mercredi 7 novembre 2012

Pouvoirs surnaturels et ventriloquie au Tibet


Dans le bouddhisme tibétain, il existe de multiples révélations (T. lung bstan S. vyākaraṇa) de type prédiction, qui peuvent se rapporter à des évènements futurs, la maturation karmique individuelle, la naissance de bodhisattvas ou de grands maîtres à venir, souvent des émanations ou des réincarnations de bodhisattvas ou de grands maîtres du passé. Le pouvoir de faire des prédictions s’inscrit dans la qualité d’un Éveillé appelée « pouvoir extra-sensoriel » (T. mngon shes S. abhijñā), souvent traduit par « clairvoyance ». Il y a six types de pouvoirs surnaturels. 

1. Le pouvoir de provoquer des évènements surnaturels (T. rdzu ‘phrul gyi mngon shes S. ṛddhi vidhi jñāna),
2. Le pouvoir de l’œil divin (T. lha’i mig gi rnam shes S. divyaṁ caksu),
3. Le pouvoir de l’oreille divine (T. lha’i rna ba’i mngon shes S. divyaṁ śrota jñāna),
4. Le pouvoir de connaître la pensée d’autrui (T. gzhan sems shes pa’i mngon shes S. paracitta jñāna),
5. Le souvenir des existences passées (T. sngon gnas rjes dran gyi mngon shes S. pūrva nivāsanusmṛti jñāna),
6. Le pouvoir de connaître la fin des souillures (T. zag pa zad pa’i mngon shes S. āśrava kṣaya jñāna).

Ces pouvoirs permettent au Bouddha historique ou à tout autre Éveillé de dire où tel individu a pris renaissance, à cause de quel acte, de dire de tel autre quand et où il trouvera l’éveil. Le premier à recevoir une prédiction du Bouddha était le bodhisattva Maitreya, le bouddha futur. Calquées sur cet évènement d’autres prédictions très nombreuses ont suivi. On dit[1] par exemple que Gampopa fut une réincarnation du bodhisattva Candraprabhakumāra (T. zla ‘od gzhon nu), à qui le Bouddha avait enseigné le Samādhirājasūtra. Et pas seulement « on », Gampopa en personne rappelle ce fait pendant l’épisode des Trois hommes du Kham[2].

Les prédictions pouvaient aussi servir comme des hagiographies à l’envers. Au lieu d’être rétrospectives comme les hagiographies, les prédictions sont prospectives et décrivent des évènements à venir. Seulement, les prédictions étant (ré)apparues après les évènements prédits, n’auraient-elles pas perdu tout intérêt ? Pas entièrement, si des personnages historiques sont en quelque sorte cautionnés par un Éveillé du passé. Ne serait-ce d’ailleurs pas là leur principal intérêt ?

Dans l’école nyingmapa, on enseigne que Bouddha Sakyamuni aurait prédit la naissance de Padmasambhava, dans le Mahāparinirvāṇasūtra au moment de sa mort pour consoler et rassurer ses disciples. Padmasambhava et son cercle de disciples auraient laissé une multitude d’instructions (T. gter ma) et de prédictions à découvrir à des moments opportuns afin de guider les générations futures à toutes fins utiles[3].

A l’époque où Sakya Paṇḍita (1182 - 1251) écrit son œuvre maîtresse L’Exposition des trois types de vœux (T. sdom gsum rab dbye), une prédiction du prévoyant Śāntarakṣita (8ème siècle) a dû remonter à la surface à point nommé, pour lui servir dans ses polémiques contre la Néo-mahāmudrā.
« L’apparition de ce type de tradition bouddhiste s’est produite conformément aux prédictions du bodhisattva Śāntarakṣita au roi Trisong détsen (khri srong sde btsan 742-797).  
Écoutez ma prédiction, ô roi, dans votre pays le Tibet, que Padmasambhava avait confié aux douze Protrectrices (brtan ma bcu gnyis), les hérétiques n’ont pas pu s’implanter. Cependant, par un concours de circonstances, la tradition bouddhiste se clivera en deux camps. Cela commencera après ma mort par la venue d’un moine chinois, qui enseignera le chemin de l’accès simultané appelé « Panacée blanche » (T. dkar po chig thub)[4]. Vous inviterez alors mon grand disciple, le grand érudit Kamalaśīla, à venir de Inde pour le réfuter. Vous décréterez ensuite que les fidèles agissent conformément à sa tradition bouddhiste (de Kamalaśīla)
Tout s’est passé comme [Śāntarakṣita] l’avait prédit. Après le déclin de la tradition chinoise, la tradition progressive s’est répandue. Mais après la chute de l’empire [tibétain], la tradition du maître chinois a néanmoins survécu, du moins ses écrits. On en a changé le nom et on l’a appelé « Mahāmudrā ». Ainsi, la Mahāmudrā de nos jours est principalement une tradition bouddhiste chinoise. »[5]
Si les pouvoirs surnaturels et les prédictions existent et que l’on est soi-même clairvoyant et omniscient, on pourra vérifier pour soi-même la véracité de ce qui précède. Si l’on croit que la prédiction de Śāntarakṣita citée par Sakya paṇḍita est authentique, ce qui précède constitue un cas d'autorité de « la parole [śabda] révélée [śruti] ou transmise par un locuteur digne de foi [āptopadeśa] », qui est homologué en tant que connaissance valide (pramāṇa). Mais si on doute de l’existence des six pouvoirs surnaturels tels qu’ils sont traditionnellement rendus, ou que l’on met en doute la véracité de la prédiction de Śāntarakṣita, on pourrait se demander qui aurait pu écrire cela, pour quelle raison et pourquoi justement à cette époque ? Les faux en écriture ne sont-il pas considérés comme un acte négatif de la parole ? Certes, mais les mensonges blancs peuvent être des expédients (upāya)[6], surtout s’ils sont utilisés par des saints bodhisattvas aux nobles intentions. Puis, généralement, ce genre de prédiction ou déclaration est assorti d’un avertissement de type « si vous ne croyez pas à la véracité de ce propos, la ḍākinī vous mangera tout cru et le couperet de Mahākāla vous arrachera votre cœur encore palpitant. »

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[1] Geulo (Annales bleus) écrit par exemple que Gyelwa yangoeunpa (rgyal ba yang dgon pa 1213-1258) aurait déclaré que Gampopa fut la réincarnation de Candraprabhakumāra. BA p. 451

[2] « Jadis, dans de nombreuses vies passées,
Nous avions déjà un lien karmique profond.
En présence du Seigneur parfaitement éveillé,
Le Vainqueur Transcendant, Protecteur Shakyamuni,
Alors que j’étais Jeune Clair de Lune,
J’ai demandé et reçu le Soutra de l’Absorption souveraine (Samādhirājasūtra).
» L’Ondée de sagesse, Christian Charrier, éd. Claire Lumière, p. 481
sngon skye ba mang po’i gong rol nas/ /las ‘brel pa zab mo ‘di ltar yod/ /rje rdzogs pa’i sangs rgyas bcom ldan ‘das/ /mgon shakya thub pa’i spyan snga ru/ /bdag zla ‘od gzhon nur gyur pa’i tshe/ /mdo ting ‘dzin rgyal po zhus shing gnang/

[3] "Dans le volume de rituels compilé par bDud 'joms rinpoche, Padmasambhava fait la prédiction suivante dans "la Prière en sept versets", juste avant que ne commence la partie dévolue au bSam pa lhun grub"Lorsque, la vie étant en danger, le pouvoir est pris par la force, lorsque le roi est déchu et qu'il devient un simple sujet, que l'on fasse un rituel d'expulsion en prenant les Huit catégories comme témoins"
ETRES SOUMIS, ETRES PROTECTEURS : PADMASAMBHAVA ET LES HUIT CATEGORIES DE DIEUX ET DEMONS AU BHOUTAN Françoise Pommaret, CNRS, ESA 8047, Paris, p. 48

[4] Terme chargé, car utilisé par Gampopa et Lama Zhang, constituant par là la preuve que leur Mahāmudrā est la tradition du maître chinois.

[5] “chos lugs ‘di ‘dra ‘byung ba yang/ /byang chub sems dpa zhi ba ‘tshos/ /rgyal po khri srong sde btsan la/ /lungs bstan ji bzhin thog tu bab/ /lung bstan de yang bshad kyis nyon/ /rgyal po khyod kyi bod yul ‘dir/ /slob dpon padma ‘byung gnas kyis/ /brtan ma bcu gnyis la gtad pas/ /mu stegs ‘byung bar mi ‘gyur mod/ /’on kyang rten ‘brel ‘ga’ yi rgyus/ /chos lugs gnyis su ‘gro bar ‘gyur/ /de yang thog mar nga ‘das nas/ /rgya nag dge slong byung nas ni/ /dkar po chig thub ces bya ba/ /cig char ba yi lam ston ‘gyur/ /de tshe nga yi slob ma ni/ /mkhas pa chen po ka ma la/ /shi la zhes bya rgya gar nas/ /spyan drongs de yis de sun ‘byin/ /de nas de yi chos lugs bzhin/ /dad ldan rnams kyis spyod cig gsung/ /de yis ji skad gsungs pa bzhin/ /phyi nas thams cad bden par gyur/ /rgya nag lugs de nub mdzad nas/ /rim gyis pa yi chos lugs spel/ /phyi nas rgyal khrims nub pa dang/ /rgya nag mkhan po’i gzhung lugs kyi/ /yi ge tsam la brten nas kyang/ /de yi ming ‘dogs gsang nas ni/ /phyag rgya chen por ming bsgyur nas/ /da lta’i phyag rgya chen po ni/ /phal cher rgya nag chos lugs yin.”

[6] Voir p.e. The Skill in Means (Upayakausalya Sutra)

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