L’apport de sKor Nirūpa
C’est grâce à Sarah Harding, que j’avais découvert l’existence du commentaire du Śrī Vajrayoginī guhyasādhana (tib. dpal rdo rje rnal 'byor ma'i gsang ba'i sgrub thabs) par Pao Tsuklak Trengwa (1504–1566), intitulé “dpal rje btsun rdo rje rnal 'byor ma'i gsang ba'i sgrub thabs kyi rnam par bshad pa zab mo rnam 'byed”. Dans un longue digression, avant d'aborder le sādhana, Tsuklak Trengwa réagit aux remarques de Sakya Paṇḍita “Marpa Lhodrakpa n’avait pas la Grâce de Vajravārāhī” (tib. rdo rje phag mo'i byin rlabs ni// mar pa lho brag pa la med/), et de quelques-uns de ses disciples concernant l’énigmatique sKor Nirūpa, ou Kong Neruwa, dont les dates données sont 1008-1081[1] ou 1062-1102 (Gö lotsawa). Nirūpa était en effet traité de “pervertisseur de dharma” (tib. log chos pa) et de “faussaire de consécrations” (tib. rdzun dbang byas pa) par les Sakyapas, plus précisément par Gorampa Sönam Senge (1429-1489)[2]. Matthew Kapstein appelle Nirūpa “le Lobsang Rampa du XIème siècle”.[3]
Je ne vais pas répéter ici l’hagiographie de sKor Nirūpa, mais il aurait été le disciple (avant son transfert ?) d’un certain Karopa de Zahor[4], qui aurait été à son tour le disciple de Maitrīpa/Advayavajra. Ce serait grâce à lui que le texte contesté de la Consécration à quatre symboles de Vajravārāhī (skt. Catuḥpīṭha tib. phag mo brda bzhi'i dbang) état disponible au Tibet. Dans le commentaire précité, Tsuklak Trengwa prend la défense de sKor Nirūpa en faisant l’inventaire de son apport. D’abord, il le considère comme un disciple directe (tib. dngos slob) de Maitrīpa et comme un grand traducteur. Il aurait passé 21 ans au Tibet, et ne serait selon Gö lotsawa autre que Prajñāshrījñānakīrti (BA, p. 851, DT p. 995, le nom est donné en sanskrit retranscrit en tibétain). Sous ce nom, il est l’auteur d’un commentaire du Chant des Distiques de Saraha (tib. mi zad pa’i gter mdzod yongs su gang ba’i glu shes bya ba gnyug ma’i de nyid rab tu ston pa’i rgya cher bshad pa, P3102, D2257, dont le titre en sanskrit est Dohanidhikoṣaparipūrṇagītināmanijatattvaprakāśaṭīkā). Ce commentaire est attribué à Advayavajra, et a été “traduit” par Prajñāshrījñānakīrti[5]. Sarah Harding mentionne que le nom de sKor Nirūpa tombe aussi dans le cadre de la controverse des deux autres Dohākoṣa de la “Trilogie de dohā” (tib. do ha skor gsum), attribué à Saraha.
