Dans les années 70, Chögyam Trungpa avait lancé le terme « matérialisme spirituel » dans un livre[1] qui parlait d’une voie difficile (« hard path »), car il n’y a personne pour nous sauver (de quoi ?), ni de méthode magique, ascétique ou héroïque. Plutôt que d’acquérir un nouveau masque, il s’agissait de d’enlever ses masques et de se débarrasser de ses protections, afin de démonter « la structure fondamentale de l’égo »[2]. Il s’agissait d’enlever des couches, au lieu d’en ajouter de nouvelles. Le « docteur étrange » susceptible de nous aider sur cette voie difficile et douloureuse, "sans anesthésie", était le gourou, lama en tibétain. Son travail serait de nous forcer à regarder la réalité en face, à nous voir tels que nous sommes réellement.[3] Ce qui résiste à cette confrontation douloureuse est notre « égo », et tant qu’il reste de la résistance, nous ne nous abandonnons (« surrender ») pas entièrement au gourou, et « l’égo » tient toujours les rênes. Voilà en résumé la fonction d’un gourou.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché, né au Bhoutan en 1961, est l’auteur de « Not for Happiness: A Guide to the So-Called Preliminary Practices », que l’on peut traduire par « Pas pour le bonheur : Guide des pratiques dites préliminaires », dans lequel les thèmes principaux de Chögyam Trungpa sont repris. Les années ont passé, le bouddhisme tibétain n’est plus un phénomène nouveau et a connu son lot de scandales. La plupart des grands maîtres d’antan sont morts. Des divisions internes ont contribué à semer le doute dans l’esprit des disciples. La fin de Trungpa et de son régent et l’évolution de son organisation ont pu laisser apparaître des décalages entre le message et son application. Le statut du « gourou » n’est pas resté indemne et en a souffert[4].
Dans le vide ainsi apparu, des anciens disciples des uns et des autres ont commencé à développer des approches plutôt a-religieuses en mettant l’accent sur la pleine conscience et ses nombreux bénéfices : il n’y a pas de mal à se faire du bien. Plutôt carotte. L’avantage de la pleine conscience est qu’on peut la mettre à toutes les sauces, qu’elle se marie bien avec la vogue actuelle du coaching, et qu’elle ouvre des perspectives de carrière.
Dzongsar Khyentsé Rinpoché essaie donc de reprendre les choses en mains en remaniant plutôt le bâton. Selon lui, il ne faudrait pas juger trop durement le gourou. Les gens ont des attentes trop diverses et irréalistes par rapport au gourou (ascète, yogi fou, ivrogne, hipster cool, rockstar…), et le rôle du gourou évoluerait avec l’évolution (progrès ?) du disciple[5]. Mais ce qui est certain, puisque le vajrayāna le dit, c’est qu’il nous/vous faut un gourou, car seul un gourou peut nous amener à l’éveil[6], notamment en « brisant nos concepts » (smashing concepts apart)[7]. C’est alors que l’on comprendra progressivement que le gourou n’est autre que le représentant de notre propre Éveillé intérieur, auquel, selon Dzongsar Khyentsé Rinpoché et le vajrayāna, il est « virtuellement impossible » d’avoir accès autrement. Il faut donc passer obligatoirement par cette astuce (quasiment la seule), un gourou extérieur, pour rejoindre le « gourou intérieur ».[8]
Seulement, c’est une astuce qui prend beaucoup de place, pour ne pas dire toute la place[9], et où tout semble possible et permis, pourvu que cela conduise au démontage de l’égo et à l’abandon (surrender) au gourou intérieur, la nature de bouddha, par le biais d’un gourou extérieur. Ce sera le seul critère qui permettra de juger celui qui ne « nous a jamais promis un jardin de roses ». Ce projet est seulement possible dans une relation très étroite et suivie avec quelqu’un qui doit être à la fois « notre compagnon principal, notre famille, notre mari, notre femme et notre enfant chéri ».[10] Comment concrétiser ce projet avec quelqu’un qui n’est jamais là, qui voyage partout dans le monde, pour collecter des fonds afin de construire des monastères et des centres, mener à bien des grands projets comme la traduction du canon bouddhique, pour tourner des films, faire des conférences et écrire des livres ? Quand trouverait-il du temps pour nous les briser, les concepts ?
Si c’est la pratique du « gourouyoga », qui peut et doit se substituer à ce travail, autrement dit une pratique de récollection (S. anusmṛti T. rjes su dran pa) centré sur « le gourou », en quoi celle-ci serait-elle différente de la traditionnelle pratique de récollection d’un Bouddha ?
