Après la
mort du Bouddha, tous ses moines étaient en deuil. Subhadda, un barbier d’Atumā,
qui était devenu moine mais n’aimait pas tous les vœux mineurs et majeurs à
observer, leur dit de plutôt se réjouir : « Nous voilà débarrassé du grand
ascète (mahāsamana) ; on est enfin libre d’agir à notre guise. ». C’est
cette remarque qui aurait fait décider à Mahākassapa, sur la route de Kusināra,
de tenir le premier concile,
d’une série à venir afin de préserver la pureté de la doctrine.[1] Subhadda,
présent à la mort du Bouddha, n’aurait-il peut-être pas bien entendu le testament
et les prédictions du Bouddha dans le Mahāparinirvāṇasūtra ?
La cause
du déclin de la doctrine, serait en effet le taux de mauvaises ou fausses doctrines
qui se mélangèrent à fur et à mesure à la « bonne doctrine ». Il
fallait donc veiller à ce que le bon grain soit séparé de l'ivraie. Le « bon
grain » ce furent les écritures canoniques ou reconnues comme telles. C’est-à-dire
les doctrines approuvées par une guide (sangha) en bons termes avec les
autorités locales, qui ne pouvaient pas admettre des doctrines qui allaient à l’encontre
de leurs propres intérêts. Le nom chinois pour « écriture canonique »
est « ching »,dont la forme verbale signifie « ordonner, réguler ».
Le terme tibétain « gzhung » signifie à la fois « écriture
canonique » et « gouvernement ».
« Quand les moines étudient la doctrine à l’étranger, ils se mettent à genou et la recoivent oralement. L’instructeur leur transmet [T. zhal snga nas] la doctrine exactement comme il l’avait reçue de son instructeur en la répétant 10 ou 20 fois. S’il se trompe sur ne serait-ce qu’un seul mot, une révision mutuelle a lieu et [le terme erroné] est éliminé. Aucune indulgence n’est admise à l’égard des moines et de la doctrine. Depuis peu, les doctrines [bouddhistes] ont commencé à affluer dans le pays de Chin (la Chine). Mais il y en a qui, à cette occasion, prennent du sable pour de l’or en croyant avoir réussi leur supercherie Si personne ne les reprend, comment pourrions nous distinguer le vrai du faux ? Si on avait mélangé le bon grain et l’ivraie, Hou Chi s’en serait plaint. Si on avait gardé indistinctement de la jade et des pierres dans un coffre-fort, Pien He aurait eu honte. Et moi, [Dao] An [312-385], étudiant, quand je vois comment [les écritures canoniques et fausses] confluent comme les rivières Ching et Wei, ou comme un dragon et un serpent cheminent ensemble, comment je n’en aurais pas honte ? Aussi, je dresserai la liste de ce que je considère être des écritures non-bouddhistes (fei fo-ching) afin d’avertir les candidats futurs, pour qu’ils sachent quelles écritures sont méprisables. »[2]
Dao'an
compile alors le premier catalogue[3] de
sūtras bouddhiques traduits en chinois. Ces catalogues, qui n’existaient pas en
Inde, deviendront le moyen par excellence dans les pays asiatiques où s’implante
le bouddhisme pour établir les écritures canoniques, le plus souvent en accord
avec les autorités locales. Seng-yu, compilateur du premier catalogue chinois
préservé, rappelle la prédiction du Bouddha dans le Mahāparinirvāṇasūtra « qu’après
sa mort, les moines plagieront les écritures, causant ainsi le déclin de la
doctrine. »[4].
La première traduction chinoise de ce sūtra comportait 6 fascicules, les autres
versions 36 ou 40 fascicules. Dans la traduction tibétaine de ce texte, le
Bouddha aurait prédit l’avènement de Padmasambhava.
Ce sūtra
serait d’ailleurs l’endroit rêvé pour faire authentifier in extremis dans la
bouche du Bouddha, sous forme de prédictions, tout ce qu’il avait besoin de l’être.
Dans ce sūtra comme dans d’autres d’ailleurs. L’impératrice Wu Zetian (624-705)
avait commandé plusieurs interpolations, dans le Sūtra de l'ornementation
fleurie (S. avataṃsakasūtra) ou le Sūtra de la pluie précieuse (S. ratnameghasūtra
Taishô 660), selon certains avec l’approbation du traducteur avec pignon sur rue Bodhiruci (?-527), pour
authentifier son statut d’émanation de Prince Claire-de-lune (S. Candraprabha
kumāra T. zla 'od gzhon nu), dont le Bouddha aurait fait la prédiction. Selon certains toujours, le
traducteur aurait été richement récompense. Cependant, les dates de Bodhiruci ne correspondent pas...[5]. Il s'agirait peut-être plutôt de Fazang (643-712) de l'école Huyayan. Je reviendrai sur la légende de prince Claire-de-lune dans un blog à venir. La prédiction dit que Devaputra un disciple du bouddha
historique, la future impératrice Wu Zetian, renaîtrait en Chine peu avant le
déclin de la doctrine de Śākyamuni, qu’elle restaurerait parfaitement et selon
laquelle elle régnerait. Cela devrait mettre fin à la théorie du déclin de la doctrine et les diverses sectes qui s’en nourrissaient.[6]
Ce genre
de choses n’était pas exclusif à la Chine. Gampopa était également considéré
comme la réincarnation de Prince Claire-de-lune (lune), prédit dans le Samādhirājasūtra, redresseur des torts et
sauveur de la bonne doctrine en préparant la voie à Maitreya (soleil). Mais Sakya paṇḍita, qui considérait la Mahāmudrā de Gampopa comme une fausse doctrine, celle-là même qui fut condamnée par le roi
tibétain Trisong détsen (khri srong sde btsan 742-797), et qui pour la
contrecarrer faisait valoir une prédiction de Śāntarakṣita (source inconnue, sans
doute un texte redécouvert (T. gter ma).
