Image: Mathieu Rivrin/Solent News Pareidolie |
Quelque chose se manifeste-t-il en tant que le réel, ou à travers la Nature (“Qui existe d'une manière autonome, qui n'est pas un produit de la pensée” “Qui appartient à la nature, qui a lieu en tant que processus physique”? CNTRL)
Le réel ou la Nature seraient-ils comme les vagues de l’être ou de l’Être, qui se ferait connaître en faisant des vagues ?
“L’océan” ne se réduit pas aux vagues, mais les vagues se réduisent-elles à l’océan, sont-elles en essence l’océan ? Si l’océan est le nom donné à l’ensemble de vagues, d’eau, de molécules d’eau etc., pourquoi vouloir faire de ce nom d’ensemble l’essence des vagues ? Quand on dit que ce nom, “l’océan” ou “l’océan dynamique”, se manifeste en les vagues, que veut-on dire exactement ?
Idem pour la conscience. Si la conscience est le nom donné à l’ensemble de pensées (citta, instants de conscience), que signifierait-t-il que la conscience (ou “lumière dynamique”) “se” manifeste en les choses, en les pensées ? Pourquoi les molécules d’eau, l’eau, les vagues seraient-ils la manifestation du Nom donné à leur ensemble ? L’océan pourrait-il ne pas faire des vagues, ne pas être rempli d’eau, autrement dit peut-il exister sans les vagues. Idem pour la conscience. En absence de pensées (citta, au sens le plus large), peut-on parler de l’ensemble de pensées, la conscience ou un fond conscient ? Si on veut réduire les pensées à “de la lumière dynamique”, autrement dit des vagues de Lumière, que fait-on exactement, et qu’est-ce qui motive ou nécessite cette réduction ? Pourquoi vouloir regarder plutôt “ce qui se manifesterait” à travers le réel ou la Nature, que le réel ou la Nature en soi ? Pourquoi vouloir réduire encore le réel ou la Nature, qui sont déjà des noms, en autre chose qui est également un nom, même si on définirait cette chose au-delà de tout ce qui le limiterait ou diviserait ainsi ? Il s’agit en fin de compte de décider qu’il en soit ainsi.
Affirmer que quelque chose se manifeste en tout (skt. sarva), incite à se poser des questions sur Ce qui se manifeste ? Qu’est-il, ou qui est-il ? Et ces questions peuvent donner lieu à toutes sortes de “réponses” ou spéculations. Qui se cacherait derrière le réel ou la Nature, et quel serait son rapport au réel et à la Nature ?
Le bouddhisme ésotérique parle d’apparences (tib. snang ba skt. ābhāsa), où ce nom peut prendre le sens d’une sorte d'épiphanie[1], dans le sens que les apparences seraient les réflexions d’une Source, dont elles seraient pour ainsi dire la part manifeste, indissociable d’elle-même[2]. Ces apparences sont considérées “illusoires” dans le sens qu’elles ne sont pas la Source, ou bien des images incomplètes et difformes de la Source. La Source est vraie dans l’absolu, les apparences ne sont vraies qu’en tant que manifestations éphémères de la Source.
Le bouddhisme des auditeurs ne conçoit pas de Source ou de réalité derrière les phénomènes (tib. chos skt. dharmā). Les dharmā sont des entités réelles, éphémères, imparfaits et sans essence, mais dotée d’une certaine réalité. Connaître les dharmā et leur nature est être libres de l’erreur. Pour les bouddhistes madhyamika, les phénomènes sont vides d’essence (vacuité), de réalité indépendante. En essentialisant la vacuité, certains en sont arrivés à considérer les “phénomènes” (dharmā) comme des apparences (ābhāsa), pour ainsi dire des épiphanies de la vacuité. En divinisant cette vacuité essentialisée, le devatāyoga (tib. lha’i rnal ‘byor) n’est plus très loin.