Ce qui se passe souvent dans la pratique est qu’une personne « flashe » sur un gourou, qu’elle aimerait bien suivre. Occupé comme un gourou l’est, celui-ci délègue ce travail à un subalterne. C’est ce dernier qui sera alors « notre compagnon principal, notre famille, notre mari, notre femme et notre enfant chéri » à sa place, et qui s’occuperait de faire le travail du gourou. Comme il a moins de grade, et donc moins de liberté, que le gourou, il aura plus tendance à suivre le cursus officiel : il se rabattra sur les méthodes traditionnelles. Dans ce cas, ce serait le programme fixé par le gourou qui devrait nous révéler ce que nous sommes et briser nos concepts. Mais nous nous éloignons alors de l’idée du gourou « meilleur compagnon », qui nous sert de miroir.
C’est cependant l’approche généralement suivie. Elle est considérée efficace grâce à une double croyance : 1. C'est la méthode qui fait le travail, ce qui est une croyance plutôt magique. La méthode aurait été réprouvée et actualisée de génération en génération, et est ainsi porteuse de bénédiction. 2. La théorie de la corrélation (T. rten ‘brel S. pratītya-samutpāda). En établissant une connexion avec une personne, une école, une méthode, la maturation de cette connexion fera que dans une autre existence à venir, on entrera de nouveau en contact avec cette personne, méthode etc. Si on aura davantage de mérite à ce moment-là, on pourrait avoir une meilleure opportunité d'être suivi par un gourou authentique... et d’être libéré par lui. En attendant, par notre générosité, on soutiendra ceux qui sont capables d’aider les autres dans ce sens.
Cette approche s’accompagne donc d’une certaine résignation. Nous nous pensons incapables de faire ce qu’il faut faire (ce qu’un gourou aurait fait avec nous), mais nous n’abandonnons pas l’espoir d’en être capable un jour/une vie. En attendant, nous entretenons cet espoir et gardons le lien par de petits actes symboliques, en guise de « connexion » et de « bénédiction ». Cela a pour effet d’apaiser quelque peu notre inquiétude face au temps qui passe.
Et pourtant, le travail d’un gourou, « nous révéler ce que nous sommes réellement », « briser les concepts », « mettre notre vie sens dessus dessous »[11], la vie et les autres s’en chargent à merveille. Les bénéfices de la pleine conscience sont très bien possibles sans gourou. L’étude, la réflexion et la méditation aussi. L’amour et la compassion sont un projet sans fin pour celui qui sait retrousser les manches.
Cette approche s’accompagne donc d’une certaine résignation. Nous nous pensons incapables de faire ce qu’il faut faire (ce qu’un gourou aurait fait avec nous), mais nous n’abandonnons pas l’espoir d’en être capable un jour/une vie. En attendant, nous entretenons cet espoir et gardons le lien par de petits actes symboliques, en guise de « connexion » et de « bénédiction ». Cela a pour effet d’apaiser quelque peu notre inquiétude face au temps qui passe.
Et pourtant, le travail d’un gourou, « nous révéler ce que nous sommes réellement », « briser les concepts », « mettre notre vie sens dessus dessous »[11], la vie et les autres s’en chargent à merveille. Les bénéfices de la pleine conscience sont très bien possibles sans gourou. L’étude, la réflexion et la méditation aussi. L’amour et la compassion sont un projet sans fin pour celui qui sait retrousser les manches.
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[1] Cutting through spiritual materialism, en français : « Pratique de la voie tibétaine »
[2] Cutting through spiritual materialism, p.81
[3] Cutting through spiritual materialism, p.83
[4] « Sadly, in recent years, the word guru has all but lost its original meaning. The deluded beings of this time are greedy for everything pure and stainless, so they grab at the principle of the guru, spoil it, reject it and then move on to another perfect treasure to lay waste. It has happened far too often and as a result gurus are now mistrusted in the modern world and often ridiculed in popular culture. »
[5] « Later on though, when the time comes to start smashing concepts apart, if a guru is stuck with the appearance and character of “moral” renunciant, he will be unable to be challenging enough to break down the barriers inhibiting a student’s progress. »
[6] « Vajrayana texts state that for one who seeks enlightenment a guru is more important than all the buddhas of the three times put together. His job is not only to teach students but to lead them. He is our most important companion, our family, husband, wife and beloved child, because only he can bring us to enlightenment. »
Comparez avec les évangiles.