« Écoutez ma prédiction, ô roi, dans votre pays le Tibet, que Padmasambhava avait confié aux douze Protrectrices (brtan ma bcu gnyis), les hérétiques n’ont pas pu s’implanter. Cependant, par un concours de circonstances, la tradition bouddhiste se clivera en deux camps. Cela commencera après ma mort par la venue d’un moine chinois, qui enseignera le chemin de l’accès simultané appelé « Panacée blanche » (T. dkar po chig thub). Vous inviterez alors mon grand disciple, le grand érudit Kamalaśīla, à venir de Inde pour le réfuter. Vous décréterez ensuite que les fidèles agissent conformément à sa tradition bouddhiste (de Kamalaśīla). »[7]Karl Debreczeny, dans Wutai Shan: Pilgrimage to Five-Peak Mountain, donne un autre exemple de l'intérêt de faire parler les canons. De nouveau, il s'agirait d'une interpolation par notre impératrice dans le Sūtra de l'ornementation fleurie mentionnant la montagne Wutai Shan (T. ri bo rtse lnga) comme la demeure de Mañjuśrī, ce qui avait fait une bonne publicité à ce lieu très fréquenté. Par exemple par Vairocanarakṣita, Dampa Sangyé et d'autres.
Au Tibet, il existait différents recensements (T. lhan dkar ma/ldan dkar ma)[8] des traductions faites pendant cette période, mais au quatorzième siècle une sélection, édition, compilation et systématisation finales furent entreprises par Butön Rinchen Drub (Bu ston rin chen grub 1290–1364) du monastère de Zhalu. Pour faire le tri et vérifier l’authenticité des textes, un original en langue indique était requis et de nombreuses traductions anciennes (T. rnying ma) ne répondant pas aux critères nouvelles furent exclus du catalogue. Les écoles dont de nombreux textes furent exclus ont développé leurs propres canons.
Il est évident que les contraintes d'un original en langue indienne, la traduction par une équipe sous la direction d'un pandit indien ou maîtrisant le sanscrit, ne suffisent pas toujours pour garantir l'authenticité d'un texte, comme nous l'avons vu dans les exemples ci-dessus. Leur intégrité n'est pas toujours au-delà de tout soupçon. Souvent il peut y avoir contestation par les uns ou par les autres. Les pandits étaient d'ailleurs souvent sur la route ou en séjour dans un des nombreux centres en dehors de l'Inde en travaillant avec des traducteurs de diverses origines. Comment être certain que des textes, même canoniques, n'ont pas été composés à ces occasions. Je ne peux que recommander Chinese Buddhist Apocrypha de Robert E. Buswell pour prendre conscience de cette réalité qui est loin de ne se limiter qu'à la situation chinoise...
MàJ 21052013 Entre-temps, chez les chrétiens
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[1] Vin.ii.284f; D.ii.162; Mhv.iii.6. http://www.palikanon.com/english/pali_names/s/subhadda.htm
[2] « When monks in foreign countries are trained in the teachings [of Buddhism], they kneel down and receive it orally. The teacher confers on his disciples the teachings exacdy as he received them from his own teacher by repeating it ten or twenty times. If even one word deviates [from the accepted transmission], it is revised after mutual conference and [the wrong word] is immediately deleted. There is no laxity as far as the monks and the teachings are concerned. It has not been long since the [Buddhist] scriptures reached the land of Chin [viz., China]. But those who delight in this occasion label sand-grains as gold, and believe they have succeeded in such [forgeries]. If no one corrects [such deceptions], then how can we distinguish the genuine from the spurious? If grains and weeds are mixed in farming, Hou Chi would lament over it; if jade and stone are stored [indiscriminately] in a metal chest, Pien He would be ashamed of it. I, An, who dare to undertake this training, see that [the presence of both authentic and spurious scriptures] is like the Ching and Wei rivers merging their flows, or a dragon and a snake proceeding side by side. How could I not be ashamed of this? Now I list what I regard in my mind to be non-Buddhist scriptures (fei fo-ching) in order to warn future aspirants, so that they will all know that these scriptures are despicable. » Kyoko Tokuno, Evaluation of Indigenous Scriptures, dans Chinese Buddhist Apocrypha p. 34
[3] Perdu en partie, mais préservé dans le catalogue (Ch’u-san-tsang chi-chi) compilé par Seng-yu (445-518).
[4] Kyoko Tokuno, Evaluation of Indigenous Scriptures, dans Chinese Buddhist Apocrypha p. 36
[5] « In 693, Bodhiruci and others translated the Baoyujing (寶雨經 The Precious Rain Sutra, Ratnameghasutra) and presented to Wu Zetian. This was a retranslation of the same sutra done by Mantuoluoxian 曼陀羅仙 (Mandra Rishi?) in Liang dynasty, but with the addition that the Buddha predicted that “the god named Sun and Moon Light” would appear as a woman “in Great China” and ruled there as a king. Thus, the translator was also bestowed with abundant gifts (《大周新譯大方廣佛華嚴經序》與《全唐文》卷 97). » Source : Thansiang
[6] Suppression of the Three Stages Sect, dans Chinese Buddhist Apocrypha, p. 230
[7] Voir L’Exposition des trois types de vœux (T. sdom gsum rab dbye)
[8] Le lDan dkar ma, le catalogue des textes conservés au début du IXème siècle au palais royal tibétain de sTong Thang ldan kar
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