dimanche 29 novembre 2020

Le bouddhisme ésotérique comme soft power


Thangka impérial de Changkya Hutuktu Rolpai Dorje (1717-1786,  
lCang skya Ho thog thu ལྕང་ སྐྱ་ ཧོ་ ཐོག་ ཐུ)

L’empereur Kangxi (1654-1722) de la dynastie Qing serait intervenu au Tibet, pour protéger les enseignements bouddhistes[1]. Ce ne fut pas uniquement le cas au Tibet, car “Kangxi avait confirmé ou attribué une lignée de réincarnation à chacun des états qu’il souhaitait contrôler”[2], huit lignées au total. Kangxi utilisa donc le système des tulkus en place au Tibet, et créa une lignée de tulkus (“Qutuqtu” ou “Khutughtu”) en Mongolie.
Il avait reconnu la lignée des dalai-lamas pour les régions tibétaines du dBus, du Khams et de l’Amdo, celle des panchen-lamas[3] pour celles du gTsang et du mNga’ris et avait déterminé celle des rJe btsun dam pas pour la Mongolie Extérieure et celle des lCang skya Qutuqtu pour la Mongolie intérieure. Le lCang skya Qutuqtu était devenu l’un des huit maîtres tibéto-mongols reconnus et considérés comme les plus importants par la Cour mandchoue.”[4]
Les lCang skya Qutuqtu de la Mongolie intérieure résidaient au monastère Songzhu si 嵩祝寺 à Pékin.
Ils étaient responsables des monastères tibétains de la capitale et se voyaient remettre les sceaux du bureau chargé de gérer les moines bouddhistes tibétains de la capitale (lama yinwuchu zhangyin 喇嘛印務處掌印 ) dès leur majorité. La politique des gouvernements républicains successifs à partir de 1911 ne changea rien à cet état de fait.”[5]
lCang skya Qutuqtu (1891−1957)

Les huit lignées de chefs bouddhistes sont maintenues par la Chine républicaine (1912-1949). Le septième et dernier lCang skya Qutuqtu (1891−1957) devint président de l’Association bouddhique de la République de Chine (Zhongguo fojiao hui 中國佛教會, en 1947). 

Chiang Kai-shek et lCang skya Qutuqtu

A la demande de Chiang Kai-shek, il s'exila avec lui à Taïwan et devint son proche conseiller.
En 1949 et jusqu’à sa mort, l’ambition de Chiang Kai-shek était de reprendre la Chine et de garder le Tibet dans son giron. Le lCang skya Qutuqtu aurait pu jouer un rôle décisif à ce moment là.[6]
A Taiwan, le lCang skya Qutuqtu, devint le président de la Ligue des religions chinoises (Zhongguo zongjiao tu lianyi hui 中國宗教徒聯誼會) et sera rejoint par le bKa’ ’gyur Qutuqtu (1914−1978) (Ganzhu’erwa Hutuketu 甘珠爾瓦呼圖克圖 ), également d’origine mongole et “d’obédience dGe lugs”, mais ne faisant pas partie des détenteurs des “huit lignées”. C’est donc le lCang skya Qutuqtu qui était l’espoir de la Chine républicaine et plus tard nationaliste pour exercer un rôle au Tibet, en cas de victoire sur la Chine communiste.

Sa politique religieuse bouddhiste à Taiwan était très tolérante et a permis le développement du bouddhisme tibétain à Taiwan.
[D]es maîtres bouddhistes chinois, ayant étudié auprès de maîtres tibétains au Tibet avant de s’exiler de Chine vers Taïwan, contribuèrent au développement du bouddhisme tibétain sur l’île pendant cette période. Ces maîtres avaient la possibilité de communiquer directement avec leurs disciples. Ils apportèrent les enseignements des écoles rNying ma et bka’ brgyud alors que les maîtres tibétains présents à Taïwan transmettaient, avec une mesure extrême, ceux de l’école dGe lugs. Les enseignements rNying ma et bka’ brgyud pouvaient davantage convenir aux Taïwanais, plus habitués à l’ésotérisme et aux rituels qu’à l’étude et la discipline prônées par les dGe lug.[7]” (les caractères en gras sont de moi).
Norlha et Gangkar Rinpoché

Il s’agissait surtout de maîtres chinois ayant étudié avec les missionnaires tibétains “Nona” (Norlha) et Gongga (Gangkar) “Qutuqtu” ou “Khutughtu”[8]. Les Taïwanais semblent en effet plus portés sur lésotérisme, ils sont également très dévots et généreux, comme les maîtres bouddhistes tibétains le savent bien. Ils contribuent à la construction de projets immobiliers aussi bien en travail volontaire quen dons. Le choix de l’ésotérisme a pu être aussi une sorte d’acte de rébellion contre l’ennemi communiste et matérialiste. Un ennemi que partagent les Taïwanais, les Tibétains exilés et d’autres bouddhistes souscrivant à lidéologie Nation-Roi-Religion.

Le véritable “soft power” bouddhiste “anti-matérialiste” est alors le bouddhisme ésotérique. Plus le bouddhisme est ésotérique, plus il sera antimatérialiste, et plus il sera ouvert à une idéologie Nation-Roi-Religion. Une monarchie constitutionnelle, démocratique et libérale évidemment… 

Selon un autre comptage (tibétain), le septième lCang skya Qutuqtu n'était ni le dernier, ni le septième, mais le dix-neuvième. Il y aurait même un huitième lCang skya Qutuqtu né en Mongolie...

