Mahāsiddhas en classe de yoga (détail HA665), leurs auréoles servant à la distanciation sociale |
Suite au blog Éveil égale immortalité ?
Page du manuscrit bilingue |
« Finally, in doctrinal terms, Avadhūtacandra’s work promotes a vision of spiritual liberation rarely found within Buddhist works, namely the notion of jıvanmukti, or “living liberation”, in which the fully realized yogin transforms into the Ādinātha, the primordial lord of the Nātha yogins, Śiva himself. » (Kurtis R. Schaeffer)Le manuscrit est considéré par l’équipe de chercheurs (Jim Mallinson, Alexis Sanderson, Jason Birch, Péter-Dániel Szántó etc.) comme une œuvre syncrétique Nāth/Bouddhiste ésotérique, basé sur la présence d’éléments nāth et bouddhistes ésotériques. Un des termes emblématiques réfère à l’autoconsécration : svādhiṣṭhānayoga. Ce terme est caractéristique du Guhyasamāja, où il figure comme simplement svādhiṣṭhāna, sans l’affixe -yoga. Je n’ai malheureusement pas encore accès à une copie du manuscrit, je me base donc sur les notes de Péter-Dániel Szántó et les articles de Kurtis R. Schaeffer[4] et de Jim Mallinson[5]. Dans la partie 8.9 du manuscrit, le yoga de l’autoconsécration est qualifié de « pratique inutile pour perfectionner l’esprit », autant « mâcher des pierres » ou « boire le ciel ». Le manuscrit conseille de plutôt suivre les instructions du guru. Le cœur même de la pratique du Guhyasamāja (et du Cakrasaṃvara), qui sont des tantras enseignant la réintégration du divin (devatāyoga), est donc déclaré « inutile » par ses adeptes de cette branche de « haṭhayoga » et d « immortalité » (tib. ‘chi med).
« Pourquoi formuler cela en des termes si forts, si le texte n’est pas destiné à un publique bouddhiste tantrique ? », se demande Péter-Dániel Szántó. On pourrait poser la même question pour le Dohākośagīti de Saraha, qui s’attaque également au devatāyoga en des termes forts « A quoi sert le culte des dieux, les offrandes de lampes à beurre », et « ni tantras, ni maṇḍalas, … ». On pourrait faire l’hypothèse qu’il y a plusieurs approches tantriques du « bien souverain » (skt. paramārtha tib. don dam), parmi lesquelles 1. le rite divin (devatāyoga) et les offrandes extérieures, 2. la maîtrise du corps énergétique, qui peut être associée à des observances et des offrandes intériorisés, ou davantage naturaliste (en théorie), 3. Le non-engagement mental (amanisakāra, amanaska), qui peut également être pratiqué dans un cadre devatāyoguique ou naturaliste (toujours en théorie).
Dans le Commentaire du Chant en Distiques de Saraha[6], Advaya-Avadhūtipa déclare toute méthode (non-bouddhiste comme bouddhiste) comme insuffisante pour atteindre le « bien souverain », en présentant en creux une non-méthode mystique. Cela correspondrait à la troisième approche, qui semble plus proche du bouddhisme Ch’an, mais qui comporte une Introduction symbolique (tib. ngo sprod) par un maître comme un acte de conversion initiale.
Le manuscrit de l’Amṛtasiddhi semble partager avec le Commentaire une critique de ce qui, dans son optique, ne peut pas conduire au « bien souverain », c’est-à-dire l’approche d’un rite divin extérieur, mais aussi plus intérieur comme l’autoconsécration du Guhyasamāja (et du Cakrasaṃvara). Il semble être une approche Energie-centrée (naturaliste), qui se distancie davantage des éléments devatāyoguiques. Mais l’Energie et sa maîtrise sont considérées très « réelles » et efficaces pour contrôler le mental, pour obtenir des pouvoirs occultes et/ou la libération/immortalité (skt. jıvanmukti tib. srog thar)[7].
La première approche est celle du tantrisme bouddhiste classique avec sa « métaphore impériale »[8], dont Abhayakāragupta est un représentant. Elle peut incorporer des pratiques de la deuxième approche, mais celles-ci servent alors l’objectif premier, et ne peuvent pas suffire en elles-mêmes pour conduire au « bien souverain ». Le manuscrit de l’Amṛtasidhdi semble vouloir s’émanciper de cet encadrement. L’approche du Dohākośagīti de Saraha semble vouloir s’émanciper et de la première et de la deuxième approche. Il faut néanmoins constater, que malgré ces tentatives, les approches 2 et 3 ont finies par être réintégrées dans le cadre tantrique de la consécration et de l’autoconsécration au Tibet.
