher une dépression, ou pour l’agitation, que le psychothérapeute diagnostiquerait comme une "anxiété" ou un "syndrome de stress post-traumatique (SSPT)". On pourrait continuer ainsi et faire l’hypothèse que le psychothérapeute diagnostiquerait avec succès un manque d’attention ou la distraction comme un cas de trouble de déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) et ainsi de suite. L'Association américaine de psychiatrie recense 450 désordres possibles. Au lieu de faire de la méditation (ou en plus de cela), il pourrait être plus indiqué de prescrire du Ritalin, du Concerta ou du Biphentin.

Si les “blessures psychologiques anciennes” viennent des déficits d’affection etc. de l’enfance, le psychothérapeute pourra servir de pôle d’attachement sûr, selon Debra Flics.
The vulnerable child can be invited to express herself, and the psychotherapist can respond with care and compassion. Instead of the model of harshness that was taken in from the parent, a new accepting stance is taken in, and the client learns how to treat herself with kindness.
In this way, a secure attachment is formed to the therapist. This is what Siddhartha already possessed when he began his quest for freedom; it is essential for the development of a healthy sense of self
.”
Petite digression. Dzongsar Khyentsé Rinpoché propose le gourou comme ancrage affectif universel pour aider à faire progresser le disciple. Le gourou sera pour lui/elle « notre compagnon principal, notre famille, notre mari, notre femme et notre enfant chéri ».

La méditation peut alors utilement accompagner le processus thérapeutique d’après Debra Flics. Thérapie et méditation, comme les deux ailes d’un oiseau. La modification et la transformation de nos schémas karmiques (sic !) permettront l’approfondissement de notre “pratique”. Il faudrait sans doute revenir un jour sur la fonction du fétiche fondamental qu’est “la pratique”, et sur le fossé entre ceux qui “pratiquent” et “ne pratiquent pas”.

Un instructeur de méditation ou autre maître spirituel doit bien sûr être prudent dans le cas d’un étudiant qui est confronté à des problèmes dépassant le cadre de l’apprentissage de la méditation et lui conseiller une aide professionnelle le cas échéant. Mais de là poser la double approche “méditation” (bouddhisme ?) / psychothérapie comme indispensable…

Cette approche contribue d’ailleurs davantage au fétichisme de la “méditation” comme une méthode infaillible. Si la méthode ne donne pas les résultats escompté, c’est sans doute que des “blessures psychologiques anciennes” l’empêchent de bien fonctionner.

mercredi 22 mai 2019

L'insipidité comme non-voie


Being there (Bienvenue Mister Chance)



La lecture de l'Éloge de la fadeur de François Jullien m’avait donné un avant-goût de ce qui va peut-être devenir le nouvel espoir de la spiritualité occidentale de l’immanence. Une spiritualité qui se dissout dans l’immanence, sans laisser de traces ! Maître Eckhart, le taoïsme et le bouddhisme ch’an en parlent à longueur de soutras, en tentant d’écrire tant bien que mal leur idéal de l’homme (l’homme vrai sans situation[1], l’homme droit, l’homme pauvre[2], l’homme ordinairement ordinaire,...), mais le Dull Men’s Club l’a fait en allant droit au but : célébrer l’ordinaire en devenant des hommes insipides. C’est ce petit pas de plus - pas de fausse modestie - qui fera toute la différence. Viser un peu plus loin que l’ordinaire, pour toucher la cible en plein dans le mille. Voir la vidéo Born to be Mild: Welcome to the Dull Men’s Club.

La fadeur des choses appelle au détachement intérieur”, écrit Jullien, mais l’homme insipide fait l’économie de tout détachement, ses goûts modestes permettant sans doute un détachement qui ne dit pas son nom et qui blufferait les aspirants-détachants les plus experts.
Le repos et le silence sont fades (“ennuyeux”) pour ceux qui cherchent le divertissement, mais le sage s’appuie sur cette fadeur. Ce régime de survie, cette hibernation des six sens, permet une sorte de non-fatigue ou de paix.”
Laisse évoluer ton coeur dans la fadeur-détachement, unis ton souffle vital à l’indifférenciation générale. Si tu épouses le mouvement spontané des choses, sans te permettre de préférence individuelle, le monde entier sera en paix.”[3]
L’homme insipide ne prétend pas être un sage et n’a pas besoin de s’appuyer sur la fadeur des choses, ni sur le repos ou le silence. L’inspidité n’est pas pour lui un régime de survie, l’homme insipide EST insipide, et célèbre l’ordinaire par les actions qui découlent de son insipidité naturelle. Il ne cherche pas une quelconque union (coeur-souffle vital), ni même de “spontanéité”. Toutes ces aspirations et injonctions glissent sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard. Il ne demande rien à l’ordinaire, ni même d’être l’ordinaire. Il ne suit pas de voie[4] qui le conduirait d’un point A à un point B, un rond-point suffit à son contentement naturel.

