mercredi 22 mai 2019

L'insipidité comme non-voie


Being there (Bienvenue Mister Chance)



La lecture de l'Éloge de la fadeur de François Jullien m’avait donné un avant-goût de ce qui va peut-être devenir le nouvel espoir de la spiritualité occidentale de l’immanence. Une spiritualité qui se dissout dans l’immanence, sans laisser de traces ! Maître Eckhart, le taoïsme et le bouddhisme ch’an en parlent à longueur de soutras, en tentant d’écrire tant bien que mal leur idéal de l’homme (l’homme vrai sans situation[1], l’homme droit, l’homme pauvre[2], l’homme ordinairement ordinaire,...), mais le Dull Men’s Club l’a fait en allant droit au but : célébrer l’ordinaire en devenant des hommes insipides. C’est ce petit pas de plus - pas de fausse modestie - qui fera toute la différence. Viser un peu plus loin que l’ordinaire, pour toucher la cible en plein dans le mille. Voir la vidéo Born to be Mild: Welcome to the Dull Men’s Club.

La fadeur des choses appelle au détachement intérieur”, écrit Jullien, mais l’homme insipide fait l’économie de tout détachement, ses goûts modestes permettant sans doute un détachement qui ne dit pas son nom et qui blufferait les aspirants-détachants les plus experts.
Le repos et le silence sont fades (“ennuyeux”) pour ceux qui cherchent le divertissement, mais le sage s’appuie sur cette fadeur. Ce régime de survie, cette hibernation des six sens, permet une sorte de non-fatigue ou de paix.”
Laisse évoluer ton coeur dans la fadeur-détachement, unis ton souffle vital à l’indifférenciation générale. Si tu épouses le mouvement spontané des choses, sans te permettre de préférence individuelle, le monde entier sera en paix.”[3]
L’homme insipide ne prétend pas être un sage et n’a pas besoin de s’appuyer sur la fadeur des choses, ni sur le repos ou le silence. L’inspidité n’est pas pour lui un régime de survie, l’homme insipide EST insipide, et célèbre l’ordinaire par les actions qui découlent de son insipidité naturelle. Il ne cherche pas une quelconque union (coeur-souffle vital), ni même de “spontanéité”. Toutes ces aspirations et injonctions glissent sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard. Il ne demande rien à l’ordinaire, ni même d’être l’ordinaire. Il ne suit pas de voie[4] qui le conduirait d’un point A à un point B, un rond-point suffit à son contentement naturel.

Kevin Beresford, “Roundabout Man”
Il n’y a pas de hiérarchie parmi les insipides, quelles en seraient les critères ? L’insipidité ne se transmet pas. Pas de liens d’inféodation. Pas de maître astucieux ou sévère, pas de disciple dévotionnel ou docile, pas de transmission ou de transaction. Tous les ordinaristes sont égaux dans leur célébration de l’ordinaire.

Neil Brittlebank, “Brick Collector Man”
Les hommes insipides respectent les actes insipides des autres hommes insipides. Que l’on tourne autour d’un monument en comptant les tours, qu’on collectionne des bouteilles de lait ou du mérite, que l’on s'assoit sur un coussin ou au milieu d’un rond-point, les hommes insipides reconnaissent et respectent les actes de leurs frères et soeurs comme tels. Il arrive que des bouddhistes accumulent du mérite en vue de trouver l’éveil, mais Steve Wheeler et Neil Brittlebank collectionnent respectivement des bouteilles de lait et des briques pour le simple plaisir de les collectionner[5] sans aucune arrière-pensée …
Transcender le monde sans le détruire, entrer dans l’Extinction (Nirvana) sans abandonner les passions” L’Enseignement de Vimalakirti p. 54 L’éveil subit   
Leland Carlson, “Elevator Man”
Leland Carlson, Assistant Vice-President Dull Men’s Club, “elevator man” apprécie le plaisir d’être sur un escalier roulant, qui nous permet d’être là tout simplement, surtout s’il est long et qu’on n’a pas à se soucier d’en descendre pendant un bon moment. On peut regarder les visuels qui défilent devant soi, et qui reviennent régulièrement nous permettant de reprendre la lecture là où l’on avait arrêté quelques marches plus haut. C’est comme si on descend dans le sous-sol en flottant.

