Quand on parle de “pratique dans la vie quotidienne”, on veut sans doute parler de ce que le bouddhisme classe dans les “quatre postures” (skt. īryāpatha), à savoir marcher, rester debout, être assis et être couché qui sont présentés comme des objets de contemplation en action dans le Satipaṭṭhāna Sutta[1], en prolongement de la pratique contemplative.
On retrouve les quatre postures chez le maître Ch’an Chen-houei (668-760).
“- …Comment, sans produire la concentration de destruction (sct. nirodhasamāpatti) manifester les quatre postures (sct. īryāpatha[3]) ?On peut considérer que les “quatre postures” résument les “désirs nécessaires” d’une vie humaine, qui sont alors intégrés (tib. lam du ‘khyer ba) comme un exercice spirituel. Pour comparaison, les épicuriens considèrent nécessaires “les désirs dont la satisfaction délivre d'une douleur et qui correspondent aux besoins élémentaires, aux exigences vitales.”[3]
- Ceux qui suivent le véhicule universel, au sein même de la concentration, [ne quittent pas le monde, …ils manifestent] toutes les postures sans perdre ni altérer la concentration de leur esprit[4]. Voilà qui est rester accroupi dans le calme … dans la couleur, ils sont capables de distinguer le bleu, le jaune, le rouge et le blanc. Lorsque l’esprit n’est pas mis en mouvement à la suite des représentations (sct. vikalpa), c’est l’absence de représentation (sct. nirvikalpa) … si la faculté de l’œil obtient la maîtrise (sct. vaśitā tib. dbang ba) et s’il en est de même pour toutes les facultés, alors, au milieu de toutes les vues (sct. dṛṣṭi), [l’esprit] est immobile (sct. acala) et …
- Comment obtenir [la maîtrise] ?
- Soyez seulement éveillés et vous l’obtiendrez. Si vous ne l’êtes pas, vous ne pourrez l’obtenir … vous obtiendrez la délivrance.”[2]
Dans le Commentaire Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120), Advaya-Avadhūtipa écrit :
“Le contemplatif qui accède à [l'Éveil] ne le définit pas comme un état[4]. Le fait de ne pas concevoir de lieu/état[5] pour la conscience peut être comparé à la jungle et l'accès à l'Éveil éveillée à un foyer. Tout en faisant les diverses activités banales[6] comme se déplacer, rester assis etc.Et puis encore chez Milarépa (Chants de Milarépa, n° 21 ras pa dar ma dbang phyug dang mjal ba'i skor), où manger et boire s’ajoutent aux quatre postures[8].
103.1 On ne va pas dans la forêt et on ne rentre pas chez soi.”[7]
“En marchant, j’intègre [dans ma pratique] toutes les apparences (skt. ābhāsa)Voici le tronc commun de la pratique quotidienne bouddhiste. La pratique du Naturel (skt. sahaja), qui par principe ne fait pas usage d’artifice, est ininterrompue. La discipline des affects (skt. kleśa) et des connaissables (skt. jñeya), considérés comme des obnubilations dans le bouddhisme commun, est tout autre ici. Ils sont traités comme des sources de connaissance et de sagesse, conformément à la vision des tantras. Le sahaja ne suivra pas les tantras dans leurs pratiques, qu’il juge être des artifices.
C’est ainsi que marche l’autolibération des six consciences
En restant assis, je reste dans l’état naturel sans artifice
C’est ainsi que demeure l’expérience dans le sens du Coeur (skt. hṛdayārtha)
En dormant, je repose dans l’égalité continue
C’est ainsi que repose le recueillement atemporel
En mangeant, [tout] est dévoré dans la vacuité
C’est ainsi que dévore l’indifférenciation sujet-objet
En buvant, je bois l’eau de sagesse (skt. jñāna)
C’est ainsi que se boit l’expérience ininterrompue
Que je marche, que je sois couché ou assis, je regarde la pensée
C’est l’exercice spirituel sans session ni pause.”