Kevin Beresford, “Roundabout Man”
Il n’y a pas de hiérarchie parmi les insipides, quelles en seraient les critères ? L’insipidité ne se transmet pas. Pas de liens d’inféodation. Pas de maître astucieux ou sévère, pas de disciple dévotionnel ou docile, pas de transmission ou de transaction. Tous les ordinaristes sont égaux dans leur célébration de l’ordinaire.

Neil Brittlebank, “Brick Collector Man”
Les hommes insipides respectent les actes insipides des autres hommes insipides. Que l’on tourne autour d’un monument en comptant les tours, qu’on collectionne des bouteilles de lait ou du mérite, que l’on s'assoit sur un coussin ou au milieu d’un rond-point, les hommes insipides reconnaissent et respectent les actes de leurs frères et soeurs comme tels. Il arrive que des bouddhistes accumulent du mérite en vue de trouver l’éveil, mais Steve Wheeler et Neil Brittlebank collectionnent respectivement des bouteilles de lait et des briques pour le simple plaisir de les collectionner[5] sans aucune arrière-pensée …
Transcender le monde sans le détruire, entrer dans l’Extinction (Nirvana) sans abandonner les passions” L’Enseignement de Vimalakirti p. 54 L’éveil subit   
Leland Carlson, “Elevator Man”
Leland Carlson, Assistant Vice-President Dull Men’s Club, “elevator man” apprécie le plaisir d’être sur un escalier roulant, qui nous permet d’être là tout simplement, surtout s’il est long et qu’on n’a pas à se soucier d’en descendre pendant un bon moment. On peut regarder les visuels qui défilent devant soi, et qui reviennent régulièrement nous permettant de reprendre la lecture là où l’on avait arrêté quelques marches plus haut. C’est comme si on descend dans le sous-sol en flottant.

Kevin Beresford, Président de l’Association pour l’appréciation des ronds-points, (Roundabout Appreciation Society), “roundabout man”, voit les rond-points comme des îles en fleurs, des oasis dans des mers de bitume.
Si on a l’esprit pur, tous les lieux où on se trouve deviennent la terre pure” L’Enseignement de Vimalakirti 
Le rond-point magique de Swinson
L’association organise des excursions vers le célèbre rond-point magique de Swindon et y passe la journée à faire des circumambulations en voiture.

L'Assistant Vice-Président explique. La vie s'accélère continuellement. Les voitures et les avions deviennent de plus en plus rapides. La vie moderne est busy busy busy. J’aime prendre le temps et apprécier ce qui se déploie devant moi autant que possible. Il faudrait qu’on ralentisse et que l’on fasse plusieurs fois le tour des rond-points. Être insipide vous ouvre tout un monde. Les gens nous demandent souvent si c’est un mouvement. Non, ce n’est pas un mouvement, nous aimons rester tels que nous sommes. Ou bien, proposez-vous des programmes en 12 étapes ? Non, nous n’avons que deux étapes : admettre être insipide et le rester.

Tous les jours,
Utilisant les mêmes mimiques
Je triture le vide.
Alors, j'use les muscles
De mes bras dans le vide
Ou un morceau du vide
Se mêle à mes muscles.
Et la séparation
Entre vide et homme
Devient vague
.
Motonori[6]   
***