"Si quelqu'un vient à moi, et s'il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Et quiconque ne porte pas sa croix, et ne me suit pas, ne peut être mon disciple." (Luc 14.26-27)
"Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi ; celui qui ne prend pas sa croix, et ne me suit pas, n'est pas digne de moi. Celui qui conservera sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie à cause de moi la retrouvera." (Matt 10.37-39)
"Et quiconque aura quitté, à cause de mon nom, ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, ou ses maisons, recevra le centuple, et héritera la vie éternelle." (Matt 19.29)
[7] « Faulty motivation leads to false expectations, which no guru can ever meet. And even though we think of ourselves as being students of a spiritual path, that faulty motivation means we will continue to experience all the mundane disappointments we have always felt when our samsaric plans are shattered. »
[8] « Gradually, as the relationship matures, we begin to perceive our guru not just as our master, but as the key to our spiritual path. He will no longer merely be the one who provides us with book lists and answers our interminable questions, but nothing less than the manifest embodiment of our buddha nature. As buddha nature is so abstract as to be virtually impossible to tap into on our own, we ask our guru, who is the reflection of our buddha nature, to do it for us. »
[9] « It is said in the vajrayana that the guru is the Buddha, the guru is the dharma and the guru is the sangha. Guru, here, does not only refer to the outer guru,but to the inner and secret guru as well. So, on the most profound level, the guru is not just our teacher but our entire spiritual path. »
[10] « He is our most important companion, our family, husband, wife and beloved child. »
[11] « It is such a mistake to assume that practising dharma will help us calm down and lead an untroubled life; nothing could be further from the truth. Dharma is not a therapy. Quite the opposite, in fact, dharma is tailored specifically to turn your life upside down – it’s what you sign up for. So when you life goes pear-shaped, why do you complain? » [Not for Happiness: A Guide to the So-Called Preliminary Practices, p. 9]
If that's Agastya in your frontispiece I think it ought to be a trident, not a stick, that he's holding, although I'm still looking for the carrot (sometimes he holds in his left hand a yak-tail fan, which could look like a carrot I suppose).
RépondreSupprimerI have no idea. Agastya looks more like someone of my corpulence. This fellow is pretty slim and is holding a danda, which is why I picked him. I can only find him as being referred to as an "antefix".
RépondreSupprimerKeep looking for that carrot Dan! ;-)
Ave Joy,
RépondreSupprimerJe trouve que Dzongsar ne manque de culot. Dans une tradition où les hyperboles sur les pouvoirs du gourou ne connaissent aucune limite ("le gourou est plus important que tous les Bouddhas", etc.), il fait comme si l'idée de tout attendre du gourou était une lubie occidentale.
Dzongsar passe aux yeux de beaucoup - y-compris moi pendant un temps - pour un "libéral". En réalité, comme son père, il est un conservateur droit dans ses bottes. Autant que Benoît XVI, mais dans une catégorie différente, certes. Quand on regarde ses films, la chose me paraît manifeste. Il y a un côté charmeur, de l'humour, mais le fond du message est traditionaliste : le pays c'est mieux, il faut éviter de pécher, pas de libertinage, l'Occident c'est que des gadgets sans culture derrière, etc.
C'est le problème du système des tulkus. Il ne peut s'ancrer que dans une mythologie, et une mythologie est gardée en vie par la tradition. Tout tulku qui s'assume, aussi moderne qu'il puisse paraître ne mettra jamais en doute le fait qu'il soit un tulku, reconnu par ses paires, d'autres tulkus. C'est de là qu'il tient son autorité, c'est de là qu'il peut parler. Quand ils se rencontrent, c'est toujours au cours d'une cérémonie, où leur hiérarchie est mise en scène. C'est grand écart impossible à maintenir, sans sacrifier l'un ou l'autre.
SupprimerP.S. : this guy is holding a khatvanga, a "bed's leg". Very handy for herding the cattle of the shiva-pashu. The superiority of it is obvious : you can pin a carrot on the trident, OR a potatoe, or whatever. Plus, you can repair a bed, just in case. Multipurpose. Very much a postmodern item. Clearly clever.
RépondreSupprimerLa voie est difficile, et certainement plus pour une personne sans gourou, même si déjà éveillée.