mi las lam khyer drug gi mgur bzhengs pa/
'gro na snang ba lam du 'khyer//
tshogs drug rang grol gyi 'gro lugs yin//
sdod na ma bcos rnal mar sdod//
nyams snying po don gyi sdod lugs yin[9]//
nyal na mnyam nyid ngang du nyal//
dus gsum mnyam bzhag[10] gi nyal lugs yin//
za na stong nyid kyi ngang du za//
gzung 'dzin gnyis med kyi za lugs yin[11]//
'thung na ye shes kyi chab[12] la 'thung*//
nyams rgyun chad med pa'i skyong lugs[13] yin//
'gro 'chag nyal 'dug sems la lta[14]//
mthun mtshams med pa'i dge sbyor yin/[15]
“Les passions sont la gnose universelle,Les choses changent dans le bouddhisme vajrayāna où la pratique est centrée sur une divinité et sa gnose, et où la pratique quotidienne change par conséquent de nature. Dans la “Lignée de Nāropa”, telle qu’elle est présentée et pratiquée par les lignées Kagyupa, les instructions remontent à Tailopa, qui les auraient reçues de la Jñānaḍākinī à Oḍḍiyāna. Un des textes essentiels est le Karṇatantravajrapada (tib. snyan brgyud rdo rje tshig rkang, otani beijing 4632), attribué à Tailopa/Nāropa. Dans ce texte, est présentée une série de sept “pratiques quotidiennes” (ici : dam pa phrin las mthun sbyor ou encore dmangs kyi rnal 'byor bdun), du moins selon les notes ajoutées par Jamgon Kongtrul (1813 - 1899) dans la version du Karṇatantravajrapada publiée dans sa Compilation des instructions - Dam ngag dzeu : “manger, se vêtir, dormir, marcher, parler, faire des ablutions, [offrir des] tormas”…[18]
Elles accompagnent la réintégration à la façon d’un feu de forêt
Que le yogi marche ou qu’il soit assis
Quel besoin de pratiquer la méditation dans un ermitage ?”[16]
“55.1 A travers la vision, l'écoute, le toucher, la remémoration
55.2 Que tu manges ou que tu humes, marches, voyages ou sois assis
55.3 [Même] dans les bavardages et les conversations
55.4 Le mental (skt. manas) abandonné (tib. zhan), on ne s'écarte jamais de l'aspect unique (skt. eka ākāra tib. gcig gi rnam).”[17]
On note deux nouveaux venus : les ablutions (tib. khrus) et les offrandes de tormas. Dans la Vie de Marpa, “les ablutions” sont hagiographiquement ancrées.
“Lorsque Marpa fut définitivement guéri de sa maladie et que la tristesse eut quitté son esprit, Naropa lui dit : ‘parmi les sept yogas, accomplissons ensemble le yoga du bain.’ Marpa l'accompagna d'abord pour le servir, puis tandis qu'il allait à son tour se baigner dans un bassin dont l'eau été pourvu des huit qualités, il enleva la puissante protection qu'il portait sur lui et la posa à proximité. Un corbeau s’en empara et l'emporta. ‘C'est un obstacle créé par un esprit non humain’, pensa Nāropa. Avec le moudra et le regard menaçants du yogi, il paralysa l'oiseau qui tomba du ciel. Il récupéra à la protection et la rendit à Marpa. ‘Désormais tu vaincras les forces contraires’ dit Nāropa.”[19]Nous changeons tout à fait d’univers. Je ferai un petit blog à part au sujet de ces sept yogas (tib. dmangs phal pa phrin las mthun sbyor gyi gdams pa). Si on revient aux désirs nécessaires et naturels des épicuriens[20], où et comment classer ce type de besoins ? Comment le tronc commun du bouddhisme considérerait-il les ablutions et les offrandes de torma aux dieux-démons ? Comment Milarepa les aurait-il intégrées dans son “exercice spirituel sans sessions ni pauses” ?
Dans le Dohākośa-nāma Mahāmudropadeśa (tib. do ha mdzod ces bya ba phyag rgya chen po’i man ngag), attribué à Saraha / Śavaripa, on lit dans le verset 34 :
“Comme c’est étonnant ! La pensée naît, tel un lotus, de la fange du devenirLe plaisir de manger, boire et faire l’amour fait penser à la pratique du festin (skt. gaṇacakra), telle qu’elle est décrite dans le Commentaire Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā, verset DKG n° 24.
Sans être entachée par aucun défaut
Que tu aies plaisir à manger, à boire et à faire l’amour,
Ou que ton corps et esprit soient très éprouvés,
Si tu maintiens l’observance dans toutes les circonstances diverses
Rien ne t’asservira, affranchira ou influencera.”[21]
“24.1a Ils mangent, ils boivent et éprouvent la joie de l'union
Tout en imaginant que le corps est de nature divine, que les paroles sont des formules sacrées et que la conscience (sct. citta) est le Réel. [La délectation des cercles divins] correspond à la phase de création (sct. utpattikrama).
24.2a Les cercles [divins] se remplissent constamment
Si [les yogis] réalisent leur objectif conformément aux phases de la création etc. du chemin indestructible du fruit
24.3a Par cette instruction ils concrétiseront l'autre monde
Mais s'ils ne le concrétisent pas
24.4a La tête de ces étourdis sera écrasée sous les pieds [du Seigneur du monde]”
***
[1] "While going, standing, sitting or lying down, the monk knows 'I go', 'I stand', 'I sit', 'I lie down'; he understands any position of the body." - "The disciple understands that there is no living being, no real ego, that goes, stands, etc., but that it is by a mere figure of speech that one says: 'I go', 'I stand', and so forth." source : Nyanalokita Thera.
[2] Traduction retravaillée extraite de Entretiens de Maître de dhyāna Chen-Houei, de Jacques Gernet, Publications de l’école française d’extrême-orient, 1949, pp. 5-7. Il s’agit du document Dunhuang n° 3047 et n° 3488 du British Museum.