Cela devient bien plus intéressant encore. Nirūpa aurait donc reçu directement de Maitrīpa le “Choral du Nom de Mañjuśrī“ (skt. Mañjuśrī-Nāma-Saṃgīti tib. 'jam dpal mtshan brjod), le Tantra “L'éminent Sans-souillure” (skt. Śrī-anāvila-tantra-raja tib. rgyud kyi rgyal po dpal rnyog pa med pa), “le Tantra du Parfait non-fondement” (tib. rab tu mi gnas pa’i rgyud), le “Tantra glosique de l’Inconcevable” (tib. bshad rgyud bsam gyis mi khyab pa) et le “Tantra du Mystère indifférencié” (tib. gsang ba gnyis su med pa'i rgyud). Ces cinq textes tantriques sont connus sous le nom “Les cinq tantras de sKor Nirūpa” (tib. skor ne ru pa'i rgyud lnga). Ces cinq tantras, précise Tsuklak Trengwa, constituent la glose de l’approche et la pratique de la “Mahāmudrā sans engagement mental” (tib. phyag rgya chen po yid la mi byed pa)[6]. Toujours selon Tsuklak Trengwa, les Tibétains devons encore à Nirūpa la présence au Tibet et la connaissance des Sept Démonstrations (tib. Grub sde bdun), et du Cycle des six textes sur le Coeur (tib. Snying po skor drug). Nous tenons sans doute ici la source et la doctrine de la Mahāmudrā tantrique de l’école Kagyupa. Un autre apport important sont les Dix textes canoniques sur la Mahāmudrā (tib. Phyag rgya chen po’i chos bcu), qui viendraient de Vajrapāṇi (1007-), un disciple de Maitripa/Advayavajra, et qu’un certain Nakpo Sherdé (tib. nag po sher dad) de Ngari (tib. mnga’ ris) aurait amenés (tib. spyan drangs pas) au Tibet. Last but not least, même le Cycle des Vingt-quatre textes sur le Non-engagement mental d’Advayavajra (tib. a ma na si ka ra'i chos skor nyer bzhi rnams) devraient leur présence dans le bouddhisme tibétain à Nirūpa.
Karmapa VII Chödrak Gyatso (1454-1506) avait rassemblé toutes les oeuvres en rapport avec la Mahāmudrā, sūtrique, tantrique et “essentiel” en une collection intitulée “les Canons Indiens de la Mahāmudrā” (tib. Phyag chen rgya gzhung[7]), pour indiquer qu’il s’agissait d’oeuvres canoniques de la Mahāmudrā, originaires de l’Inde, donc authentiques. Cette collection, dont la version tibétaine est disponible sur le site Dharmadownload, est actuellement en cours de traduction. Le tantra “L'éminent Sans-souillure” (skt. Śrī-anāvila-tantra-raja tib. rgyud kyi rgyal po dpal rnyog pa med pa) y figure à la première place.
On comprend maintenant mieux l’indignation et l'inquiétude de Tsuklak Trengwa. Si Nirūpa est responsable pour une part essentielle du savoir tantrique de l’école Kagyupa, et que l’on met en doute son apport, en traitant Nirūpa de “pervertisseur de dharma” et de “faussaire de tantras”, l’édifice de la Mahāmudrā tantrique risque de s'effondrer. Du moins son authenticité historique. Pour le reste, c'est une autre affaire.
Nirūpa est également un maître important pour l’école Shangpa Kagyu (voir après la section des notes). Ce serait, selon Tsuklak Trengwa, Nirūpa qui aurait enseigné les Vingt-quatre textes sur le Non-engagement mental d’Advayavajra à Khyoungpo Neldjor, le fondateur de l’école Shangpa[8]. Khyoungpo Neldjor rencontre Nirūpa à Lhasa. Nirūpa lui transmet la mahāmudrā et des tantras, et le complimente comme étant son meilleur disciple. L'école Shangpa a par ailleurs ses propres soucis d'authenticité.
Reste à mentionner que Nirūpa avait encore rencontré, avant son transfert conscientiel, le grand voyageur siddha Vairocanavajra[9], dont l’apport à l’école Kagyupa est également de grande valeur.
Gö lotsawa :
“ Since [Vairocanavajra] traveled extensively in the upper and lower regions of Dbus and Gtsang, [I] am unable to list all [the places he visited]. He did stay in Rgyal of 'Phan yul for a long time. He also translated dohas, and since the Doha Trilogy was his teaching, it appears that the claim that Asu composed the King and Queen Dohâs is untrue. His students were Sprul sku Zla ba 'od zer in La stod, Rin po chen Rgyal tsha in Gtsang, and Zhang rin po che in Dbus. Since he lived in Tibet for such a long time, he certainly had many disciples. Nevertheless, [I] have not seen any documents [about his students], and thus am unable to list more than these [three]. Skor [Nirüpa] requested spiritual instructions from [Vairocana] in Snye thang before he underwent his transference of consciousness, and thus [Vairocana's] arrival in Tibet preceded Skor Nirüpa. At last this great adept displayed his passing into nirvāṇa on a ridge in ‘On.”[10]Que déduire de tout cela ? Qui a traduit ou composé tel ou tel texte, tantra, sādhana, ou commentaire ? Vairocanavajra connaissait le sanskrit (et autres vernaculaires indiens) et traduisait tout seul en tibétain. Asu le Newar, vivait au Tibet, et maîtrisait à la fois le sanskrit et le tibétain. Le transfuge conscientiel Nirūpa, qui qu’il soit, avant ou après son transfert, connaissait également le sanskrit et le tibétain. Dans les ateliers de traduction à Kathmandou, des compositions bilingues étaient possibles. Quelle garantie offre réellement l’existence d’un texte “original” en langue indienne ? Nous savons maintenant, enfin certains le pensent, que le Sūtra du Coeur était un texte chinois traduit en sanskrit. La chose serait-elle totalement impossible au Tibet ?