1 “L’homme vrai sans situation : wou-wei tchen-jen. Le terme d’« homme vrai » dérive directement des philosophes taoïstes de l’antiquité, encore qu’il ait été employé pour désigner le Buddha ou l’Arhat (le saint délivré) dans les premières traductions chinoises de textes bouddhiques. Le mot « situation » (wei) s’applique dans le langage administratif à la situation d’un fonctionnaire dans la hiérarchie officielle. Comme cette hiérarchie comprenait toute l’élite sociale, la seule qui comptât vraiment dans la Chine ancienne, un homme « sans situation » était un homme hors cadre, privé de statut, une entité indéterminée. C’est à peu près dans l’esprit de Lin-tsi que le romancier autrichien Robert Musil, qui s’intéressait tant au Lao-tseu avant sa mort tragique en 1942, concevait son héros comme un homme sans caractéristiques particulières, Der Mann ohne Eigenschaften. Sur l’« homme sans situation » et l’humanisme de Lin-tsi, il y a de bonnes pages dans un ouvrage japonais de Suzuki Daisetsu (moins bâclé que ses nombreuses publications en anglais), « La pensée de base de Lin-tsi » (Rinzai no kihon shisô, 1949, rééd. Tôkyô, 1961, pp. 9-25).” Entretiens de Lin-tsi, paul Demiéville, p. 32

2 “Est un homme pauvre celui qui ne veut rien, et qui ne sait rien, et qui n’a rien”. Maître Eckhart.

3 Zhuang Zhou, cité dans l’Eloge de la fadeur, François Jullien, p. 38

4 “Si vous voulez avoir une appréhension directe de la voie, sachez que le Cœur ordinaire est la Voie. » Qu’entend-on par Cœur ordinaire ? C’est celui qui ne crée pas, ne fait pas de discrimination entre ce qui est et n’est pas, est sans attachement et sans détachement, sans notion d'ordinaire et de sainteté, d'annihilation et de permanence. Il est dit dans un sütra : « Ce ne sont ni des actes d'homme ordinaire, ni des actes de saint, mais des actes de bodhisattva. » Ainsi, a présent, que ce soit dans la marche, l'immobilité, en position assise ou couchée, il vous suffit de réagir aux choses selon les circonstances, et vous serez dans la Voie. La Voie est le domaine absolu dharmadhâtu).”
Les entretiens de Mazu, Catherine Despeux, p. 47

5 “Like all collecting you've got the dealer's, you got the people who collect from monetary advancement. But there are quite a few of us who're quite dedicated milk bottle collectors who collect them for their own sake.”

6 Cité dans l’éveil subit, Houei-Hai, Maryse et Masumi Shibata, Albin Michel, p.137

mercredi 8 mai 2019

L'entrepreneuriat attentionnel


Photo : Radio-Canada / Danny Braün


Un message hier sur le timeline FB de Vincent Cespedes (public) m’avait alerté. Je l’ai partagé sur mon timeline Hridayartha. Ce message m’a fait me lancer dans des recherches sur l’association SEVE.

Les associations (SEVE, Chemins d’enfances, Ashoka France, etc.) vivent de dons déductibles des impôts.
Votre don ouvre droit à déduction fiscale, à hauteur de 66% de votre impôt sur le revenu. Un don de 100€ par exemple ne vous coûte en réalité que 34€ (66€ sont déduits de vos impôts).
En tant qu’entreprise, vous bénéficiez d’une réduction d’impôt à hauteur de 60 % de votre don, dans la limite de 0,5 % de votre chiffre d’affaire HT
.” Source
Mention SEVE avant l'abolition de l'ISF : "ISF : Impôt de Solidarité sur la Fortune, déduction à hauteur de 75%

Les entreprises ou donateurs qui font des dons (“mentors philantropes”), qui permettent de réduire leurs impôts de façon significative en choisissant la cause/charité privée qui a leur préférence. Ces dons viennent donc amoindrir le budget de l’état pour sa gestion (dépenses, remboursement des dettes etc.). L’argent qui était destiné au public va donc finalement vers des initiatives privées, qui peuvent avoir leurs propres critères pour sélectionner les bénéficiaires de leurs causes/charités. Cela a pour conséquence de diminuer la capacité de l’état pour gérer ses propres projets, voire pour rembourser ses dettes.

