jeudi 2 septembre 2021

Une spiritualité experte en tout

Visuel du site Ways & Lore

Il s’agit dans ce billet surtout de montrer une certaine tendance de marchandisation spirituelle, où l’on voit la convergence de différents facteurs anciens et nouveaux. Des hommes prodiges (par leur naissance, leur élection, leurs propres efforts, …) sont censés avoir accès à une réalité, ou à un niveau de conscience ou d’éveil supérieurs, et à partir de là, seraient en mesure de guider les non-initiés vers le bien-être ou vers des niveaux supérieurs. Quelle que soit l’époque ou la région géographique, on trouve ces experts immanquablement du côté des puissants, pour proposer et mettre en oeuvre de façon hiérarchisée “les solutions” qu’ils trouvent ou reçoivent, afin de maintenir l’équilibre moral et spirituel d’un peuple, le plus souvent conformément aux voeux (docilité) des puissants. L’exemple ci-dessous en est simplement un parmi des centaines d’autres. Les experts spirituels se reconnaissent souvent par leur gamme d' “expertises” très diversifiées et multidisciplinaires, touchant à tous les domaines de l’existence humaine. C'est d'ailleurs tout à fait comparable avec les compétences quasi-infinies de la Révolution de la méditation des coaches en Pleine conscience.

Jamyang Khyentse Wangpo (1820-1892), membre éminent du mouvement Ris-med, fut un grand lama au service de la cour du roi de Dergé, pour lequel il officiait en tant que prêtre principal dans des cérémonies et rituels divers, et en tant que législateur.

Dans son article sur Treasury of Lives, Alexander Gardner inventorie au moins dix tulkous de Khyentsé Wangpo, parmi lesquels Dilgo Khyentse Tashi Peljor (1910-1991) de Shechen, qui avait procédé à l’intronisation de Chögyam Trungpa en tant que Sakyong, et Jamyang Khyentse Chokyi Lodro (1893-1959) de Dzongsar, auprès de qui Sogyal Lakar avait grandi.

Mila Khyentsé Wangpo

Très récemment, j’ai appris l’existence d’un tulkou français de Khyentsé Wangpo, au nom de Mila Khyentsé Rinpoché (MKR, Laurent Dupeyrat). Ce tulkou français avait préfacé le livre L’Odyssée des karmapas - la grande histoire des lamas à la coiffe noire, écrit par Lama Kunsang (Olivier Brunet) et Marie Aubèle. La traduction anglaise du livre avait été  publéie en 2012 par Shambala. Il existe aussi une interview en anglais de Lama Kunsang et de sa femme Lama Pemo[1].

Ensemble avec Philippe Cornu, Mila Khyentsé Rinpoché (MKR, Laurent Dupeyrat) et Lama Kunsang avaient fondé lassociation Rimé Thrinlé Ling en 2009. Celle-ci a pour but “la découverte, la préservation et la diffusion des grandes traditions sous tous leurs aspects, ainsi que leur rencontre avec les traditions modernes”, et elle organise des “séminaires, conférences, publications, voyages, et plus généralement toutes activités qui concourent à réaliser son objet”.

Philippe Cornu et MKR ont également fondé lInstitut Khyèntsé Wangpo[2], qui “a pour vocation de faire connaître le bouddhisme de façon traditionnelle suivant une approche moderne – de type cours universitaires – et correspondant plus aux besoins actuels.”
Le cursus porte sur six années d’enseignement permettant ainsi d’avoir accès à un échantillon très vaste de principes des mondes bouddhiste et dzogchèn, sans distinction de courants ou d’écoles.”
Le cursus et les activités de l’institut ne sont pas uniquement destinés à un public de pratiquants bouddhistes ou dzogchèn, mais également à tous ceux intéressés par la philosophie et l’étude phénoménologique de l’esprit[3].”
Parmi les enseignants réguliers de l’institut on trouve Philippe Cornu et MKR, Lama Kunsang, Damien Brohon, et comme intervenants ponctuels Stéphane Arguillère, le père Francis Tiso, et Jean-Pierre Dumas.
Mila Khyèntsé est le président d’honneur de l’Institut. Ancien enseignant chercheur à Paris Sorbonne et à l’INALCO, il a été reconnu comme tulkou par un maître tibétain du Dzogchèn et du Bouddhisme Tibétain, Tertön Lobsang Dargyé Rinpoché, qui l’a intronisé comme régent-détenteur de sa lignée. Très engagé dans le dialogue inter-traditionnel, Mila Khyèntsé enseigne le Bouddhisme Tibétain et le Dzogchèn en Europe, en Asie et aux Etats-Unis. Au travers de nombreux projets, il essaie de rendre accessible le chemin traditionnel asiatique à la pensée et aux besoins d’aujourd’hui.”
Je n’ai pas réussi à identifier le maître tertön qui avait reconnu et intronisé MKR en tant que tulkou, ni la lignée, dont MKR serait désormais le “régent-détenteur”. Sur un flyer plus ancien du centre Reiki de Colmar, le maître tertön s’appellait Péma Teutrengtsel Rinpoché[4]. Si quelqu’un connaît ce tertön, merci de laisser un message.