***
[1] Voir aussi le chapitre “The problem of Kor Nirūpa” dans Dreaming the Great Brahmin: Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Kurtis R. Schaeffer
[2] Dans son sDom pa gsum gyi rab tu dbye ba’i rnam bshad rgyal ba’i gsung rab kyi dgong pa gsal ba, Réf. TRBC W1PD1725.
[3] “However, we must wonder just what sources ’Gos lo tsā ba had at his disposal for his record of Skor ni ru pa, particularly because Skor ni ru pa was, in effect, the Lobsang Rampa of eleventh-century Tibet, a Tibetan yogin whose body had been taken over by an Indian saint. To the historical uncertainties of visions and dreams, then, we must also add possession!” Chronological Conundrums in the Life of Khyung po rnal 'byor: Hagiography and Historical Time, Matthew T. Kapstein
[4] Gö Lotsawa raconte son histoire dans les Annales bleus, p. 107
[5] Colophon: mi zad pa'i gter mdzod yongs su gang ba'i glu zhes bya ba'i rgya cher bshad pa rnal 'byor gyi dbang phyung chen po dpal sa ra ha pa'i dgongs pa mkhas par grags pa dpal ldan gnyis su med pa'i rdo rje mdzad pa rdzogs so/ /rnal 'byor pa bsod snyoms pa pradz+nyA na kIrtisa rang 'gyur du mdzad pa'o// gser bris number: 1109 otani beijing: 3102
[6] de thams cad kyang phyag rgya chen po yid la mi byed pa'i lta sgom du 'grel bar mdzad do
[7] Voir l’article de Klaus-Dieter Mathes (2011): The Collection of 'Indian Mahāmudrā Works' (phyag chen rgya gzhung) Compiled by the Seventh Karma pa Chos grags rgya mtsho.
[8] “He also studied with Kong / Kor Nirupa (kong / skor nu ru pa) in Shamora (sha mo ra) in Tolung (stod lung). According to Tsuklak Trengwa (gtsug lag 'phreng pa, 1504-1564/66), Nirupa taught him the Amanasei Chokor Nyernga (a mA na sa'i chos skor nyer lnga), a Dzogchen cycle allegedly invented by Sheuton Jang (she'u ston byang).” The Treasury of Lives, article d’Alexander Gardner.
[9] Kurtis R. Schaeffer, “The Religious Career of Vairocanavajra – A Twelfth-Century Indian Buddhist Master from Dakṣiṇa Kośala,” Journal of Indian Philosophy 28, no. 4 (2000): 361-84
“Skor [Nirüpa] requested spiritual instructions from [Vairocana] in Snye thang before he underwent his transference of consciousness, and thus [Vairocana's] arrival in Tibet preceded Skor.”