Le bouddhisme tibétain saura-t-il s'adapter en Occident, ou est-ce un problème plus profond inhérent à l'ésotérisme ? D'un côté le Dalaï-Lama veut recadrer (les occidentaux, les Tibétains, les deux ?) sur le bouddhisme de Nalanda, de l'autre il promeut toujours des tulkus, et donc leurs moyens de reproduction. Impuissance, préférence, nostalgie ?

Vidéo Youtube Last Preceptor: 7th Changkya Khutukhtu (en chinois)
        

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[1]L'historien japonais Yumiko Ishihama démontra sur des éléments de source mandchoue que le premier principe de l'intervention de l'empereur Kangxi au Tibet au début du xviiie siècle était de protéger les enseignements bouddhistes". Source : Patrick French, Tibet, Tibet : une histoire personnelle d'un pays perdu, p. 117.” L’argument est répété sur les pages Wikipédia Kangxi, Patrick French et Yumiko Ishihama. Je n’ai pas encore eu accès aux livres de Patrick French et de Yumiko Ishihama pour prendre connaissance de ces éléments.
Voir aussi : “The Emperor Takes Control”, dans “The Dalai Lama and the Emperor of China: A Political History of the Tibetan Institution of Reincarnation”, Columbia University Press,

[2]Le bouddhisme tibétain à Taiwan” (2017), Fabienne Jagou.

[3] Sur Thubten Chökyi Nyima (1883-1937) : “En 1907, O'Connor suggère que l'Inde encourage le panchen lama à déclarer son indépendance vis-à-vis de Lhassa en créant un état indépendant au Sud du Tibet, dirigé depuis son siège à Shigatsé. Le gouvernement britannique aurait alors reconnu et soutenu ce nouvel état.” “Le 13e dalaï-lama proclame, en 1912, l'indépendance du Tibet, indépendance de facto, qui ne fut reconnue par aucun état.” “Selon le tibétologue Melvyn Goldstein, lorsque le 13e dalaï-lama, après son retour d'Inde en 1913, veut appliquer de nouvelles impositions aux domaines féodaux, le 9e panchen-lama refuse net, faisant valoir que les clauses des octrois de terres de l'empereur mandchou excluent tout impôt supplémentaire. Selon John Powers, le 13e dalaï-lama cherchait non seulement à prélever des revenus des domaines du panchen-lama pour couvrir un quart des dépenses militaires du Tibet, mais aussi à réduire les pouvoirs de ce dernier, lequel, à l'époque, régnait sur une région de fait autonome autour de Shigatsé.”

Le 22 décembre 1923, le 9e panchen-lama s'enfuit en Chine puis reste en exil en Chine et en Mongolie-Intérieure entre 1924 et 1934. Depuis longtemps tenu en suspicion par le gouvernement tibétain en raison de ses rapports étroits avec les Chinois et contestant ses obligations fiscales à l'égard de Lhassa.” Wikipédia Pour les diverses opinions divergentes concernant la suite, avec le 10ème Panchen lama, voir sa page Wikipédia.

[4] Fabienne Jagou (2017)

[5] Fabienne Jagou (2017)

[6] Fabienne Jagou (2017)

[7] Fabienne Jagou (2017)

[8] Nor lha Rinpoche (1865-1936) pour l’école rNying ma et Gangs dkar Rinpoche (1893-1957) pour l’école bKa brgyud.
Parmi les disciples de Nor lha Rinpoche, se trouvaient Maître Qu Yingguang (屈 映光上師 1883-1973), qui créa l’Institut bouddhique Vajrayana au nord de Taïwan (1971) et Maître Wu Runjiang (吳潤江上師 1909-1979). Le disciple de ce dernier, Qian Zhimin 錢智敏 fonda l’Institut bouddhique Nuona (Nuona Jingshe 諾 那精舍) en 1975. Maître Han Torng (Han Tong shangshi 韓同上師) créa l’Institut bouddhique du Lotus (Lianhua jingshe 蓮花精舍) ; Lau Yui-chi (Lui Ruizhi 劉銳之 1914-1997), créa l’Association Vajrayana (Jingangsheng xuehui 金剛乘學會).”
“Parmi les disciples de Gangs dkar Rinpoche, se trouvaient Maître Shen Shuwen 申書文上師 (Vénérable Gongkar, Gongga laoren 貢噶老人, 1903-1997). Elle créa l’Institut bouddhique Gongkar (Gongga Jingshe 貢噶精舍 qui deviendra le Centre du Triyana Dharmachakra (Gama Sansheng Falun Zhongxin 噶瑪三乘法輪中心) en 198226. Une dizaine d’années après sa mort, le monastère Gongga 貢噶寺 fut fondé à Tainan, au sud de l’île
.”

samedi 28 novembre 2020

Les moyens de reproduction d'un tulku


Les tulkus ne viennent pas d’un plérôme, mais d’une infrastructure, qui est l’ensemble des moyens de productions non matérielles. L’institution qui gère la production des tulkus est le “bla brang”, l’office qui administre l’âme (tib. bla), ou le corps subtil d’un lama, ainsi que ses divers patrimoines, ses sceaux, et les relations avec les fidèles. C’est le ladrang, c’est ainsi que cela se prononce, qui sélectionne les parents potentiels, les candidats potentiels pour un poste de tulku vacant. C’est un DRH spirituel en quelque sorte. Il gère les affaires d’un grand lama le temps que celui-ci change de corps et de vie.