Au sujet de la pureté des lignées, MKR écrit dans la préface de l’Odyssée des Karmapas :
Il y a eu, tout au long de l’histoire du Tibet, des heurts, des conflits entre tulkous, institutions et au sein des différentes institutions elles-mêmes. Les temps actuels n’échappent pas à la règle. Mais il ne faut pas oublier que dans la tradition tibétaine, la lignée d’enseignement n’est pas liée à l’institution. L’enseignement se transmet de maître à disciple et l’enseignant peut être totalement indépendant de tout « circuit officiel ».” (Préface Odyssée)
Les activités du tulkou français de Khyentsé Wangpo ne s’arrêtent pas là. La méditation pour les enfants est un autre de ses nombreux projets. MKR change alors de casquette et d’habit et redevient Laurent Dupeyrat, l’enseignant-chercheur. C’est avec Johanne Bernard qu’il avait co-écrit “ J'ai rendez-vous avec le vent, le soleil et la lune” (éd. La Martinière), lequel livre a fait l’objet d’une traduction anglaise “Meditation for Kids: How to Clear Your Head and Calm Your Mind”.
« Les enfants sont de plus en plus pressurisés, énervés, angoissés... Ils ont beaucoup de sollicitations extérieures et très peu de temps pour eux. Or, s’arrêter fait du bien. La méditation leur permet de se poser instantanément. Au bout d’une heure, ils sont déjà plus calmes, plus sereins. Ils prennent de la distance avec leurs notes, leur téléphone portable, leurs soucis » Extrait de l’article “Méditation pour les enfants : le grand retour au calme” Brigitte Bègue, journaliste santé, le 24/10/2016.
Les bienfaits de “La Méditation” sont désormais bien connus : "réduction du stress, de l’anxiété, de la colère, de la fatigue, des maladies chroniques, de l’hyperactivité, augmentation de l’attention, de la concentration, de l’empathie, ..."

Il n’y a pas que les enfants qui peuvent bénéficier de la méditation. Le monde des affaires cherche des coaches capables de guider leurs leaders vers la réussite, de les accompagner dans la transformation humaine à l'ère digitale, et de les enseigner à piloter les entreprises et ressources humaines d’une main ferme mais compassionnée et altruiste. MKR se transforme alors en Laurent Dupeyrat, Directeur des Formations et du Développement de Ways & Lore. Le formateur de “Leaders Focus” les fait pratiquer La Contemplation Du Digital, leur apprend “La Performance Durable”. Grâce à la contemplation, “cette façon non mentale d’observer le monde”, le Leader Focus arrive à “percevoir directement l’information à sa source, celle dont il a besoin”.


Un Leader Focus sait aussi s’adapter aux temps difficiles imprévus.
Récemment, nos conditions de vie ont radicalement changé et ont entraîné des conditions extrêmes pour beaucoup d'entre nous. Nous n'étions ni habitués ni préparés à cela. Ce programme récent à la frontière de nos programmes Leadership et Santé[5], a été conçu pour nous permettre de répondre autant personnellement que collectivement à la formidable pression engendrée par les conditions actuelles. Resilient Mind a été créé pour nous aider à demeurer clairs quelle que soit la situation, en acceptant les chocs et en les intégrant sereinement.”
Accompagner les soignants et les patients dans les épreuves actuelles devient ainsi une nouvelle compétence. Tout comme le très versatile Khyentse Wangpo (ou encore Ju Mipham[6]), MKR semble avoir une réponse à tout.

