Pour rappel, les « puissances de la partie inférieure de l’âme » sont, selon Malaval, 1. le sens commun, 2. l’imagination ou la fantaisie, 3. La faculté estimative (jugement) et 4. la mémoire sensitive. Les appétits de ces puissances-là doivent être mortifiées, réprimées.
Les « puissances de la partie supérieure de l’âme » sont 1. l’entendement[1], 2. La volonté et 3. la mémoire intellectuelle.
« Reprenant donc toute la doctrine précédente, vous voyez que les sens extérieurs envoient leurs images [sensitives] aux sens intérieurs et que l’appétit forme de là ses passions et ses mouvements ; qu’ensuite l’entendement raisonne sur ce qui se passe dans la partie inférieure et que la volonté conclut au bien ou au mal. »Les appétits (concupiscibles et irascibles) suivent les sens et suscitent les passions (concupiscibles et irascibles) : respectivement, l’amour et la haine, le désir et la fuite, la joie et la douleur, et l’espérance et le désespoir, la crainte, la hardiesse et la colère. Ces passions fondamentales peuvent en produire d’autres.
« La première garde de l’âme commence dans les sens extérieurs ».L’homme qui cherche la perfection va donc se recroqueviller dans la pointe de l’âme, et se blottir dans la présence de l’Esprit de Dieu, idéalement sans être dérangé ni par les puissances inférieures, ni par les supérieures. Si « l’Esprit de Dieu » lui rend « la liberté de penser », notre chercheur restera dans les sphères supérieures, où le Symbole Christ l’aidera.
« Si les sens extérieurs ne reçoivent pas une trop grande multitude d’objets, les sens intérieurs ne formeront pas tant d’images, de fantômes, d’opinions et de souvenirs. L’appétit concupiscible et l’appétit irascible ne produiront pas tant de passions. L’entendement n’aura pas tant à raisonner et, se trouvant plus vide des créatures, se remplira plus de Dieu. La mémoire intellectuelle ne conservera pas tant d’espèces qui causent des distractions continuelles à l’âme. Et enfin la volonté, s’unissant à Dieu comme à son unique et souverain bien, ne sera pas toujours en peine, parmi une foule importune de tant d’objets différents, de ce qu’elle doit choisir ou de ce qu’elle doit éviter. »
Il y a une discussion intéressante dans la deuxième partie de la pratique facile (ajoutée plus tard) entre Philotée et son directeur sur la « suspension totale des puissances » (pp. 161-164), la suspension étant « une cessation absolue de toutes les opérations de l’âme ». Cela arrive normalement pendant le sommeil, dans l’extase ou lors d’une « grande défaillance ». Lors d’une suspension partielle, une des trois puissances supérieures est encore opérationnelle. La suspension partielle est possible « dans les actions de la vie civile ». Malaval, tout comme Sainte Thérèse, juge inutile la « suspension totale », et une perte de temps et d’utilisation des « lumières de l’âme ». Elle est aussi dangereuse et peut s’accompagner de « présomption ».
Poésies spirituelles de François Malaval |
« Et c'est sur le néant que Dieu veut opérer.Le néant des puissances est ici automatiquement (?) rempli de Dieu. Tel que le présente Malaval, ce vide se remplit aussitôt de Dieu. La Nature a horreur du vide (Aristote), mais Dieu, qui « veut l’engloutir » aussi apparemment. Quoi qu’il en soit, et qui ou quoi que soit Dieu, une âme vide ou le « vide » de l’âme n’est pas possible selon Malaval et les autres Quiétistes chrétiens. Le « nihilisme » ne pourrait jamais atteindre son objectif de néant et de vide réel, car celui-ci serait aussitôt rempli de Dieu, de vacuité etc. Il n’est donc pas nécessaire de protéger les humains contre le « nihilisme », « le néant », « le vide », « la vacuité ». Tout comme le « néant » de l’homme semble avoir besoin d’être rempli par « l’être », le « trop plein » de « Dieu » semble avoir besoin du « néant » de l’homme, pour « oublier sa divinité ». Les deux se retrouvent dans le « néant rempli »… qu’est la vacuité, ajouterai-je.
L'homme lors qu'il en sort, de son Dieu se sépare ;
Il fait Dieu de soy-même, en soy-mesme il s'égare !
Et passant tout à coup à l'autre extrémité,
S'abisme en un néant qui n’est qu'énormité ;
Le neant du péché, ce néant effroyable,
Aux mouvemens divins ce néant imployable
Néant , l'horreur de Dieu qui voulant l'engloutir,
Se vint dans mon néant luy-même anéantir :
Se rangeant à mon estre au lieu de le détruire,
Il veut par cet exemple au néant me conduire :
Il cherit le néant de son humanité
Et semble s'oublier de sa divinité.
Et moy, seray-je Dieu quand Dieu cesse de l'estre, »
Car dans cette présentation, on fait comme si « Dieu » se morfond seul dans son être, et l’homme dans son néant, mais (en allant dans le sens même de cette doctrine) est-ce le cas ? Dans la vacuité de la voie du Milieu, entre être et non-être, cette unité est déjà un fait. Elle est même « perpétuelle », si on veut passer par là. Dans ce « néant rempli », à quoi bon raisonner en termes de « puissances inférieures », « puissances supérieures », « mortifier la partie animale », « élever l’âme », « suspendre les puissances supérieures », « s’abîmer en un néant » pour que « Dieu s’y engouffre » ?
Il s’agit alors plutôt d’un exercice spirituel qui fait (re)prendre conscience de l’unité, en la mettant en scène dans une pratique (sādhana). Mais du même coup on réactualise les séries de dualités intervenant dans l’exercice, et on tient les mêmes dualités artificiellement en vie. Cela nous condamne à un jeu perpétuel d’entrées et sorties, car la « conscience » de l’unité semble être à ce prix. Cette « conscience » n’est sans doute pas nécessaire, et semble « uniquement » servir une sorte de jouissance esthétique.
Ensuite, il y a le piège de la transmission, le jeu du maître et du disciple, du directeur et son contemplatif, qui requiert également la réactualisation des dualités, pour (re)faire le trajet qui mène à l’unité des dualités, ou à sa prise de conscience.
Il semble donc impossible de tout à fait sortir de ces va-et-vient, de ces entrées et sorties, de ces « réitérations » et leurs jeux de rôles. Il faut alors conclure que l’objectif n’est pas vraiment d’arriver à l’unité et de vivre librement, mais de savourer l’unité dans une pratique continue de séparations et de retrouvailles. D’abord comme « commençant », ensuite comme contemplatif et finalement comme directeur spirituel ou « Maître ».
***
[1] « Faculté qui discerne par discours le vrai d’avec le faux et le bien d’avec le mal, en tant que cela est conforme à la perfection de l’homme. »
[2] Images sensitives (skt. ākara tib. rnam pa) et images produites (skt. vikalpa tib. rnam rtog) par l’imagination, des « fantômes ».
[3] Poésies spirituelles, Gallica, BNF.
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