Cela fait entrer sur la scène toutes sortes d’initiatives privées qui capturent l’argent des “mentors philantropes” avant que celui-ci n’aille sous forme d’impôts vers l’état. Et ceux à l’origine de ces initiatives auront tenteront leurs chances d’obtenir gain de cause auprès des “mentors philantropes”. Si c’est le cas ce sera une relation gagnant-gagnant aux dépens de l’état. Cette logique conduirait à terme à la reprise des activités sociales par le secteur privé. D’où le phénomène d’entrepreneuriat social, inventé par Bill Drayton, un ancien employé de McKinsey and Company et inventeur de la devise : "l'entrepreneur social ne se contente pas de donner un poisson, ou d’apprendre à pêcher : il ne sera satisfait que lorsqu’il aura révolutionné toute l’industrie de la pêche". Avec son fonds Ashoka, et projets annexes, il veut préparer les “acteurs de changement” (Changemakers) de demain, dès l’école primaire.
"Ashoka aide les entrepreneurs à travailler ensemble, ainsi qu’avec des partenaires dans des entreprises, gouvernements, universités et d’autres institutions influentes, afin de mobiliser et démontrer le pouvoir de l’entrepreneuriat collaboratif."
Cela implique que l’éducation nationale serait incapable de préparer les “acteurs de changement” de demain ? A moins qu’elle ne manque de moyens, à cause de problèmes de budget… Les entreprises et les “mentors philantropes” ont certes plus de moyens, entre autres grâce aux déductions d’impôts associées à leurs dons aux causes privées, mais non seulement. Avec ses demandes incessantes de dé-régularisations, le secteur privé sape les moyens (et l’autorité) de l’état, dans tous les domaines, y compris l’éducation nationale. En plus de manquer des moyens, les écoles seraient incapables de préparer les “acteurs de changement” de demain et auraient besoin d’un coup de main dans ce domaine. Quel sorte de changement d'ailleurs, qui en décide ?

La présidente du Fonds Ashoka France pour l’entrepreneuriat social, Martine Roussel Adam, avait en 2016 co-fondé l’association SEVE (Savoir Être et Vivre Ensemble) avec le philosophe expert en religions Frédéric Lenoir. SEVE propose aux écoles primaires etc. d’animer des classes de philo-méditation, officiellement “Ateliers de philosophie et pratique de l’attention”. Les animateurs/animatrices de ces “ateliers philosophiques” ont suivi une formation SEVE (8 jours, 500 €) au préalable. “Au terme du parcours, une attestation est remise à chaque stagiaire ayant suivi complètement le parcours.”

Quels que soient le contenu et les effets de ces ateliers, “l'entrepreneuriat social” fait ainsi son entrée dans l’éducation nationale, avec une activité plutôt sympathique, mais apparemment pour combler une lacune… La philosophie enseignée par les professeurs serait-elle déficiente par rapport à celle enseignée par les animateurs SEVE ? La “pratique de l’attention” demanderait-elle des interventions d’animateurs externes co-financées par Ashoka ou des “mentors philantropes” ? Est-ce le livre Philosopher et méditer avec les enfants de Frédéric Lenoir qui servira de guide ? Voici la présentation de ce livre :
"Ce livre raconte l'aventure extraordinaire que j'ai vécue avec des centaines d'enfants à travers le monde francophone, de Paris à Montréal, en passant par Molenbeek, Abidjan, Pézenas, Genève, Mouans-Sartoux, la Corse et la Guadeloupe. Pourquoi, en effet, attendre la classe de terminale pour aborder le questionnement des thèmes existentiels : l'amour, le respect, le bonheur, le sens de la vie, les émotions, etc. ? Ces ateliers philosophiques montrent une étonnante capacité des enfants de 6 à 10 ans à penser. Au-delà des concepts, ils y apprennent les règles du débat d'idées et développent leur discernement et une réflexion personnelle.
Parce que les enfants ont souvent du mal à se concentrer, je fais précéder les ateliers d'une courte méditation, ou pratique de l'attention, qui permet à chacun de retrouver sa réceptivité sensorielle et d'être présent dans l'instant.
Cet ouvrage propose une méthode et des outils concrets pour tous ceux qui, parents, enseignants, amis, souhaitent accompagner les enfants dans cette pratique de l'attention et des ateliers philosophiques.
"
Ces sujets ne sont-ils jamais abordés dans l’école ? Peut-être pas comme on le souhaiterait ? Le “sens de la vie”, est-ce que cela s’enseigne à l'école laïque ?