Chinnamastā HA65361 |
Dans le bouddhisme tibétain, un ou plusieurs textes au titre Amṛtasiddhi-mūla (tib. bdud rtsi grub pa'i rtsa ba[12]) font partie de plusieurs collections de traité (p.e. sde dge et dpe bsdur ma)[13], mais aussi de la collection des Textes canoniques Indiens (tib. phyag chen rgya gzhung) de la mahāmudrā de Karmapa VII Chos grags rgya mtsho, ou encore, de nombreux versets de ces textes ont été intégré dans les vajrapāda des Six yogas de Niguma (tib. ye shes kyi mkha' 'gro ni gu ma'i chos drug rdo rje'i tshig rkang).
Dans le cycle de Niguma, on trouve notamment deux textes concernant la pratique de l’immortalité : le corps immortel (lus 'chi med kyi rtsa ba) et l’esprit immortel (tib. sems 'chi med kyi rtsa ba). C’est le texte-racine (mūla) du corps immortel, qui correspond en partie à l’Amṛitasiddhi. Le titre sanskrit utilisé par le traducteur (Mangpa lotsāwa[14], et non Marpa comme on voit parfois) pour ce texte est Amārasiddhi. Le texte sanskrit est attribué à Virūpa. Le traducteur indique l’avoir reçu oralement du grand yogi indien « dur khrod pa » (« qui fréquente les charniers »), dans ce cas le charnier de « Teto ».[15]
Le nom tibétain « dur khrod pa » correspond au terme Pāli « sosānika », que l’on trouve dans le Sosānikasutta, où le Bouddha enseigne les cinq types de « fréquenteurs de cimétières ». Les cinq types correspondent à cinq motivations pour traîner dans les charniers : par stupidité, par désir pervers, par folie, parce que le Bouddha le recommande, ou pour réduire ses désirs, autrement dit pour développer le dégoût (asubha-bhāvanā). Accordons le bénéfice du doute à ce yogi. L’idée d’enseigner l’immortalité dans un cimetière me plaît assez…
Kurtis R. Schaeffer nous apprend que la référence hagiographique la plus ancienne de l’Amṛtasiddhi se trouve dans l’hagiographie de Gnyan Ston Chos kyi shes rab (1175–1255), un maître Shangpa Kagyu. Celui-ci aurait reçu au milieu du XIIème siècle le ‘Chi med kyi ‘phrul ‘khor (yantras de l’immortalité) de notre fréquenteur de cimétières indien en voyage au Tibet. C’est son disciple Sangs rgyas ston pa Brtson ‘grus seng ge (1207–1278), qui aurait codifié les yantras en s’inspirant beaucoup de l’Amṛtasiddhi de Virūpa.
Le deuxième texte attribué à Niguma a pour titre sanskrit Śrī Amāra-mahājñāna nāma (tib. dpal ‘chi med ye shes chen po[16]). C’est un texte énoncé directement par Varjadhara, que Khyoungpo Neldjor, le fondateur de l’école Shangpa, aurait reçu par la suite de la jñānaḍākinī (ḍākima) Niguma, et qui avait été traduit par le traducteur Glan Dar ma blo gros, puis revu par ce traducteur ensemble avec Rinchen Zangpo...
On voit d’un premier coup d’œil que par rapport aux sujets abordés dans le manuscrit (au vu des articles le concernant) le texte de Niguma a subi des modifications importantes, notamment par des insertions de passages supplémentaires. Les passages en commun avec la version Amṛtasiddhi du Tengyour n’ont pas trop changé. N’ayant pas accès aux textes en sanskrit ou en tibétain du manuscrit bilingue, et à en juger par les extraits traduits dans les articles de l’équipe de recherche[17], je m’étonne de l’absence des sujets qui y sont traités (Kurtis R. Schaeffer en donne la liste complète) dans les versions tibétaines qui en reprennent des passages[18]. Je ne suis pas certain (comme le suggère l'équipe de chercheurs du projet Hathayoga) que le texte du manuscrit fût destiné à un public bouddhiste.
Je reviendrai sans doute sur ce sujet. Si quelqu’un dispose du texte sanskrit et/ou tibétain du manuscrit, merci de me contacter en privé.
***
[1] Manuscrit de China Nationalities Library of the Cultural Palace of Nationalities, cat. no. 005125 (21), ff. 38. A Brief Introduction to the Amṛtasiddhi, Péter-Dániel Szántó, All Souls College, Oxford
[2] J’utiliserai le nom Virūpanātha, pour référer plus spécifiquement à l’auteur de l’Amṛtasiddhi, que Schaeffer n’associe pas forcément avec le Viṛupa du Lam ‘bras ni des chants Cārya.