RépondreSupprimerCela dit, notre époque, par sa profusion de choix et ses thèmes à la mode (pleine conscience, yoga, transcendance) ne peut que déconcerter le chercheur le plus sérieux. On en finit même par être critique avec tout le monde et d'avoir du mal à apprécier le moindre maître ou supposé tel.
Alors, que reste-t-il ? Une impression se dégage : la voie est le but et les obstacles rencontrés sont autant de leçons.
Personnellement, j'apprécie beaucoup ce blog ainsi que celui de David Dubois, tout comme "Conscience sans objet" ou les thème d'Eric Rommeluère, sans prendre à chaque fois tout pour argent comptant, mais en assimilant ce qu'il m'est possible de comprendre.
Ai-je besoin d'un maître pour cela ? Oui et non. Oui si je veux aller vite mais ma recherche du maître me fera prendre du retard. Non si je pratique l'octuple sentier et prend toutes les remarques, négatives comme positives, comme autant d'encouragements.
Et si un jour le maître se présente, je saurai peut-être le reconnaître ;)
Bonjour Philippe,
RépondreSupprimerAu fil de mes recherches, je m’aperçois souvent qu’un sujet dont j’avais une vison simple est plus complexe quand je m’en approche. Ainsi, la profusion de choix semble avoir été le cas à plusieurs époques historiques et dans des lieux géographiques différents. Très peu de choses, en apparence monolithiques, semblent résister à un examen plus approfondi. Je finis par voir des fils, des filières partout qui parfois convergent et divergent. A chaque convergence et divergence correspond une histoire qui les raconte et qui leur sert de cadre, toujours dans un certain but. Selon moi, la difficulté est toujours la même. Pas plus, pas moins.
La transmission, si elle existe et si elle est possible, concerne plutôt une manière de voir que de choses vues. Cette manière de voir peut se manifester spontanément, ou peut-être s’apprendre en vivant en présence de quelqu’un qui voit de cette façon. Même dans ce cas, il n’y a pas de transmission, ou elle n’est pas intentionnelle. Il ne s’agit donc pas de pointer quelque chose que l’autre est censé voir. J’ai rencontré quelques personnes dont je pense qu’ils voyaient de cette façon. Oui, c’étaient des gourous professionnels. Mais j’ai eu la chance de vivre quelques heures, des fois quelques jours en leur compagnie, justement en dehors de leurs heures de travail, en dehors de toute activité « de transmission », sans la foule, tranquilles. C’étaient des moments spéciaux. Mais ces moments sont possibles aussi avec des gourous non professionnels, c’est-à-dire des gens ordinaires. Il suffit d’une certaine disponibilité, d’une certaine ouverture. On pourrait dire qu’un gourou crée une certaine atmosphère, où de tels moment d’ouverture sont possibles, mais en fait il ne crée rien du tout. C’est justement son non-agir qui crée l’ouverture. Comment pratiquer et transmettre le non-agir ?
Si la voie est le but, pourquoi aller vite ? Comment pourrait-on prendre du retard ? Pratiquer ? Ce serait comme s’agiter ou courir dans un train en marche, on n’avancera pas plus vite. En revanche, si on est ouvert et disponible, tout est le gourou et apprentissage si on veut à tout prix apprendre et avoir un gourou ;-)
Effectivement, tout est la voie car la voie se trouve partout, mais le gourou n'a-t-il pas la capacité à nous faire éviter certains écueils ou certaines erreurs ?
SupprimerComment savoir si ce que je ressens face à une situation ou une personne est effectivement proche de l'éveil, ou s'il ne s'agit pas d'un piège comme le "sentiment océanique" ou une manifestation égotique ?
Je pense que plus on veut aller vite, plus on risque de se fourvoyer, sauf en présence d'un maître dont on risque de ne jamais savoir s'il est factice ou intègre.
Je ne sais pas si le gourou peut nous faire éviter certains écueils ou certaines erreurs, mais il reste là, tout simplement. Le gourou est une personnification de notre nature éveillée, qui elle aussi est simplement là. C’est en étant là, que les deux nous guident. La relation avec le gourou reflète celle avec notre nature éveillée. Ce qui est bien, c’est qu’en étant toujours là, on peux toujours retomber sur nos quatre pattes.
RépondreSupprimerPuis, il peut y avoir une dramatisation de cette relation, avec des gourous qui guident activement afin d’accélérer le processus d’éveil. Je ne connais pas trop l’efficacité et la valeur de cette approche là. Je n’ai pas été témoin de réussite dans ce domaine. Mais qui suis-je pour pouvoir en juger ? Je reste méfiant.