Le plus grand désavantage en tout cela est que “l’attention” y est fétichisée ou transformée en marchandise (commodified). En fait, cette association ainsi que d’autres “entrepreneurs attentionnels” ou “producteurs d’attention” en font un produit. Il y a une offre et une demande en matière d’attention. Ceux qui se sentent en manque d’attention peuvent faire appel à des professionnels de l’attention pour combler leur manque par le biais d’ateliers, de coaching etc. Le manque d’attention et l’attention deviennent quasiment mesurables. Il suffit de trouver à “l’intérieur de soi-même” (les causes ne se trouvent jamais à l’extérieur !) le bouton pour l’augmenter. Chacun est responsable de son attention ou déficit d’attention, quelles que soient les conditions de son environnement et milieu. Que celles-ci deviennent invivables (ou pas !), que les cadences, les sollicitations et les responsabilités augmentent ne devraient empêcher personne de bien fonctionner, pourvu qu’il/elle ait l’attention. Et l’attention ne regarde que l'individu, qui en est entièrement responsable.

La “méditation” (pleine conscience etc.) est la méthode remède qui permet de “développer” et “renforcer” l’attention. Si les enfants, les employés, les traders, les DRH, les forces de l’ordre etc. ont du mal à se concentrer c’est-à-dire à fonctionner conformément, il leur suffirait d’une “courte méditation” pour être de nouveau en état de bien fonctionner...

La concentration ou l’attention sont pourtant naturelles (Buddhadasa). Si elles ne se produisent pas naturellement, il faudrait revoir les conditions, y compris externes. Les méthodes bouddhistes anciennes accentuent l’importance des “préparatifs” de la “méditation”, l’octuple chemin, où “la pratique”, est octuple… Si la concentration et l’attention “justes” font défaut, il se peut que l’effort ne soit pas juste, ou sinon les moyens d’existence, l'action, la parole, la pensée, la compréhension… Si c’est le cas, on se demande ce que pourrait bien faire une “courte méditation” avant de retourner dans le manque de compréhension juste, de la pensée juste, de la parole juste, de l’action juste, des moyens d’existence justes…

Il ne s'agit évidemment pas de signaler un manque de contenu bouddhiste dans le projet SEVE ou de regretter l'enseignement du bouddhisme orthodoxe à l'école. Une fois de plus, la pleine conscience, le Mindfullness, l'attention (altruiste ou non) semblent se prêter à être utilisées comme une sorte de cheval de Troie d'autres projets de disponibilité de cerveau pour le "changement", dès le jeune âge. Pourquoi des grandes entreprises à but lucratif, demandant toujours plus de dérrégularisations et moins d'impôts et de services publics, sont-ils si généreux avec leurs dons déductibles aux associations d'entrepreneurs sociaux cherchant à s'immiscer dans des activités sociales généralement réservées à l'état ?

Jean-Michel Blanquer alerté sur des ateliers de «méditation de pleine conscience» dans les collèges, Le Parisien avec AFP, 18/01/2022 à 16h44



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Message sur FB Vincent Cespedes

Un message privé Twitter de Katia, que je vous partage (et que je partage à 100%).
ALERTE !!!
Le film « Le cercle des petits philosophes » (déjà retransmis sur France 2) est une imposture.
Il faut rester vigilant car la pseudo-association* SEVE qui se trouve derrière ce documentaire a élaboré une stratégie de communication de masse devant lui apporter visibilité, légitimité et pérennité. Le film est tourné dans deux écoles car l’institution scolaire est l’une de ses cibles. Les médias applaudissent, la philo est à la mode et les parents veulent croire à cette solution-miracle. Si la « philo-méditation » entre dans les écoles primaires, quel formidable débouché pour vendre leurs formations clés en main (aujourd’hui, SEVE donne aux candidats son auto-certification d’animateur philo-méditation après 4 we et paiement de 500 € !!).
Mais dans « Le cercle des petits philosophes », de quelle philo s’agit-il ? N’y a-t-il pas une idéologie derrière ? Pourquoi l’associer à la méditation ? Est-ce un hasard si les fondateurs, dirigeants de cette association, sont les diffuseurs à grand succès de la psychologie positive, de la méditation et de l’injonction au bonheur ? On est en droit de se s’inquiéter. Car derrière les mots magiques auxquels tout le monde adhère : paix, bonheur, vivre ensemble, bien, bon, bienveillance, science, civilisation, progrès, liberté, démocratie…, se cache une idéologie perverse qui responsabilise les individus de se sentir heureux ou malheureux, de réussir leur vie ou pas. Allez dire aux Gilets Jaunes qu’ils ne doivent plus essayer de changer leurs conditions de vie collectivement mais tout simplement leur sentiment individuel vis-à-vis de leurs conditions de vie !
Le néo-libéralisme a trouvé là un moyen de promouvoir l’individu tout-puissant afin que le politique, l’État, puisse se désengager de ce qui est pourtant de son ressort. Affligeant. Remettre en question cette forme de tyrannie est un devoir. À la psychologie positive et tout le tralala New Age qui veut infiltrer tous les secteurs de la société (santé, travail, justice, éducation), je préfère les gens qui s’intéressent – comme vous – à la psychologie « négative » !
* (pas d’adhésion possible, pas d’AG depuis 3 ans d’existence)



