vendredi 16 novembre 2012

Comment sortir de l'emprise de l'apocalypse



« C'est en 581 que s'est consolidée la dynastie des Souei. En 590, elle réussit à étendre son règne sur toute la Chine, mettant ainsi fin à la domination du Nord par les dynasties étrangères, après quatre siècles de désunion. Aux Souei succédèrent les T'ang (618-907), dont les premiers souverains mettaient à contribution les prophéties taoïstes afin de faire passer leur règne pour l'aboutissement de l'attente messianique. L'apocalypse avait donc déjà eu lieu et, politiquement, le royaume des saints était en train de se réaliser ici-bas. Toute autre revendication messianiste, à cette époque, serait hors de propos, sentirait même la lèse-majesté. Pour les bouddhistes avisés, il était plutôt question de se rappeler les prédictions de sûtra plus conservateurs. Dès la fin du VIe siècle, Houei-sseu, l'éminent maître de l'école du tien-t'ai, émit l'idée que les époques de la Vraie Loi et de sa contrefaçon faisaient déjà partie du passé. On [132] se trouvait plutôt à l'âge de la Loi finale (mo-fa), qui avait commencé en 434 et qui allait durer dix mille ans. Au début du VIIe siècle, nous découvrons un autre moine érudit, Tsing-yuan, pour qui la Loi finale prévalut déjà, mais qui la date de l'an 554. Maitreya viendra bien, mais pas immédiatement. En attendant, le monde imposait son propre régime à ceux qui espéraient vivre jusqu'au terme naturel de leur vie et renaître ensuite dans des existences plus heureuses. On pouvait prier, entonner des chants, copier et faire copier les sûtra, et pourvoir aux besoins des religieux. On pouvait en même temps observer, de près ou de loin, l'« organisation définitive du mandarinat», alors que «la noblesse de sang était de plus en plus évincée par la noblesse de l'encre, et que l'aristocratie héréditaire, legs du Moyen Age, se trouvait imbriquée dans la hiérarchie des degrés mandarinaux.

Un fort gouvernement central, en Chine, garantissait alors l'accès aux régions de l'ouest. Non seulement les moines continuaient d'arriver de l'étranger, apportant de nouveaux textes et des rites, mais encore des moines chinois gagnaient l'Inde, tantôt pour en apprendre les langues et y demeurer, tantôt pour en rapporter à la fin de leur séjour une expérience directe du bouddhisme tel qu'il était pratiqué dans le pays d'origine. Il était question d'établir des traductions plus fidèles des originaux sanskrits ainsi que de former un bouddhisme encore mieux adapté aux besoins de l'État. Le taoïsme bénéficiait lui aussi d'une attention scrupuleuse de la part des autorités, dans le but de transformer la religion ethnique en religion nationale. L'unification de l'Empire se reflétait dans la volonté de réunir les Écritures. C'est à partir du VIe siècle que s'annonça le projet de constituer un canon bouddhique chinois. Les Souei patronnèrent la compilation d'un canon qui comprenait deux mille deux cent cinquante-sept ouvrages en cinq mille trois cent dix volumes. Les empereurs T'ang suivirent leur exemple à plus d'une reprise. Mais les Écritures taoïstes n'étaient pas négligées pour autant : en 712, l'empereur Hiuan-tsong ordonna la compilation d'un canon taoïste. La synthèse tantrique réalisée à la même époque faisait donc partie d'un mouvement beaucoup plus large de consolidation des religions chinoises, ainsi que de la société chinoise en général. »

Mantras et mandarins, Michel Strickmann, Gallimard, pp. 131-132

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