Dans son bKa’ babs bdun ldan, Tāranātha observe que des faits attribués à Virūpa dans les hagiographies sont attribués par d’autres à Goraknāth ou Gorakṣanāth. A voir, si Virūpanāth et Goraknāṭh peuvent être le même « personage » vu et intégré par différentes traditions.
[3] Ban-de, sans doute pour indiquer un moine (Bhande), le moine Pad ma ‘od zer du clan de Bya. On trouve son nom associé avec Gyi jo Lo tsā ba Zla ba’i ‘od zer, le premier à traduire le Kālacakratantra en tibétain. Pad ma ‘od zer aurait fait partie de son équipe de traducteurs juniors. Dans ce contexte son nom est ‘Phrom Lo tsā ba Pad ma ‘od zer. Source : Schaeffer.
[4] The Attainment of Immortality: from Nāthas in India to Buddhists in Tibet.
[5] The Amṛtasiddhi: Haṭhayoga’s tantric Buddhist source text.
[6] Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120)
[7] « Thus the goal of the haṭhayogin is a perfect body – a body made of enlightened awareness and equal to that of Śiva, but a physical body nevertheless! » Schaeffer.
[8] Indian Esoteric Buddhism, A Social History of the Tantric Buddhism, Ronald M. Davidson
[9] Les pratiques religieuses avec tout ce que cela implique semblent correspondre à un besoin profond. La méthode bouddhiste analytique et sotériologique manquait de pouvoirs occultes (siddhi), de grâce, de rituels pour aider les âmes des morts etc.
[10] Chinnamuṇḍasādhana (Tôh. 1555). « Kaiser Library 139 = NGMPP C 14/16, “Vajrayoginīsādhanamālā vajrayoginīstotra” 35 ff. on palm leaf; in fact, various fragments. »
[11] Selon Gö Lotsawa, il ne serait autre que le maître Ha-mu dkar po, un grand expert de Vajravārahī, dont le nom serait Puṇyākarabhadra, un disciple du maître indien Paiṇḍapātika Jinadatta.
[12] sDe dge Volume 51 (zhi) 52, Tôh 2285, Pages 277 – 297
Colophon: bdud rtsi grub pa zhes bya ba slob dpon chen po bi rU pas mdzad pa rdzogs so/ /rgya gar gyi mkhan po rnal 'byor pa las grub pa thob pa'i rgya gar e de bas bsgyur ba'o
L’auteur est donné comme Virūpa et le traducteur Indien comme Edeva/Eṇadeva/Dur khrod pa. Schaeffer montre qu’il s’agit de trois noms pour la même personne. Edeva/Eṇadeva/Dur khrod pa, était-il capable de traduire en tibétain ?
[13] Schaeffer mentionne « P3133 [Amṛtasiddhimūla], p. 135.2.3; Ms #2831n, verse 1, in Sastri (1922), p. 4077; AAS f. 1b.1. See also P5026 [Amarasiddhivṛtti] and P5051 [Amṛtasiddhi]. ». P indiquant la référence du Tengyour de Pékin.
[14] J’ai vu aussi dmar lo tsā wa. Ces erreurs me suggèrent une autre possibilité : rma lotsāwa. Rma ban chos ’bar (1044-1089) ?
[15] « Mang ba lotsawa l’a reçu de la bouche du yogi Indien Dur khrod pa (Edeva/Eṇadeva) et l’a traduit au charnier de Tetoḥ. »
[16] Colophon: rang shar phyag rgya chen po'i rdo rje'i tshig rkang rdzogs so/ /ye shes kyi mkha' 'gro ma de nyid mnyes par byas te/ gser srang lnga brgya phul nas zhus so/ lo tsA ba glan dar ma blo gros kyis bsgyur ba'o// gser bris number: 2645
page 921 in Volume 42 of Work W1PD95844 page 924 in Volume 42 of Work W1PD95844
[17] « Avadhūtacandra’s version of the Amṛtasiddhi contains a separate chapter on living liberation in which this notion of psychophysical realization is described. Indeed it is one of the central themes of the entire work. Curiously, this is the only work in the corpus of teachings heralding the Attainment of Immortality that mentions the topic: It is even missing from the three works attributed in the Tibetan canon to Virūpa. » Schaeffer
[18] A se demander s’il s’agit bien du même texte. Le texte du colophon y est, mais la plus grande partie du texte tibétain se trouve après le premier colophon au milieu.
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