Certes, il y a différentes sortes de bouddhisme, qui peuvent avoir des objectifs, doctrines, méthodes et pratiques différents. Traditionnellement, le bouddhisme avait été introduit au Tibet par décret royal, et les détenteurs du bouddhisme tibétain ont souvent été proches du pouvoir politique et du côté des puissants, pour des raisons qui leur sont propre. Dans le bouddhisme tibétain, les Révélations avec leurs discours associés (origines de la transmission, hagiographies,...) , la Tradition, les rapports hiérarchiques, etc. jouent un rôle important. Comme la réincarnation est un élément essentiel pour justifier le pouvoir des hiérarques, la croyance en la réincarnation y joue un rôle plus important (car constitutif du pouvoir) que dans les autres formes du bouddhisme. Cette croyance inclue la croyance en les diverses méthodes surnaturelles pour contrôler et maîtriser les trajets de la conscience post-mortem et la réincarnation. C'est une Science surnaturelle, dont pas mal de bouddhistes tibétains (mais pas que) espèrent qu'un jour Elle sera reconnue et/ou prouvée par la science ordinaire... L'école des Anciens est sans doute l'école bouddhiste tibétaine qui a poussé le plus loin cette Science, tout en y associant le projet théocratique du retour d'un Maître-roi au gouvernement, comme au bon vieux temps légendaire du Tibet impérial. Il semblerait que ce soit un projet continu que partagent les diverses réincarnations et avatars des Khyentsé. Si l'espoir d'une théocratie semble exclus, celui d'une oligarchie plutocratique assistée par des experts de tout genre (y compris spirituels) semble en bonne voie.

Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, je conseille de jeter un oeil sur le site parodique (et visionnaire) de Tutte Wachtmeister, datant de quelques années déjà, et dont la parodie se fait rattraper par la réalité.


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MàJ 16032023 Précisions de Mila Khyentsé sur son statut d'enseignant tulku :

"Tout d’abord, mon Maître, Terton Lobsang Dargye Rinpoche, également appelé Alags Chorten, ne m’a pas reconnu comme un tulku de Jamyang Khyentse Wangpo, mais comme un de Do Khyentse. De mon côté, je n’en ai absolument aucune idée, n’ayant pas la vue de mon Maître.

Il m’a nommé gyaltsab et détenteur des lignées qu’il détenait d’un certain nombre de maîtres et de son maître principal Khenpo Norbu Zangpo de la région de Dzogchen, qui les avait reçu de Jigme Yonten Gonpo, toujours de Dzogchen. Ces lignées sont principalement Dzogchen donc.

J’ai passé de nombreuses années auprès de mon Maître en Chine et dans les régions tibétaines où il était, à apprendre et à mettre en pratique ses enseignements. Lui était originaire du monastère de Kirti dans l’Amdo où il avait été reconnu comme tulku gelug et il a fini par rencontrer son Maître racine, Khenpo Norbu Zangpo, dans les prisons dont ils ont pu s’échapper et ont pratiqué ensemble de manière solitaire dans les montagnes, loin de tout et des prisons.

Mon Maître m’a enjoint de diffuser ses enseignements partout où c’était possible tout en essayant d’adapter cet enseignement aux besoins locaux, ce que j’essaie (tant bien que mal !) de faire depuis un certain nombre d’années. Mon Maître est parti en 2016 et depuis j’essaie de maintenir ses lignées vivantes et de continuer également sa tâche dans les régions tibétaines où il œuvrait."

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[1]It was in 2008 that we actually decided to sit down in order to compile this rich material, with the goal of providing a complete reference work concerning the Karmapas. Encouraged by Marie Aubele—a French editor and writer who offered her help— we started writing History of the Karmapas.

We also turned to Mila Khyentse Rinpoche to help us in this challenging task. He considerably contributed to the book due to his immense knowledge in numerous fields. We requested that he draw some calligraphies of the Karmapas and write an introduction to explain some Buddhist notions difficult for the average reader to understand
.”

[2] "Pourquoi avoir choisi ce nom ? Jamyang Khyèntsé Wangpo était un des plus grands maîtres du 19e siècle au Tibet. Son importante activité à l’orientation non sectaire, dont l’impact est encore présent aujourd’hui, a permis de préserver et revivifier toutes les lignées du bouddhisme tibétain." Flyer PDF

[3]Pour les grands bodhisattvas, il ne peut y avoir de frontière à l’enseignement, même s’il est indispensable de préserver la pureté de la transmission et d’éviter de tout mélanger, ce qui rendrait des enseignements infiniment précieux complètement indigestes et inefficaces.” Préface Odyssée.

[4]Mila Khyèntsé est un tulkou français
Terteun Péma Teutrengsel Rinpoché, l'un des plus grands martres Dzogchen contemporains, l’a reconnu comme un grand bodhisattva et intronisé en tant que régent-détenteur de sa lignée
.”

[5]Les objectifs des programmes Focus et Santé portent sur l'accompagnement des patients pour les professionnels de la santé et sur l'accompagnement de la douleur et du processus de soins pour les patients.” https://www.waysandlore.fr/programmes-sante/

[6] Auteur de "Le vase d'excellence qui exauce tous les désirs : petit manuel de mantras à toutes fins utiles" (The Excellent Wish-Fulfilling Treasure Vase: A Little Book of Mantras for All Kinds of Jobs T. las sna tshogs pa'i be'u bum dgos 'dod kun 'byung gter gyi bum pa bzang po). Voir A toutes fins utiles

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