vendredi 2 novembre 2012

Tchouang-tseu chez les Kadampas


« Une autre fois, à Radreng, un sieur (T. jo bo[1]) était en train de faire des circumambulations autour du terrain du monastère. Dromteunpa lui demanda : « Sieur, faire des circumambulations peut certes être bien (T. glo ba dga'), mais n'est-ce pas préférable que vous pratiquiez le Dharma ? »
Le sieur pensa que plutôt que de faire des circumambulations, il serait en effet préférable qu’il récite quelques sūtra du Mahāyāna. Il s’assit sur le parvis du temple et commença à réciter des sūtra. Dromteunpa lui fit alors : « Lire le Dharma est très bien aussi, mais ne serait-ce pas préférable que vous pratiquiez le Dharma ? »
[Le sieur] pensa alors que plutôt que de réciter des sūtra, il pourrait faire de la méditation. Il rangea ses textes et s’assit les yeux fermés. Dromteunpa lui dit : « Méditer est évidemment bien, mais ne serait-ce pas préférable que vous pratiquiez le Dharma ? »
Comme il ne trouva plus d’autre chose (S. upāya) à faire, il dit : « Maître, quel dharma dois-je alors pratiquer ? » Dromteunpa répondit : « Détachez-vous des affaires de la vie, détachez-vous des affaires de la vie ! » (T. tshe ‘di blos thongs).
Dromteunpa expliqua que tant que nous ne nous détachons pas des affaires de la vie, quoique nous pratiquions ne deviendra pas le Dharma, puisque si nos actes n’échappent pas à l’emprise des huit soucis mondains (T. ‘jig rten chos brgyad), nos pensées ne sortiront pas du cadre des affaires de la vie. En revanche, si nous nous détachons des pensées relatives aux affaires de la vie, les huit soucis n’y seront plus mêlés et nous serons véritablement engagés sur la voie de la libération. »[2]
Cette anecdote se trouve dans un petit texte intitulé « Conseils divers des saints Kadampas » (T. bka' gdams kyi skyes bu dam pa rnams kyi gsung bgros thor bu ba rnams p. 19-20), dont l’auteur est Tchégom Chérab dordjé (T. lce sgom pa shes rab rdo rje, né autour de 1130). Ce petit texte a été regroupé avec d’autres textes Kadampa dans le Livre de Kadam (T. bka’ gdams glegs bam), traduit en anglais par Thupten Jinpa sous le titre « The Book of Kadam », The Library of Tibetan Classics. L’anecdote se trouve dans la partie « Sayings of the Kadam Masters » p. 575-576.

Il y a selon moi des grandes chances que cette anecdote ait été inspirée, directement ou indirectement, par la citation suivante du Tchouang-Tseu, plus précisément une conversation entre Confucius (K'ong tseu, surnom Tchong-ni) et son meilleur disciple Yen Houei, que l’on trouve dans le chapitre VI, « L’école du premier principe »[3]
Yen Houei dit : « Je progresse. »
— Que veux-tu dire par là? demanda Tchong-ni.
— J'oublie la bonté et la justice.
— C'est bien, mais ce n'est pas suffisant. »
Un autre jour, Yen Houei revit K'ong-tseu et lui dit : « Je progresse. »
— Que veux-tu dire par là?
— J'oublie le rite et la musique.
— C'est bien, mais ce n'est pas suffisant.
Un autre jour encore, Yen Houei revit son maître et lui dit : « Je m'assieds et j'oublie tout (Chinese: 坐忘; pinyin: zuòwàng; Wade–Giles: tso-wang).»
Tchong-ni en éprouva un sentiment de respect et demanda : « Qu'entends-tu par t'asseoir et oublier tout?»
Yen Houei répondit : « Me dépouiller de mon corps, oblitérer mes sens, quitter toute forme, supprimer toute intelligence, m'unir à celui qui embrasse tout, voilà ce que j'entends par m'asseoir et oublier tout. »
Tchong-ni conclut : « L'union au grand tout exclut toute particularité, évoluer sans cesse exclut toute fixité. Vraiment tu es un sage. Désormais je te suivrai. »
De quel "oubli" s'agit-il ? L'oubli de l'artificiel au profit du naturel (T. ma bcos). Chez Tchouang-tseu, l'oubli de "l'humain" (jen) au profit du ciel (t'ien).
« Veille à ce que l'humain ne détruise pas le céleste en toi, veille à ce que l'intentionnel (kou) ne détruise pas le nécessaire (ming). » dit le Seigneur de la Mer du nord. 
« Le ciel est dedans, l'humain est dehors. Ton pouvoir d'agir réside dans ce qu'il y a de céleste [en toi]. Sache en quoi consistent l'agir du Ciel et l'agir humain, place-toi dans le pouvoir d'agir en te fondant sur le Ciel. Que tu t'engages ou te dégages, que tu sortes ou que tu rentres en toi-même, [tes actes] seront justes et tes propos parfaits. »[4] 
Ce n'est pas non plus sans rappeler la rencontre entre Śavaripa et Advayavajra, racontée par Péma Karpo  (kun mkhyen Pad ma dkar po 1527-1592), dans son Histoire du bouddhisme (T. 'brug pa'i chos 'byung).
[Advayavajra] : Je suis passé par d'innombrables épreuves, mais jusqu'à maintenant, je n'ai jamais réussi à vous rencontrer. Seigneur, je vous demande ne serait-ce que la plus petite faveur. 
[Śavaripa ] : Si tu me vois, tu seras libéré, mais si tu ne me vois pas, tu seras libéré [pareillement].
Si tu me vois, tu seras asservi, mais si tu ne me vois pas, tu seras asservi [pareillement].
Alors que viens-tu chercher sur la montagne Cittaviśrama (Repos de la conscience) ? C'est lorsque la conceptualisation des remémorations s'évanouit dans l'Elément (S. dhātu), que tu trouves le repos. Je ne suis que cela
.
Advayavajra comprend et présente ce qu'il vient de comprendre :
« Tous les faits sont vides [d'être propre]
La vacuité et la compassion sont deux
Leur union indifférenciée est le Guide
Si on analyse [les faits] du point de vue de l'état naturel (T. rnal ma'i don la)
On est libre quoi que l'on fasse
[L'état naturel] est au-delà de l'observation, de l'artifice et de la moindre remémoration.
Voilà ma compréhension.
Je n'ai plus besoin de le demander à personne
. »[5]
  
***

[1] 1) older brother; 2) principal 1 among gods or humans; 3) Jo Bo statue; 4) nobleman, man of high rank, lord; 5) the Buddha
[2] Yang rwa sgren du/ jo bo cig gis phyi bskor byas pas/ dge bshes ston pa’i zhal nas/ jo bo skor ba byed pa yang glo ba dga’ ste/ de bas chos cig rang byas na mi dga’ ‘am gsung*/ der [20] jo bo de’i bsam pa la/ skor ba byed pa las kyang theg pa chen po’i mdo klag pa khebs che’am snyam nas/ kun dga’ ra ba’i khyams su mdo bklags pas/ ston pa’i zhal nas/ chos klog pa yang glo ba dga’ ste/ de bas kyang chos cig rang byas na mi dga’ ‘am gsung*/ yang kho’i bsam pa la/ klog pa bas kyang ting nge ‘dzin bsgoms na khyé che ba’i brda yin nam snyam nas/ klog pa bshol nas mal du mig zim me bsdad pas/ yang ston pa’i zhal nas/ sgom pa yang glo ba dga’ ste/ de bas kyang chos cig rang byas na mi dga’ ‘am gsung*/ der khos gzhan bya thabs ma rnyed nas/ dge bshes pa lags/ ‘o na bdag gis chos ji lta bu cig bgyi zhus pas/ ston pa’i zhal nas/ jo bo tshe ‘di blos thongs/ tshe ‘di blos thongs gsung skad/ des na tshe ‘di blos ma thongs na ci byas kyang chos su ma song ste/ ‘jig rten chos brgyad las ma ‘das la/ tshe ‘di’i rnam par rtog pa blos thongs na ci byas chos brgyad dang ma ‘dres pas thar pa’i lam du song ba yin gsung*/
[3] Philosophes taoïstes, vol. 1, La Pléiade, p. 136-137. La traduction est de Liou Kia-hway et a été relue par Paul Demiéville.

[4] Chapitre XVII, Les crues d'automne, dans Leçons sur Tchouang-tseu, Jean-François Billeter, pp.48-50
[5] chos rnams thams cad stong pa nyid//
stong pa nyid dang snying rje gnyis//
gnyis su med pa slob dpon yin//
rnal ma'i don la rnam dpyad na//
gang ltar byas kyang grol bar 'gyur//
dmigs pa med pa/bcos ma ma yin pa/dran pa rdul tsam yang med pa'i don zhig ngas rtogs/da ni su (148) la'ang dri bar mi bya'o

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