En utilisant le mot ou plutôt la traduction “apparence”, il faudrait être conscient dans quelle branche de bouddhisme elle est utilisée : auditeurs, madhyamaka, bouddhisme ésotérique. Dans son livre Pyrrhon ou l’apparence, Marcel Conche, utilise “apparence” comme une traduction possible du mot “phainomena”. Une apparence peut être ce qui “nous” apparaît (et qui est relatif au sujet qui les appréhende), tandis qu’un phénomène est plutôt une chose qui existe en dehors de l’esprit qui l’aperçoit. Le mot “chose” est utilisé par Conche pour traduire le mot grec “pragmata”. Mais si “pragmata”, chez Aristote, fait référence aux affaires humaines, ce mot pourrait correspondre plutôt au concept de conventions, “vyavahāra” (tib. tha snyad).
Le mot apparence suggère un sujet auquel la chose apparaît d’une certaine façon, correcte ou incorrecte. En tant que la chose telle qu’elle apparaît correctement (bouddhisme des auditeurs), ou en tant que manifestation d’une Source cachée ou de l’être (bouddhisme ésotérique). Le bouddhisme madhyamaka offre une solution très similaire à celle de Pyrrhon, telle que la présente Marcel Conche. Pyrrhon, tout comme Nāgārjuna, met en question l’opposition entre apparence et être, et s’abstient de s’investir dans aucun des extrêmes (épochè, “suspension de jugement”). Le sens originel du mot grec épochè est cessation ou arrêt. On dit du taoiste Tchouang-tseu qu’il avait par habitude de “tomber en arrêt”[3].
Rester dans cet “arrêt” non-duel empêche de risquer de se perdre dans la vacarme de l’Errance (saṃsāra), ou de se dissoudre dans l’océan de Lumière. En quoi la Lumière totale (être tout) serait-elle mieux que l’Obscurité totale (n’être rien). On perd son identité dans les deux. Qui est tout, ou qui n’est rien ? Dans l’arrêt, rien n’est perdu, tout est là, translucide.
“When the ripple recognizes its true nature as the ocean, that is a magnificent thing.” ECKHART TOLLE
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[1] Manifestation d'une réalité cachée.
[2] C’est presque comme une consacration (tib. rab gnas), un scellement ou un enchantement des apparences et phénomènes ordinaires. On ajoute (en l’imaginant) une Présence derrière les apparences, qui est tout ce que ne sont pas les apparences : permanente, parfaite, une essence. Le sacré.
[3] “Tchouang-tseu décrit de façon exacte l’impression que produit effectivement ce genre d’immobilité. Quand une personne se tient “immobile dans l’oubli”, qu’elle suspend entièrement les mouvements de son corps, elle suspend du même coup le langage du corps, elle abolit cette communication infralangagière qui forme le substrat permanent de tous nos rapports avec les autres, de toute vie en société. Cela crée un effet d’étrangeté que le texte décrit bien : Lao-tseu “se tenait immobile, il n’avait pas l’air d’un homme”. L’expérience confirme aussi que cette immobilité appelle l’immobilité. Pour bien observer un héron à l’affût du poisson ou un chat guettant un mulot, nous cessons à notre tour de nous mouvoir, et cette immobilité fait de nous des visionnaires, au sens que j’ai donné à ce mot précédemment. Nous sommes saisis par le spectacle qui s’offre à nous.”
“C’est ce qui arrive à Confucius. Il tombe en arrêt, puis se cache et attend. Puis il s’avance tout de même et s’adresse à Lao-tseu. S’il ne sortait pas de sa cachette, le dialogue n’aurait pas lieu. “Je ne sais si je dois croire à ce que j’ai vu, lui dit-il. Tout à l’heure, vous étiez comme un arbre mort, comme si vous eussiez oublié les choses et quitté le monde humain, vous maintenant dans une absolue solitude”. Cette phrase est remarquable parce qu’elle décrit à la fois l’aspect de celui qui se maintient “assis dans l’oubli” et ce que l’on ressent soi-même dans ce régime de l’activité. La réponse est plus remarquable encore : “J’évoluais à proximité du début des phénomènes”, dit Lao-tseu. Comme Confucius ne comprend pas, il lui explique : “Il s’agit de quelque chose que notre esprit est impuissant à saisir et devant quoi nous restons bouche bée, mais je vais tenter tout de même de t’en donner une certaine idée (...).” Leçons sur Tchouang-tseu, Jean François Billeter.
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