Mes premières réactions

Chacun peut faire son enquête. J’ai commencé la mienne, et je trouve cela inquiétant. L’association SEVE (avec la fondation SEVE) a été fondée par Frédéric Lenoir et Martine Roussel Adam, qui est aussi présidente du Fonds Ashoka pour l’entrepreneuriat sociale.L’inventeur de l’entrepreneuriat social (et des réseaux de mentors philantropes - Microsoft etc. - qui vont avec) est Bill Drayton. Entrepreneuriat social rime avec conservatisme compassionnel et capitalisme progressiste (si si). Une des missions d’Ashoka est de préparer la prochaine génération d’acteurs de changement du privé pour filer des coups de main au public, faire mieux que le public voire le remplacer tout à fait.

Côté “recherches”, Frédéric Lenoir (à titre personnel) et maintenant SEVE semblent s’intéresser aussi à l'Institut Suisse des Sciences Noétiques (ISSNOE), qui avait découvert et fait la promotion du passe-muraille Nicolas Fraisse.

Je pense que l’idéologie néo-libérale tout englobante avec son culte de l’entrepreneuriat en tout genre a fait assez des dégâts. Pas besoin d’entrepreneuriat sociale, écologique, méditationnel etc.

Pour l’entrepreneuriat social https://www.ashoka.org/fr-FR/file/41915/download...
Pour les recherches sur l’existence de l’âme https://www.cath.ch/.../lexistence-de-lame-revelee-a-geneve/



"En 1996, Ashoka a établi un partenariat avec McKinsey & Company pour fonder le centre Ashoka/McKinsey pour l’entrepreneuriat social à São Paulo, au Brésil, afin d’aider Ashoka à apprendre à travailler efficacement au sein du secteur des entreprises et d’aider McKinsey à établir une activité dans le secteur social. La même année, ayant vu la majorité des Fellows Ashoka lancer leurs premières initiatives liées aux adolescents, Ashoka a lancé Youth Venture avec pour point de départ l’idée que la seule façon d’augmenter de manière significative la proportion d’adultes qui se considèrent comme des acteurs de changement et maîtrisent des compétences sociales fondamentales, indispensables et complexes, est de modifier la manière dont tous les jeunes grandissent. Youth Venture a commencé à s’investir auprès des jeunes afin qu’ils deviennent des acteurs de changement par le biais d’une expérience transformatrice, en lançant et en dirigeant leur propre projet durable."

"En 2018, McKinsey a été classé à la première position du classement Vault des cinquante meilleurs cabinets de conseil mondiaux, et a été jugé l'employeur post-MBA le plus attrayant par les diplômés des dix programmes MBA les plus sélectifs. En 2007, seize CEO d'entreprises mondiales cotées à plus de 2 milliards de dollars étaient des anciens de McKinsey & Company, classant l'entreprise comme la plus fertile en futurs CEOs (classement USA Today 20085).

En 2002, McKinsey conseille 147 des 200 premières entreprises mondiales. La firme participe également à un certain nombre de projets pro bono pour des organisations humanitaires. Forbes a estimé le chiffre d'affaires de l'entreprise à 7,8 milliards de dollars pour 2013."

https://fr.wikipedia.org/wiki/McKinsey_%26_Company

Autre manière de "traiter" le problème de l'inattention "la pilule de l'obéissance" (Monde Diplo)