Pour être plus précis, seuls les très grands lamas, les grands détenteurs de lignées, ont un ladrang. Des lamas subordonnés appartenant à une grande lignée voient souvent leur patrimoine spirituel géré par l’Office du grand lama dont ils dépendent. Il arrive qu’un grand lama et son Office soient en désaccord sur les affaires. Il arrive aussi qu’un grand lama très charismatique soit plus fort que son Office. Tout cela relève de la politique spirituelle.

Bo Gangkar Rinpoché IX en Chine

Puisque nous avons commencé à suivre (Bo[1]) Gangkar Rinpoché ou Gongga Khutughtu, où Khutughtu est l’équivalent mongol de tulku, continuons avec lui pour un exemple du travail d’une Office. Le neuvième tulkou de Bo Gangkar (1893-1957) fut un important missionnaire tibétain en Chine, pendant l’époque du renouveau tantrique. Sa “cure”, son monastère, son patrimoine immobilier se trouve à Minyak (Mont Gongga), un monastère au pied de la montagne, et un autre, plus petit, plus haut. Mais à cause de ses missions en Chine, il a eu de nombreux fidèles en Chine, et plus tard, indirectement, à Taiwan et en Asie.

Avec le changement de régime en 1949, Bo Gangkar Rinpoché (BGR) IX fut placé dix mois sous résidence surveillée dans son monastère. Il fait cependant encore un troisième voyage en Chine entre 1953 et 1955. En 1952 un groupe de 80 étudiants chinois venait étudier dans son monastère. Cet échange était organisé avec l’antenne PRC de Dartsedo. La dernière année de sa vie, BGR IX avait servi de conseiller à la Conférence politique consultative (Zhengxie) du PRC de Dartsedo. Il est mort en 1957.

BGR X jeune (photo Facebook)

Le dixième tulku de Bo Gangkar est né en 1982 à Bodhgaya. Trois mois plus tard, Situ Rinpoché (ladrang de Pelpoung, depuis 1975 établi à Shérab Ling, Bir, Inde) invita le couple avec l’enfant dans son monastère, pour y éduquer leur enfant. Il semblerait que l’on ait initialement confondu avec le tulku de Karmapa XVI, qui venait de mourir (1981), avant la certification de son tulku[2]. Lors d’un voyage de Situpa à Shigatsé (西康德格) en 1985, plusieurs lamas de Bo Gangkar IX étaient venus de Dergé en bus, pour lui demander un nouveau rinpoché. En 1991, Situpa avait lui-même fait un voyage à Bo Gangkar pour y rencontrer les lamas du monastère, en leur apprenant que leur jeune tulku vivait désormais dans son siège à Inde[3]. La même année, il s’était également rendu à son siège Pelpoung au Tibet, où il donna un cycle d’initiations. Un des jeunes moines présents, Urgyen Trinley, avait alors (re)pris refuge avec lui[4]. En 1992, Situpa le présenta comme son candidat pour la fonction du Karmapa XVII.


BGR X au Tibet ? (photo Facebook)

En 1999 BGR X est officiellement intronisé par Situpa à Sherab Ling[5]. La même année à Siliguri, a lieu une “nouvelle” cérémonie d’installation de BGR X en présence de Gyaltsab Rinpoché, Bokar Rinpoché et Kalu Rinpoché II. En octobre 1999, BGR X se rend à son monastère Bo Gangkar au Tibet[6]. En décembre 1999, le futur Karmapa XVII Urgyen Trinley sévade de son monastère et du Tibet. Il résidera sous surveillance stricte au monastère tantrique de Gyuto près de Dharamsala.

BKR X et Fahai Lama II

De retour en Inde, BGR X poursuit sa formation à Sherab Ling, et termine une retraite de 3 ans en 2005. Il commence alors son activité d’enseignement, notamment dans les centres de la vénérée Gongga à Taiwan. En même temps, son lien avec le tulku de Lama Fahai, semble traduire la volonté de reprendre contact avec les étudiants chinois de BGR IX.[7]

J’ignore tout des conditions de la reconnaissance du tulku de Lama Fahai, mais son existence même et son association avec Bo Gangkar X montrent bien l’activité d’un Office, qui pourrait très bien être l’Office de Palpung, et sa volonté d’utiliser l’image de Gongga Khutughtu dans le monde sinophone.

Mais en 2012, BGR X est arrêté à Chauntra, Himashal Pradesh en Inde, en compagnie de 8 travailleurs volontaires Taiwanais. Une communauté tibétaine est établie à Chauntra avec des monastères nyingmapa, drikhoungpa, ainsi que le centre d’études de Dzongsar Khyentsé Rinpoché. Les Taiwanais étaient des charpentiers et des peintres, travaillant dans une maison pour BGR avec un visa de touriste (Hindustan Times). Les chefs d’accusation, notamment la suspicion d’activités d’espionnage écartée par la suite[8], sont multiples. Un montant de Rs 6.5 crore (l’équivalent de 734 572,59 Euro) en espèces était découvert au domicile de BGR (Times of India). 


BGR X sur son trône à Taiwan en distanciel, Photo Gangkartaiwan

Une solution a dû être trouvée depuis, car BGR X est de nouveau actif, mais il lui est désormais plus difficile de voyager. Les contacts avec les disciples Taiwanais passent par Internet.