[3] Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique, Gallimard, 1995.
[4] de ltar rtogs pa'i rnal 'byor pas gnas la nges pa mi bya, en référence au non-fondement (skt. apratiṣṭhita).
[5] tib. gnas : subsistance ou état. Ne pas concevoir de lieu fait sans doute référence à la théorie Apratiṣthanavada. Voir Klaus-Dieter Mathes, "Can sutra mahamudra be justified on the basis of Matiripa's apratisthanavada?"
[6] Il s’agit des quatre activités quotidiennes : marcher, se déplacer, être assis et être couché.
[7] de ltar rtogs pa'i rnal 'byor pas gnas la nges pa mi bya/ de bzhin du sems kyi gnas mi rtog pa nags lta bu'am/ rtog pa'i khyim lta bu la 'gro ba dang 'dug pa'i bya bas/ nags su ma 'gro khyim du ma 'jug par//
[8] Karmapa III Rang byung rdo rje appele ce chant “mi las lam khyer drug gi mgur”.
[9] Variante “snying po don gyi sdod lugs yin”, p. 373 version mtsho sngon mi rigs dpe skrun khang.
[10] Variante “‘od gsal ngang du”, p. 373 version mtsho sngon mi rigs dpe skrun khang.
[11] Variante “gzung ‘dzin spangs pa’i za lugs yin”, p. 373 version mtsho sngon mi rigs dpe skrun khang.
[12] Variante “thab shes kyi chab”, p. 373 version mtsho sngon mi rigs dpe skrun khang.
[13] Variante “rgyun chad med pa’i ‘thung lugs yin”, p. 373 version mtsho sngon mi rigs dpe skrun khang..
[14] Variante “‘gro ‘chag nyal ‘dug sems la ltos”, p. 373 version mtsho sngon mi rigs dpe skrun khang.
[15] Version mtsho sngon mi rigs dpe skrun khang p.372-373
[16] nyon mongs ye shes chen po ste// nags la me bzhin rnal ‘byor grogs/ ‘gro dang ‘dug pa ga la yod// dgon par gnas nas bsam gtan ci// phyag rgya chen po tshig bsdus pa (skt. mahāmudrā-sañcamitha), attribué à Maitrīpa / Nāropa en fonction des versions. Chants de Plénitude, p. 122
[17] mthong dang thos dang reg dang dran pa dang
zas skom 'khyam dang 'gro dang 'dug pa dang//
cal col gtam dang lan smrar gyur pa la//
sems so zhe na gcig gi rnam pa las mi bskyod// Chant de distiques de Saraha DKG n° 55
[18] dam pa phrin las mthun sbyor/_zas /// gos /// gnyid /// bskong ba /// smra brjod /// khrus /// gtor ma'o/
[19] Marpa, éd. Claire Lumière, trad. Christian Charrier, p. 121
rje mar pa bsnyung ba las grol zhing thugs skyo ba sangs pa'i tshe/ nA ro'i zhal nas/ dmangs kyi rnal 'byor bdun las/ khrus kyi rnal 'byor la 'gro gsungs pa'i zhabs phyir phyin/ yan lag brgyad ldan gyi rdzing bur mar pas kyang khrus mdzad tshe/ sku la srung ba zab mo zhig yod pa de bkrol nas bzhag pa khwa tas khyer song ba/ nA ro pas mi ma yin gyi bar chod rtsom par dgongs pas lta stangs dang bcas sdigs mdzub mdzad pas/ bya rengs te nam mkha' nas lhung byung ba las/ srung 'khor bzhes te mar pa la gnang nas/ da phyin bar chad bdud las rgyal ba yin no gsungs/ de nas dpal nA ro pa chen pos/ mar pa chos kyi blo gros 'di nga'i rgyal tshab tu bkod pa yin gsungs/
[20] “L'ascèse des désirs se fondera sur la distinction entre les désirs naturels et nécessaires, les désirs naturels et non nécessaires, et enfin les désirs vides, ceux qui ne sont ni naturels, ni nécessaires, distinction qui s'esquissait déjà d'ailleurs dans la République de. Platon Sont naturels et nécessaires les désirs dont la satisfaction délivre d'une douleur et qui correspondent aux besoins élémentaires,aux exigences vitales. Sont naturels mais pas nécessaires le désir de mets somptueux ou encore le désir sexuel. Ne sont ni naturels ni nécessaires, mais produits par des opinions vides, les désirs sans limites de la richesse, de la gloire ou de l'immortalité.” Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique, Gallimard, 1995
[21] Chants de Plénitude, p. 34
e ma ho/
srid pa’i ‘dam skyes pad+ma lta bu’i sems/
nyes pa gang gis gang la gos pa med/
za zhing ‘thung la gnyis sprod bde ba dang*/
gal te lus sems rab tu gdungs gyur kyang*/
rnam pa sna tshogs gang la spyod gyur pa/
gang gis ma bcings ma grol gos pa med/
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