[10] Je recopie ici la traduction anglaise et la transcription tibétaine de Kurtis Schaeffer. Deb ther sngon po [pp. 749-750]; dbus gtsang gi sa cha stod smad mang por byon pas thams cad bgrang mi nus kyi / 'phan yul gyi rgyal du yun ring par bzhugs / do ha la sogs pa'i 'gyur yang mdzad / do ha skor gsum ga 'di'i chos yin pas / rgyal po dang btsun mo gnyis a sus mdzad par smra ba'ang mi bden par snang ngo // di 'i slob ma yang la stod du sprul sku zla ba 'od zer / gtsa po che rgyal tsha / dbus su zhang rin po che ste / bod du yun rings bzhugs pas slob ma mang po yod par nges kyang yi ge ma mthong de tsam las bgrang bar mi dpyod do // 'di la grong 'jug ma byas pa'i skor des snye thang du gdams pa zhus pas skor ni rü pa las bod du 'byon pa 'di snga ba yin no // de Ita bu 'i grub thob chen po de ni mthar 'on gyi sgang khar mya ngan las 'da' ba'i tshul bstan to //
La suite du texte de Tusklak Trengwa :
"Le siddha érudit Khyoungpo Neldjor avait également reçu ces instructions de [Nirūpa]. “J’ai actuellement des disciples au nombre de trois pintes de graines de moutarde blanche, mais il n’y a que toi, Khyoungpo Neldjor, qui a perfectionné ces instructions."
[Nirūpa] avait en effet “découvert” (tib. spyan drangs] de nombreuses instructions du Cycle de Vajravārāhī, mais la Consécration à quatre symboles de Vajravārāhī (skt. Catuḥpīṭha tib. phag mo brda bzhi'i dbang) ne faisait pas partie de son système (tib. lugs). Plus tard au Tibet, Asu le Newar, un disciple de Vajrapāṇi l’Indien, le disciple spécial de Seigneur Maitrīpa, était le principal à enseigner les dohākoṣa de Saraha. [Asu le Newar] posséda également une transmission unique (tib. chig lugs) de la “Quadruple consécration des dohā” (tib. do ha brda bzhi'i dbang) qui venait de Maitrīpa, mais ce n’était pas une consécration de Vajravārāhī.
Par conséquent, la Consécration à quatre symboles de Vajravārāhī, est une consécration du Corps, de la Parole et de l’Esprit éveillés, que l’on appelle la “Consécration à quatre symboles” (tib. brda bzhi'i dbang), ou la “Consécration de la gnose indestructible de la Mahāmudrā” (tib. phyag rgya chen po rdo rje ye shes kyi dbang). On l’a aussi enseigné sous le nom de la “Grâce de la déesse à deux têtes” (tib. zhal gnyis ma'i byin rlabs).
Ces Consécrations à quatre symboles ont permis aux personnes aux facultés aiguisées d’être édifiées, et aux vajrācārya d’atteindre le discernement et de connaître le continuum de l’Élément de la personne à édifier (tib. gdul bya'i khams rgyud shes pa). Ainsi, en l’instruisant, il lui expliquait comment réussir (tib. don grub pa). Encore faut-il trouver une personne réceptive capable d'entendre (tib. nyan pa po)..."
Texte Wylie de Tsuklak Trengwa
des na rje sa skya pas/_rdo rje phag mo'i byin rlabs ni/_/mar pa lho brag pa la med/_/ces dang*/_/phyi nas phag mo'i byin rlabs dang*/_/zhes chos log tu 'dren pa sogs ni tshangs pa chen po'i mdzad pa kho na ste kho bos bkag pa'i phyir zhes pa kho na rigs pa'i mthar thug yin no/_/yang de'i rjes 'brang kha cig na re/_skor ne ru pa bya ba log chos pa cig gis _phag mo brda bzhi'i dbang_ bya ba'i rdzun dbang byas pa de dgag pa yin zer ba yang cha med par smra ba la rings pa yin te/_skor ne ru pa chen po ni mnga' bdag mai tr-i pa'i dngos slob lo tsA ba chen po cig yin la/_rje mai tr-i pa las mtshan brjod dang rnyog med dang rtsa rgyud rab tu mi gnas pa dang bshad rgyud bsam gyis mi khyab pa dang gsang ba gnyis su med pa'i rgyud rnams zhus nas spyan drangs pas skor ne ru pa'i rgyud lnga zhes grags cing*/_de thams cad kyang phyag rgya chen po yid la mi byed pa'i lta sgom du 'grel bar mdzad do/_/gzhan yang grub pa sde bdun/_snying po skor drug_a ma na si ka ra'i chos skor nyer bzhi rnams spyan drangs te gtso bor 'chad pas a ma na si pa zhes grags cing*/
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