Arrêt sur image Youtube

Arrêt sur image Youtube

Photo Facebook

Arrêt sur image Youtube

Arrêt sur image Youtube

Il est très probable qu’il supervise actuellement la construction d’un nouveau grand centre monastique pour le Karmapa XVII (vidéo youtube du 23/07/2020). Les disciples sinophones semblent être une source de financement importante pour les projets immobiliers du bouddhisme tibétain (voir aussi mon blog Les bouddhistes français ont du progrès à faire). Le Qigong (Falung) et le "Qigong tantrique" (dénomination PRC) semblent avoir le vent en poupe. Vu les projets en cours, on ne risque pas de sitôt en finir avec les institutions "féodales"

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[1] Bo signifie montagne dans la langue de Minyak, la région où se trouve la montagne. Gongga est le nom chinois pour le nom tibétain Gangs dkar, glacier blanc.

[2] “在認證前曾被誤認為噶瑪巴。” Source : https://gangkartaiwan.wordpress.com/author/gangkar/

[3] Source : https://gangkartaiwan.wordpress.com/author/gangkar/

[4] Source : La controverse des Karmapa

[5] “He was enthroned in 1999 by Tai Situpa who heads the Palpung Sherabling monastery in Kangra. Gankar Rinpoche had visited Taiwan in 2005.” https://www.hindustantimes.com/chandigarh/tibetan-religious-leader-held-in-delhi/story-mi5C9Gng4TIUEqwc5LPTGJ.html

[6] “1999年,由廣定大司徒巴在八蚌智慧林主持舉行盛大的坐床典禮,當貢噶仁波切到波卡仁波切的駐錫地(MIRIK)接受灌頂時,應群眾要求在西里咕里再次舉行坐床典禮,由嘉察仁波切、波卡仁波切和卡盧仁波切一起主持。於同年十月回到四川貢噶山舉行無量長壽佛灌頂並講法及開示,還成立一所佛教大學,在四川停留兩個月的期間,喚起了人們的信心與喜悅,並懇求仁波切能早日再回到四川” https://gangkartaiwan.wordpress.com/author/gangkar/

[7] “In 1988 Fahai Lama, who was already known since the 50s as an expert of Chinese acupuncture and qigong, was invited as a “master of qigong” to the capital. 149 From February 26 to March 1, Fahai Lama and Tibetan lamas along with hundreds of admirers of Tibetan Tantric practices (mostly Gangs dkar rin po che’s disciples) gathered at the Badachu Hotel (Badachu fandian 八大處飯店) in Beijing to take part in the founding symposium of the Tibetan Tantric Qigong Society of the Chinese Qigong Research Association (Zhongguo Qigong Yanjiuhui Zangmi Qigonghui 中國氣功研究會 藏密氣功會). On this occasion more than thirty contributions reportedly focused on the so-called Tibetan Tantric Qigong (Zangmi Qigong 藏密氣功), presenting it as “worthy of study and research not only because it has a precise doctrine and rigorous practical stages but because of its undeniable meaning for the development of latent abilities (qianneng) in the body and the exploration of the secret of psychosomatic science.” M. Esposito, p. 521

“Fahai Lama’s efforts were mostly directed towards harmonizing Tibetan doctrines and beliefs with Chinese Buddhism or Chinese traditions in general.”

“These efforts to develop a non-sectarian rhetoric of assimilation between esoteric and exoteric traditions and between Tibetan and Chinese Buddhism should be seen in the perspective of the 19th-20th century movement of Tantric revival for establishing a “Chinese esoteric tradition” or a “Chinese Tantrism.””

“Although his strategy differed from that of the Chinese monk Taixu’s dream of reforming Chinese Buddhism, Fahai Lama ended up similarly combining Tibetan Tantrism with qigong and the Daoist study of immortality.157 Confronted with Chinese followers but also with official Chinese Buddhist associations, Fahai Lama, like many other Tibetan or Chinese masters, had to find a legitimate space for his religious discourse within the limits allowed by the Chinese government and its office of religious affairs. At time one legitimate area in PRC was certainly qigong. The project of building a qigong sanatorium for retired cadres in Fahai Lama’s triune religious complex should be also regarded in this light.”

“Compared to leaders in other monastic institutions in China in his time, Fahai Lama was quite free to organize his activities, to receive offerings, and even to lodge foreigners, things that were still forbidden in China in the middle of the 1980s. “

[8] Le Ministre de l’Intérieur (Ministry of Home Affairs) suspecte BGR et Situpa d'être pro-chinois.
“Sources said the MHA is suspicious of Bo and Tai Situ Rinpoche, the mentor of the Karmapa, and considers them pro-Chinese. They said the Karmapa’s association with Bo and Tai, could land him in trouble.” (Times of India)





vendredi 27 novembre 2020

Le tantrisme plus fort que le Ch'an


Fahai Lama et ses disciples devant la grotte de Taijidong. (Source: Mianhuai Fahai shangshi 緬懷法海上師)

Il existe une biographie fragmentaire de Huiding, le maître Ch’an de Lama Fahai ("le quarantième patriarche de l'école Kagyu"噶举派第四十代祖师法海喇嘛德相), que ce dernier avait dictée à son propre disciple Xiaoyin (小音), le 6 novembre 1984. Cette biographie s’intitule Biographie du maître réalisé Huiding, un moine contemporain (Xiandai gaoseng Huiding fashi cheng jiu zhuan, 現代高僧慧定法師成就傳). Mon seul accès à cette biographie est à travers le résumé de Monica Esposito dans l’article rDzogs chen in China From Chan to Tibetan Tantrism in Fahai Lama’s (1920-1991) footsteps[0].

Les dates de Maître Huiding (高僧慧定法師) ne sont données nulle part, et il n’y a pas de photo de Maître Huiding à ma connaissance. Il y a une photo de groupe de 1963, où il pourrait figurer. Si cela se trouve, il figure peut-être à droite de la photo ci-dessus... [1] La partie biographique du maître Ch’an de Lama Fahai ne se limitant principalement qu’à la partie qui concerne l’enseignement du bouddhisme ésotérique tibétain de Lama Fahai à Maître Huiding, ainsi qu’à la note 6 de la page 476[2] de Images of Tibet in the 19th and 20th Centuries, mon billet ne sera basée que sur celle-ci. Il est très probable que la biographie fragmentaire contient d’autres données biographiques faisant défaut dans la traduction résumée anglaise. Des références à Maître Huiding, y compris en chinois, sur Internet sont très rares et viennent principalement de sources sur Lama Fahai. 

C’est à l’âge de 13 ans que lama Fahai (né en 1920) rencontre maître Huiding dans le district Gushan, à l’Institut bouddhiste (Foxueyan), donc autour de 1933. Maître Huiding aurait reçu des enseignements Ch’an de Xuyun (1840-1959) au temple de Yongquan. Huiding donna le nom de dharma Miaokong à son disciple, et fit de lui son assistant-secrétaire, pour enregistrer ses propres enseignements de soutras. A 19 ans (autour de 1939), Miaokong suit son maître à Jiangxi pour répandre le Dharma. Quelques années plus tard, Miaokong devient l’abbé de Yuantongsi, et fonde à Nanchang une Association bouddhiste, avec Huiding comme président, et lui-même comme vice-président. Les deux auraient publié une revue "Eveil" (Juewu, 覺悟). Après une visite de Gangkar Rinpoché (1893-1957) à Nanchang, Miaokong quitte Nanchang pour aller au monastère de Gangkar au Tibet. Le voyage de Gangkar Rinpoché en Chine se termina en 1939. On peut présumer que Maître Huiding était resté à Nanchang pendant ce temps.

Taijidong, grotte taoïste, "the Great Ultimate cave", photo M. Esposito 1996

On n’entend de nouveau parler de Maître Huiding, que lorsque Lama Fahai s’installe dans une grotte appelée Taijidong (太極洞) au Mont Tianmu (Nan tianmushan) autour de 1961. Durant sa longue retraite (1961-1976) dans cette grotte, Maître Huiding aurait été en compagnie de Lama Fahai. A partir de 1976, notre duo reçoit de plus en plus de visiteurs, et décident d’établir un monastère pour femmes. Puis, plus de mention de Maître Huiding, ni même de sa mort, des rituels funéraires, un monument etc., comme s’il n’avait existé que par rapport à Lama Fahai.

La partie essentielle de la biographie de Maître Huiding est le compte-rendu de la conversion du maître Chan au bouddhisme ésotérique par son propre disciple. C’est un fait assez rare pour être signalé. En lisant ce passage, je me suis souvenu de “la conversion” de Gampopa par Milarépa, racontée dans les Cent milles chants de Milarepa par Tsangnyeun Heruka[3]. Gampopa y est décrit comme un moine kadampa un peu rigide, fin connaisseur du mahāyāna, que Milarepa va détendre et introduire dans les pratiques pneumatologiques du bouddhisme ésotérique.

Le rév. Fiolan, disciple principal de Fahai Lama pratique
les six yogas de Naropa, photo M. Esposito 1989


Je vous renvoie vers la traduction anglaise de la vie de Maître Huiding par Monika Esposito pour les détails de la conversion progressive.[4] Lama Fahai commence par mentionner que son maître avait toujours des doutes par rapport à l’engouement pour le tantrisme de son disciple, et qu’il n’avait pas compris son voyage au Tibet, après avoir atteint le but dans la voie du Ch’an. Un jour Lama Fahai demande à Huiding pourquoi celui-ci, après avoir étudié auprès de Xuyun, et avoir atteint le but sous ce maître, avait voulu continuer sa formation en étudiant les enseignements Huayan (Huyan Jing, Avataṃsaka sūtra) ? Son maître ne lui répond pas. Lama Fahai précise que Huiding ne considérait pas les pratiques ésotériques (mizong 密宗 ou tangmi 唐密) comme du bouddhisme.

Lama Fahai enseignant ses disciples, photo M.Esposito 1988

Lama Fahai commence par donner comme amuse-bouche des instructions de la récitation du mantra de Vairocana en association avec la visualisation des trois canaux, et la circulation du mantra. Lama Fahai explique que normalement il n’a pas le droit de donner ces instructions en tant que disciple de Huiding, mais ayant fait des offrandes aux protecteurs il est en mesure de le faire[5].

Huiding se montre un très bon élève et passe par toute une série d’expériences. Huiding veut alors continuer, et au cours d’une initiation devient le disciple de Lama Fahai. Huiding doit désormais pratiquer selon les instructions de de son disciple/maître, ne peut transgresser le samaya et croire en son guru[6]. Les expériences deviennent de plus en plus impressionnantes, et à la fin Huiding est en mesure de monter à Tuṣita, de faire des offrandes à maitreya et de recevoir sa bénédiction. Son corps entier finit par être rempli de nectar. Par la suite, Lama Fahai aurait donné les instructions de Dzogchen à son maître, mais la biographie s’arrête là.

Comment Huiding est-il mort, à quel âge, a-t-il obtenu un corps d’arc-en-ciel, ou un “corps doré”, où son corps est-il préservé ? Tout cela, nous ne le savons pas. Nous savons néanmoins l’essentiel. Le disciple a dépassé le maître Ch’an, et l’a fait progresser encore davantage grâce à la pratique ésotérique. Le renouveau tantrique en Chine a ses maîtres réalisés, et Fahai Lama son tulkou.

Comme je ne maîtrise pas le chinois, les fact-checkers sont le bienvenu.

Le jeune Fahai Lama II et Gankar Rinpoché X
   
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[0]This is a manuscript on the life of Huiding 慧定, Fahai Lama’s Chan master (see note 6), and titled Xiandai gaoseng Huiding fashi cheng jiu zhuan 現代高僧慧定法師成就傳 [Biography of the realized master Huiding, a contemporary eminent monk]. It was recorded by Xiaoyin 小音 at the dictation of Fahai Lama on November, 6, 1984. In the summer of 1991, during my last sojourn at the monastery when I asked Fahai Lama to tell me more about his life, he gave me a copy of this manuscript. The last chapter on the views of Fahai Lama on Chan and Tantrism is reproduced in Appendix 1 and partially translated in the sections below. My thanks to Rev. Folian 佛蓮 for sharing with me the majority of Fahai Lama’s manuscripts and documents. See also Appendix 2.”
L'article a été publié séparaément dans le livre "The Zen of Tantra".

[1] Je pense que le "vieux moine" sur la photo en haut de la page ainsi que sur la photo du blog Fusion du Ch'an et du bouddhisme tibétain au XXème siècle, est le "vieux moine" auquel fait référence Monika Esposito. Elle aurait sans doute mentionné que ce "vieux moine" était Maître Huding si tel était le cas. "In 1991, after Fahai Lama’s death, the community of nuns dispersed. The monastery is nowadays guarded by an old monk and some lay devotees who take care of the commemorative stupa built to preserve Fahai Lamas relics, and they hope for tourism to pick up." The Zen of Tantra, p. 18

[2] "Huiding was born in the Anle 安樂 prefecture (Hubei 湖北). When he was 7 years old, he became monk. At 14 years old, he was ordained by Jingyue 淨月 at the Zhanghuasi 章華寺 of Yichang 宜昌 (Hubei). Later, he went to Jiangxi 江西 at the Gaomingsi 高明寺. Afterwards he reached Fujian and, at the Yongquansi 涌泉寺 of Gushan, he received Chan teachings from Xuyun (Xiandai gaoseng Huiding fashi chengjiiu zhuan, 1-27). For a biography on Xuyun see Charles Luk and Richard Hunn, Empty Cloud, the Autobiography of the Chinese Zen Master Xuyun (Longmead: Element Books 1988). According to some disciples Fahai Lama, after having realized Chan’s three barriers (on this term see note 143), received the seal ( yinzheng 印證) from Huiding and Xuyun (see Fori, “Mianhuai Fahai shangshi,” 10). He withdrew for three years with his master Huiding at Gushan, and before leaving Fujian he devoted himself to the seven meditation practices (dachanqi 打禪七) at Mount Xuefeng 雪峰. See “Shangshi Fahai Lama shengping jianshu,”

[3] Garma C.C. Chang, The Hundred Thousand Songs of Milarepa, Shambala, 1977, volume II, à partir de p. 463, notamment p. 477 etc. Garma C.C. Chang Et également un disciple de gars quand Rimpoché et il n’est pas impossible que le traducteur des Champs et Fahai Lama se soient rencontrés dans son monastère au Tibet.

[4] The Zen of Tantra, p.24 etc.

[5] The Zen of Tantra, p. 28

[6] The Zen of Tantra, p. 29

mercredi 25 novembre 2020

Clarifications au sujet des abus dans le bouddhisme tibétain



Je vois paraître depuis quelque temps des publications sur les abus dans le bouddhisme (tibétain). Des confirmations d’abus d’un côté[1], et de l’autre des conseils de maîtres bouddhistes et d’experts[2] sur la bonne attitude à avoir face aux abus ou à des “comportements douteux”. On vient de me signaler l’article “L’imparfait maître spirituel sans défaut, par Sa Sainteté le 14ème Dalaï-Lama” publié par Editions Mahāyāna le 16 novembre 2020. Il s’agit en fait d’extraits choisis du livre The Foundation of Buddhist Practice paru en 2018[3], donc après la révélation des abus de Sogyal Lakar (été 2017) et avant la mort de celui-ci en 2019. Je ne sais pas s’il y avait une raison particulière de publier cet article ce mois de novembre 2020. L’introduction mentionne “le besoin de clarifier certaines instructions concernant la relation enseignant-disciple”.

Malheureusement cette clarification, à l’aide de citations du livre (2018) du Dalaï-Lama n’en est pas une, et ajoute à la confusion. Le besoin de clarifier semble suggérer que la relation maître-disciple (et non “enseignant-disciple”, appelons les choses par leurs noms) est généralement mal comprise, que la confusion et les abus en sont la conséquence, et qu’il faut faire de la pédagogie. C’est passer par-dessus une question plus fondamentale : cette relation, telle qu’elle est définie et montrée en exemple dans de nombreux “textes”, mérite-t-elle d’être sauvée, ou est-il raisonnable de vouloir la sauver. Le bouddhisme n’étant pas une religion du Livre, le contenu des “textes” devrait être sujet à réflexion et à discussion. Devrait ...

Le texte fondateur en la matière pour le bouddhisme tibétain, c’est les Cinquante stances du service au Maître (skt. Gurupañcaśika tib. bla ma lnga bcu pa), un texte médiéval bouddhiste ésotérique. Le bouddhisme ésotérique étant un bouddhisme qui s’appuie principalement sur des Révélations (tantra, transmissions visionnaires, terma, etc.), les “textes” y ont un statut davantage religieux. Ils constituent des canons qu’il convient uniquement de commenter ou d’interpréter. Ce n’est cependant pas le cas du Gurupañcaśika, qui est un traité (śāstra), mais il instruit sur l’attitude à avoir envers un Maître ésotérique. C’est-à-dire un Maître de bouddhisme ésotérique, auquel le disciple est lié par une initiation. L’initiation va lier la divinité, objet du tantra, le Maître et le disciple. Leur relation devient une relation sacrée, et le Maître divinisé, indifférencié de la divinité, requiert désormais un traitement spécial, que le Gurupañcaśika explicite.

Cette relation particulière vient du fait que le bouddhisme ésotérique fait appel à des méthodes particulières (skt upāya), mettant en oeuvre un monde surnaturel ancien (“naturel” à l’époque médiévale), qui à ses propres règles à lui, et qui s’ajoutent aux règles bouddhistes communes. Le surnaturel est en fait une notion anachronique, car il n’était pas considéré comme tel par ceux qui voyaient/voient le “surnaturel” comme une explication du “naturel”. Mais vivant ici et maintenant, nous faisons cette distinction.

Les hagiographies sont des fictions qui mettent en scène cette relation particulière entre Maître ésotérique et disciple/initié, de façon “pédagogique”, c’est-à-dire en forçant le trait, pour que l’on voie bien de quoi il s’agit et ce qui importe dans cette relation[4]. Ainsi pour la relation entre Maître et disciple, les vies hagiographiques de Tilopa et Nāropa et de Padmasambhava et de Yéshé Tsogyal sont montrées comme le modèle. Mais comme le dit le Dalaï-Lama :
Si vous n’avez pas le calibre de Naropa et que votre mentor n’a pas les qualités de Tilopa, ces instructions peuvent être extrêmement trompeuses.”
Ce qui invite aussitôt la question qui est du calibre des personnages fictifs Nāropa et Tilopa ? Est-il même possible aux humains d’être de ce calibre là ? Dans ce cas, et notamment dans le cadre des problèmes récents, pourquoi continuer à montrer en exemple ces fictions ? A quoi bon raisonner en termes de “disciples ordinaires”, “maîtres extraordinaires" et vice-versa ? A quoi servent ces qualificatifs, si ce n’est qu’à sauvegarder la sacro-sainte relation maître-disciple, en accusant l’une ou l’autre partie (ou les deux) de ne pas être à la hauteur ? Cette relation mérite-t-elle d'être sauvée, puisqu'elle serait sacro-sainte, faisant appel au monde surnaturel ? Ne s’agit-il pas plutôt de sauvegarder cette exploitation du surnaturel, et des pouvoirs associés, auxquels celui-ci donnerait accès ? Pouvoirs (siddhi) qu'un Maître est censé posséder, et qu'un disciple pourrait vouloir acquérir, dans un appât du gain plus ou moins spirituel. L'aspect surnaturel n’est jamais pris en compte dans les discussions sur la relation maître et disciple dans le bouddhisme ésotérique. Si l’on ne le prend pas en compte, on ne voit pas toute la portée du problème. Dans sa réponse, le Dalaï-Lama ne le prend pas en compte, et il fait comme s’il s’agissait d’une relation ordinaire entre un “enseignant” et son élève. Cela pourrait être des cours de piano, ici il se trouve qu'il s'agit de spiritualité. Même de ce point de vue, son raisonnement pose problème.

Le simple fait de proposer une relation maître-disciple idéale, et de suggérer qu’elle soit réellement possible invite à la confusion, et ne peut que “laisser la porte ouverte à des malentendus”. Quel genre de relation est-ce, où, lorsqu’on découvre que l’enseignant à un “comportement douteux”, que l’on peut cesser d’assister à ses enseignements ? Pourquoi cela doit-il même être précisé ? Pourquoi le Dalaï-Lama sent-il le besoin de rassurer les “élèves” occidentaux sur ce point, et affirme-t-il implicitement qu’ils ont le droit de cesser d’assister à ses enseignements ?

Si, dans ce modèle, il suffisait simplement de mettre la barre très haut (trop haut) pour un maître et un disciple qui ne peuvent être qu'ordinaires, pour qu’en effet ils soient tirés vers le haut, cela se saurait. Pourquoi vouloir à tout prix maintenir l’illusion d’une relation spéciale ? N’est-ce pas cette illusion entretenue, le décalage entre fiction et réalité, qui est responsable de “l’ignorance” ou de “la naïveté" des uns, et l’exploitation et les abus possibles des autres. Puis de “l’attitude colérique et catégorique” des uns, et de la surdité, la cécité, les menaces et les accusations en retour des autres, quand cela tourne mal ? Cette tension n’est elle pas proportionnelle au décalage entre fiction et réalité ? Sans même parler des abus répréhensibles par la loi.

Vu cette relation idéale, dont personne n’a vraiment le calibre requis, et vu les abus auxquels elle peut donner lieu, et auxquels elle donne lieu trop souvent, pourquoi ne pas abolir cette relation Maître-disciple, du moins ne plus en faire la promotion, et en faire réellement - comme le nomme le Dalaï-Lama dans cet article - une “relation enseignant-disciple” ? Que penser d'ailleurs du mot “disciple” ? Comme le sens premier de ce mot est “élève, apprenti”, pourquoi ne pas utiliser ces termes là, à condition que la réalité suive ? Si on tient compte de l’aspect surnaturel, expliqué ci-dessus, la réponse est simple : l’initiation au monde surnaturel installe un rapport hiérarchique sacré de l'ordre d'un disciple plutôt que d'un élève. Sans cet aspect, il n’y aurait pas de raison de parler de disciples.

A cela s’ajoute une autre fiction tibétaine, celle du phénomène “tulku” ou lama réincarné, voire un Bouddha vivant. Un lama réincarné, dans le système des tulkus tibétain, est par définition un lama qui s’est éveillé dans une existence précédente, et qui revient uniquement pour guider ses disciples. En théorie, un maître ésotérique peut être un simple initié, qui initie à son tour un disciple. Si ce maître est en plus un “tulku”, cette deuxième fiction s’ajoute à celle de la relation tantrique entre un Maître et un disciple, et déséquilibre d’autant la relation “enseignant-disciple”. Si ce Maître tulku est en outre très apprécié par des “grands lamas”, tout problème dans la relation ne peut venir que de vous...

Dans d’autres formes de bouddhisme, qui ne sont pas officiellement “ésotériques”, le fait que le Maître est éveillé, ou a accès à l'Éveil, et peut transmettre celui-ci, sinon vous guider vers celui-ci, fait de la relation avec lui une relation particulière. Cela reste néanmoins une relation entre deux êtres humains, ou, au pire, entre un Bouddha et un être humain. Il n’y a pas, comme troisième partie, un monde surnaturel qui impose ses règles à lui. Cela n’empêche pas qu’un rapport dominant-dominé soit toujours possible, comme dans toute relation humaine.

Dans le cas d’un “comportement douteux”, peut-être même délictuel, surtout quand il est répété, quel genre de conseil est-ce de recommander aux victimes d’éviter “le manque de respect ou l’antipathie”, en ajoutant que “la colère n’aura d’autre effet que de vous rendre misérable”. Comment éviter de ressentir des émotions dans le cas d’abus, d’injustice, de harcèlement, etc. ? Et pourquoi mettre ainsi une partie (le disciple) en face de ses responsabilités, et pas l’autre (le Maître) ?
Gardez vos distances et cultivez une relation avec d’autres maîtres, mais n’accusez pas cette personne avec colère. Il vous a été bénéfique par le passé et il est approprié de reconnaître ceci et de l’apprécier même si vous ne le suivez plus maintenant …”
Les émotions servent à nous faire (ré)agir, quand cela est nécessaire. Le Dalaï-Lama recommande-t-il en bon bodhisattva de (ré)agir dans le cas d’abus, d’injustice, de harcèlement, etc. ? Est-il utile de prendre des mesures contre la perpétuation d’abus, d’injustice, de harcèlement, etc. ? Éliminer la souffrance et les causes de la souffrance, nous dit le bouddhisme. Si l’émotion nous aide à (ré)agir efficacement, elle est utile, et peut être une aide, ne serait-ce qu’à nous faire prendre conscience des injustices.

Quand une injustice, un délit ou un crime est commis, on en fait part aux autres. Avec ou sans colère, peu importe, c’est son affaire. En revanche, l’injustice est notre affaire à tous, c’est elle qui doit être au centre de la discussion. Il me semble aussi qu’il est important d’aider la victime, et de ne pas la laisser seule avec “sa” colère. La “colère” devrait être notre refus collectif de l’injustice.

S’il y a tromperie sur la marchandise, si le Maître réel n’est pas à la hauteur de la fiction, en quoi a-t-il pu être “bénéfique par le passé” et pourquoi est-il « approprié de reconnaître ceci” ? En quoi cela est-il pertinent pour combattre et éviter l’injustice ? Il est avant tout “approprié” que l’injustice soit reconnue, par celui qui l’a commise et par ceux qui l’ont facilitée, et éventuellement qu’elle soit réparée, avant de se soucier de « ce qui est approprié » de la part de la victime.

Le bouddhisme a une longue histoire, très complexe, “riche” diraient certains. Les actions les plus répréhensibles dans le bouddhisme, par rapport au karma, sont celles dirigées vers le bouddha ou des membres du sangha. Le karma détermine la future réincarnation de chacun, une des destinées possibles étant les enfers. C’est là que vont ceux qui ont le karma le plus lourd, y compris ceux qui ont fait du mal à des membres prestigieux du sangha. Le bouddhisme tibétain a créé un “enfer-vajra” spécialement pour ceux qui ne respectent pas les règles du vajrayāna, notamment celles concernant la relation Maître et disciple. Cela est expliqué dans les “textes”, et est souvent répété dans les instructions orales. