lundi 5 novembre 2012

Sur le fabriqué et le non fabriqué



Extrait du Traité fixant le vrai et le faux au sujet de l'école du Sud de Bodhidharma du maître de dhyāna Chen-Houei (Shenhui, 7e patriarche), Kiuan II
  Le sūtra dit: «Il faut] ne pas détruire le fabriqué (saṁskṛta) et ne pas demeurer dans le non fabriqué (asaṁskṛta).»—  Qu'est-ce, reprit le maître de la loi [Bodhidharma], que ne pas détruire le fabriqué et ne pas demeurer dans le non fabriqué ?—  Ne pas détruire le fabriqué, c'est, à partir de la production de l'esprit de bodhi initiale (prathama bodhicittotpāda), en passant par l'accroupissement sous l'arbre de bodhi, accomplir l'Éveil correct, arriver à la forêt aux arbres doubles (la forêt de sala), accéder au nirvāṇa et c'est, au milieu même du nirvāṇa, ne rien rejeter du phénoménal. Voilà ce qu'est ne pas détruire le fabriqué. Ne pas demeurer dans le non fabriqué, c'est cultiver la vacuité sans se servir de la vacuité pour éprouver [le nirvāṇa]. C'est cultiver le non agir sans se servir du non agir pour éprouver [le nirvāṇa]. Voilà ce qu'est ne pas demeurer dans le non fabriqué.»
Le sūtra cité est Le sūtra de l’enseignement de Vimalakīrti traduit par Kumārajīva en 406 (Taishô 475, p.554b3-c5).
« Le Buddha dit aux Bodhisattva : « Il est une doctrine qui est délivrance à fa fois du limité et de l'illimité. Vous devez l'étudier. Qu'est-ce que le limité ? Ce sont les dharma [conditionnés/fabriqués] (saṁskṛta). Qu'est ce que l'illimité ? Ce sont les dharma [fabriqués/inconditionnés] (asaṁskṛta). Un Bodhisattva ne doit ni détruire le [conditionné] (saṁskṛta) ni demeurer dans [l'inconditionné] (asaṁskṛta). Qu'est-ce que ne pas détruire [le conditionné] ? C'est ne pas abandonner la grande pitié et la grande compassion, c'est chérir la pensée d'omniscience et n'être jamais négligent, c'est instruire les êtres sans répit, se rappeler toujours et pratiquer la loi de la quadruple acceptation, ne regretter ni sa vie ni son corps pour la protection de la vraie loi, c'est accumuler les mérites sans relâche... voilà ce qu'est ne pas détruire le conditionné. Qu'est-ce que ne pas demeurer dans l'inconditionné ? C'est cultiver la vacuité et ne pas se servir de la vacuité pour éprouver [le nirvāṇa] (interprétation de Seng-tch'ao dans son commentaire au Sūtra de l’enseignement de Vimalakīrti (Taishô I775,ix,408c1). C'est cultiver le non agir et ne pas se servir du non agir pour épouver le nirvāṇa[1]
La version du Vimalakīrti de Kumārajīva (402-404), d’où est tiré ce passage, est « sinisé[e], dépouillé[e] de sa marque indienne et trahi[e] par de médiocres versions en langues occidentales. »[2] La traduction d’Étienne Lamotte se base à la fois sur la version tibétaine et la version chinoise de Hiuan-tsang (Xuanzang, jap. Genjô, Taishô 476) daté de 650, qui aurait apparemment travaillé « à partir d’un original indien plus développé que ses prédécesseurs et malgré la précision de sa traduction, celle-ci ne put supplanter aux yeux des Chinois celle de Kumârajîva. »[3] C’est la version de Hiuan-tsang que Lamotte qualifie de « madhyamaka à l’état pur, et les Yogācāra ne peuvent se réclamer de lui pour fonder leurs systèmes ».[4]

La version tibétaine sur laquelle s’est basée Lamotte, fut traduite par Chos nyid tshul khrims (Dharmatāśīla), et date selon Lamotte du premier quart du IXème siècle, car Dharmatāśīla fut l’un des compilateurs de la Mahāvyutpatti, dont la rédaction fut commencée sous le règne de Khri lde srnog btsan. « La traduction de Dharmatāśīla adopte les équivalents tibétains proposés par la Mahāvyutpatti »[5] Si on assume que toute version indienne est toujours antérieure à une version traduite dans une autre langue, le chinois en occurrence  on peut en effet dire que cette dernière est « sinisé[e], dépouillé[e] de sa marque indienne ». Mais comment peut-on être certain de l'ancienneté de la version indienne ? Il reste quand-même une différence de 250 ans entre les deux versions chinoises... Est-ce que des nouveaux choix doctrinaires et politiques auraient peut-être pu jouer un rôle dans la constitution de versions plus tardives, avec plus de cachet indien, plus précises, comportant plus de détails, à l’aide desquelles Lamotte a tenté « de rendre son cachet original [au Vimalakīrti] » ?[6]

Le passage du Vimalakīrti cité ci-dessus par Dharmabodhi, dans le traité de Chen-houei, correspond sans doute à celui-ci[7] du 5ème chapitre [Ch. V, § 4-5] de la version de Lamotte. Si c’est en effet le même passage, la version de Kumārajīva s’étend plutôt davantage sur l’aspect upāya.
« Celui qui cherche la loi ne cherche pas les marques des dharma (dharma-nimitta). Pourquoi? La loi est sans marque (animitta). Donc ceux qui poursuivent les marques des connaissances (vijñānanimittānuparivartin) ne cherchent pas la loi, mais cherchent les marques. Celui qui cherche la loi ne cherche pas la cohabitation avec la loi (dharma-sārdhavihāra). Pourquoi? La loi n'est pas une cohabitation. Donc ceux qui veulent cohabiter avec la loi ne cherchent pas la loi, mais cherchent la cohabitation. Celui qui cherche la loi ne cherche pas ce qui est vu, entendu, pensé et connu (dṛṣṭaśrutamatavijñāta). Pourquoi? La loi ne peut être ni vue, ni entendue, ni pensée, ni connue. Donc ceux qui se meuvent (caranti) dans ce qui est vu, entendu, pensé et connu, cherchent ce qui est vu, entendu, pensé et connu, mais ne cherchent pas la loi.§5. Révérend Sâriputra, la loi n'est ni conditionnée (saṁskṛta) ni inconditionnée (asaṁskṛta). Donc ceux qui ont pour domaine les conditionnés (saṁskṛtagocara) ne cherchent pas [247] la loi, mais cherchent à saisir les conditionnés. En conséquence, ô Sâriputra, si tu cherches la loi, tu ne dois chercher aucun dharma. »
Article d'Eric Rommeluère sur les différentes versions du Vimalakīrti. Patrick Carré a publié la traduction française de la version de Kumārajīva sous le titre "Soûtra de la liberté inconcevable : les enseignements de Vimalakîrti" chez Fayard. 



[1] Entretiens du maître de dhyāna Chen-houei, Jacques Gernet, p. 88
[2] Étienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti, p.V
[3] Éric Rommeluère, Site de Zen occidental 
[4] Étienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti, p. 60
[5] Étienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti, p. 14
[6] Étienne Lamotte, L’Enseignement de Vimalakīrti, p.V
[7] P. 246-247

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