samedi 17 novembre 2012

"La pratique chinoise"



Mais en fait, comment était-on entré dans cette obsession apocalyptique ? Toujours selon Michel Strickmann, il faudrait plutôt chercher la source du côté des nouveaux taoïstes visionnaires et prophétiques du IVème siècle. C’est eux qui produisent des « textes pleinement apocalyptiques », où « la déchéance du siècle est décrite avec élan », conformément au « programme du tao ».

« …le rythme des fléaux va en s’accélérant [et] atteindra son point culminant lorsque la peste, les eaux, la guerre et le feu se déverseront sur l’humanité et quand démons et hommes diaboliques s’entre-tueront. C'est ainsi que le monde sera purifié et préparé pour l'apparition du seigneur Li Hong, nouvelle manifestation du bon vieux Lao-tseu, qui descendra avec sa suite de Parfaits et d'êtres transcendantaux pour gouverner le peuple de la semence. Ce dernier, désigné longtemps à l'avance, aura pris refuge dans la montagne ou dans des grottes souterraines. Lorsque tout danger aura été éliminé, il pourra sortir de son repaire avec la certitude pour ses membres d'être titularisés au sein de la nouvelle administration taoïste. »[1]
Du point de vue des taoïstes les démons venaient de l’ouest[2], seraient-ce peut-être les missionaires bouddhistes, « le cou allongé […] dont les miasmes toxiques empoisonnent les aires […] dont le corps est couvert de poils […] » ? Que faire face à ce danger ? L’élite taoïste se consacra à l’étude et à la méditation, tandis que le plus gros des fidèles se consacra à la maîtrise de soi et à la « décharge des tensions dans la pratique de rites sexuels ».
Un petit texte[3] datant du IVème siècle environ, et que l’on trouve dans le canon taoïste (tao-tsang) du XVème siècle, fournit les instructions détaillées « pour réaliser un rituel collectif d’union sexuelle, une danse d’accouplement solennelle décrite en termes cosmologiques. »[4] Tchen Louan, un ex-taoïste du VIème siècle reconverti au bouddhisme rend compte du rituel :
« Nous joignions nos quatre yeux, quatre narines, deux bouches, deux langues et quatre mains, de façon que le yin et le yang soient juste en face l'un de l'autre. Cette pratique se fonde sur les vingt-quatre divisions de l'année solaire [...]. Pour ceux qui participent à ces rites, tous les maux et tous les dangers sont éliminés. On les appelle les «Parfaits». Ils sont sauvés et ont une longévité accrue. On enseigne aux maris à échanger leurs femmes ; ils mettent la luxure au-dessus de tout. Les pères et les frères aînés sont debout devant et ne savent pas rougir. C'est ce qu'ils appellent la technique des Parfaits d'accorder les souffles. Aujourd'hui, les taoïstes s'adonnent tous à cette pratique, c'est par elle qu'ils cherchent le tao. Il y a des choses qu'on ne peut exposer en détail. »[5]
Le « peuple de la semence », ce sont ceux qui savent comment nourrir leur principe vital, leur semence, leur bodhicitta pourrait-on dire, ou leur « nectar clanique » (S. kulāmṛta)…
Dans un des yāmala, le Rudrayāmala[6], que David Gordon White situe au 12-13ème siècle, on voit mis en scène, non sans humour, le sage brahmane orthodoxe Vasiṣṭha aller en Chine majeure (mahācīna), sur les instructions du Bouddha, afin d’y apprendre « la pratique chinoise » (S. cīnācāra) dans le culte de la déesse Tārā. Sur place, Vasiṣṭha participe à un banquet tantrique où « tous les Siddhas entièrement nus étaient engagés dans l’acte de boire (S. raktapānodyatāḥ/dhārapāna[7]) du sang. Ils buvaient encore et encore tout en jouissant des belles femmes, les yeux injectés de sang, bien repus de viande et ivres d’alcool. » White précise que le sang que burent les Siddhas n’était pas le sang d’une victime sacrifiée, mais le sang menstruel ou utérine et que dans toutes les sources Kaula anciennes et authentiques comme celle-ci, l’objectif des rituels sexuels n’est pas le plaisir, ni l’accès à la félicité divine, mais la génération du nectar clanique (S. kulāmṛta).[8] Après son retour de Mahācīna, Vasiṣṭha  pratiqua la méthode qui lui avait enseigné le Bouddha et atteint les siddhi.

Tārā, qui est à l’origine une divinité bouddhiste, avait également fait l’objet d’un culte dans l’hindouisme au dans le nord de l’Inde. A. K. Maitra[9] pense que les sources du culte hindou de Tārā sont des textes comme le Toḍala-tantra, le Rudrayāmala et le Brahmayāmala, qui contiennent des passages de ce qui circulait comme un texte séparé intitulé « Séquence de la pratique de Chine majeure » (S. Mahācinācāra-krama)[10]. Le Rudrayāmala et le Brahmayāmala affirment que la meilleure façon de faire le culte de Tārā est « la pratique chinoise » (S. cīnācāra). Parmi les dix Puissances (śakti) de la Création du Toḍala-tantra figure un aspect de Tārā portant le nom de Tārā courroucée (Ugratārā)[11]. Elle est assise sur le cœur d’un corps, éclatant d’un rire terrifiant, tenant un lotus bleu, une dague et un bol (kapāla), récitant le mantra Hūṁ, de couleur bleue, les cheveux tressés avec des serpents.

Illustration : Ugratārā, 18ème siécle, Los Angeles Museum of Art. Notez les grues en haut de l'image. Elles ressemblent à la grue avec laquelle s'envole le sage taoïste ci-dessus et ajoutent une note "chinoise".

Cette Tārā courroucée (Ugratārā) n’est autre[12] que la Tārā de Chine, (Mahācīna Tārā)[13], une émanation d’Akṣobhya, à qui une pratiquée est consacrée (n° 101) parmi les 170 sādhana du Sādhanamālā, dont les manuscrits datent de 1100-1300. Cette pratique, attribuée à un certain Śaśvatavajra, est composée à la façon d’une dialogue entre Śīva et Pārvatī, Śīva posant les question et Pārvatī donnant les réponses, qui correspond quasi textuellement à un tantra hindou (qui la recopie), le Phetkāriṇītantra, faisant partie du Tantrasāra compilé par Kṛṣṇānanda Āgamavāgīśa en 1670.[14]



Quelque soit l’origine de cette Tārā courroucée, ou d'Ekajaṭā/Ekajaṭī, elle est associée à la « pratique chinoise » ((mahā)cinācāra), qui est une pratique sexuelle, destinée à nourrir la force vitale, qui permet de vivre longtemps. Mahācina[15] correspond bien à la Chine de par exemple Huen Tsang, et non au Tibet. Une pratique chinoise qui avait pour objectif de nourrir la force vitale existait déjà, au moins, au IVème siècle et elle était taoïste. On peut alors se demander légitimement ce que tous ces grands maîtres bouddhistes allaient chercher en Chine, dont les doctrines bouddhistes étaient interdites ou manqueraient d'efficacité. Śrī Siṁha ou Siṁhaprabha par exemple, Dampa Sangyé, l’alchimiste Vairocanarakṣita… Ce serait contradictoire, voire inimaginable, et c’est pourquoi certains ont imaginé que Cīna et Mahācīna se réfèrent en fait au « pays des femmes » (strīajya, le pays des amazones), le royaume de Zhang-Zhung, l’actuelle vallée Kinnaur ou Kunnu... La montagné à cinq pics ne serait d'ailleurs pas celle de Wu-t’ai-shan, mais une autre, à Guge.[16]


***
Illustration : 1. gravure du Manuel d'alchimie (Hsing-ming-kuei-chih, Bibiothèque Nationale, Paris 

Wine of the grape;
Golden goblets;
A fifteen year old maiden of Wu comes riding on a pretty pony.
She has painted black eyelids, and red satin shoes.
When she talks she stammers, but her songs are like honey.
At the great feast she slides into my arms.
What shall I do with you behind the hibiscus-red curtains?

Li T'ai Po (701-762)



[1] Michel Strickmann, Mantras et mandarins, p. 93-94
[2] Voir les prophéties des Annales du sage du portique d’or, révélé en 364. Michel Strickmann, Mantras et mandarins, p. 96
[3] Protocoles pour le rite de l’écrit jaune (H.Y. 1284). « Maspero le prenait pour ‘un débris expurgé de l’ouvrage dont les écrivains bouddhistes du VIème et du VIIème siècle dénonçaient violemment l’immoralité’ » (Le Taoïsme, p. 571, n. 31). Strickmann, p.433, n. 56
[4] Michel Strickmann, Mantras et mandarins, p. 93
[5] « Cité par Henri Maspero, ‘Les procédés de nourrir le principe vital dans la religion taoïste ancienne’. J.A., 229 (1937), repris dans Le Taoïsme et les Religions chinoises, Paris, 1971, pp. 570 et 571. » Strickmann, p. 432, n. 55
[6] Yāmala signifie « couple ». Au sujet du Rudrayāmala : « Ce texte antique contient notamment des enseignements médicaux et chimiques, mais aussi des techniques de libération ésotériques. » Gérard Huêt. Mais ceci est vrai pour tous les « yāmala » tantras qui traitent encore d’astronomie, cosmologie et la division des castes.
[7] Le Kaulajñānaniraya (ii.32a-33b) de Matsyendranātha explique que le sang des Yoginī que l’on boit (S. dhārapāna) procure une longue vie. White, p. 76
[8] Kiss of the Yoginī, David Gordon White, pp. 75-76
[9] Introduction to the Tārā-tantram, Tara Tantram, 1913 
[10] Mahācīnācāratantra (Acārasārarantra, environ 1700). Cette pratique est également décrite dans les chapitres 9 et 10 du Nīlatantra. Gudrun Bühnemann.
[11] Elle apparaît aussi dans le Kālikā-purāna : « The wise seers here call her Ugratārā, for she always protects her devotees against danger, however terrible it may be…[One should meditate on her as] having four arms, a black colour, as being adorned with a wreath of heads, holding in her two right hands a sword (above) and a blue lotus below; and holding in her left a knife and a skull-bowl respectively; she herself wears one braid on her head, which scratches the sky; she always wears a black cloth around her loins; she is provided with a tiger’s skin; her left foot she has put down on the heart of a corpse, and she has her right foot on the back of a lion; she herself frequently licks the corpse; she laughs shrilly, is utterly horrible and very frightening, being provided with a conflagration. Ugratara should be continually meditated upon by devotees who long for happiness. » kinleykhandu.blogspot.fr
[12] The goddessMahācīnakrāma-Tārā (Ugra-tārā) in buddhist and hindu tantrism Gudrun Bühnemann University of Wisconsin-Madison
[13] Quelquefois identifiée à Ekajaṭā/Ekajaṭī, Gudrun Bühnemann
[14] Gudrun Bühnemann
[15] Voir la réponse de Sarvesh Tiwari sur la liste India Archaeology 

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