Kevin Beresford, Président de l’Association pour l’appréciation des ronds-points, (Roundabout Appreciation Society), “roundabout man”, voit les rond-points comme des îles en fleurs, des oasis dans des mers de bitume.
Si on a l’esprit pur, tous les lieux où on se trouve deviennent la terre pure” L’Enseignement de Vimalakirti 
Le rond-point magique de Swinson
L’association organise des excursions vers le célèbre rond-point magique de Swindon et y passe la journée à faire des circumambulations en voiture.

L'Assistant Vice-Président explique. La vie s'accélère continuellement. Les voitures et les avions deviennent de plus en plus rapides. La vie moderne est busy busy busy. J’aime prendre le temps et apprécier ce qui se déploie devant moi autant que possible. Il faudrait qu’on ralentisse et que l’on fasse plusieurs fois le tour des rond-points. Être insipide vous ouvre tout un monde. Les gens nous demandent souvent si c’est un mouvement. Non, ce n’est pas un mouvement, nous aimons rester tels que nous sommes. Ou bien, proposez-vous des programmes en 12 étapes ? Non, nous n’avons que deux étapes : admettre être insipide et le rester.

Tous les jours,
Utilisant les mêmes mimiques
Je triture le vide.
Alors, j'use les muscles
De mes bras dans le vide
Ou un morceau du vide
Se mêle à mes muscles.
Et la séparation
Entre vide et homme
Devient vague
.
Motonori[6]   
***

1 “L’homme vrai sans situation : wou-wei tchen-jen. Le terme d’« homme vrai » dérive directement des philosophes taoïstes de l’antiquité, encore qu’il ait été employé pour désigner le Buddha ou l’Arhat (le saint délivré) dans les premières traductions chinoises de textes bouddhiques. Le mot « situation » (wei) s’applique dans le langage administratif à la situation d’un fonctionnaire dans la hiérarchie officielle. Comme cette hiérarchie comprenait toute l’élite sociale, la seule qui comptât vraiment dans la Chine ancienne, un homme « sans situation » était un homme hors cadre, privé de statut, une entité indéterminée. C’est à peu près dans l’esprit de Lin-tsi que le romancier autrichien Robert Musil, qui s’intéressait tant au Lao-tseu avant sa mort tragique en 1942, concevait son héros comme un homme sans caractéristiques particulières, Der Mann ohne Eigenschaften. Sur l’« homme sans situation » et l’humanisme de Lin-tsi, il y a de bonnes pages dans un ouvrage japonais de Suzuki Daisetsu (moins bâclé que ses nombreuses publications en anglais), « La pensée de base de Lin-tsi » (Rinzai no kihon shisô, 1949, rééd. Tôkyô, 1961, pp. 9-25).” Entretiens de Lin-tsi, paul Demiéville, p. 32

2 “Est un homme pauvre celui qui ne veut rien, et qui ne sait rien, et qui n’a rien”. Maître Eckhart.

3 Zhuang Zhou, cité dans l’Eloge de la fadeur, François Jullien, p. 38

4 “Si vous voulez avoir une appréhension directe de la voie, sachez que le Cœur ordinaire est la Voie. » Qu’entend-on par Cœur ordinaire ? C’est celui qui ne crée pas, ne fait pas de discrimination entre ce qui est et n’est pas, est sans attachement et sans détachement, sans notion d'ordinaire et de sainteté, d'annihilation et de permanence. Il est dit dans un sütra : « Ce ne sont ni des actes d'homme ordinaire, ni des actes de saint, mais des actes de bodhisattva. » Ainsi, a présent, que ce soit dans la marche, l'immobilité, en position assise ou couchée, il vous suffit de réagir aux choses selon les circonstances, et vous serez dans la Voie. La Voie est le domaine absolu dharmadhâtu).”
Les entretiens de Mazu, Catherine Despeux, p. 47

5 “Like all collecting you've got the dealer's, you got the people who collect from monetary advancement. But there are quite a few of us who're quite dedicated milk bottle collectors who collect them for their own sake.”

6 Cité dans l’éveil subit, Houei-Hai, Maryse et Masumi Shibata, Albin Michel, p.137

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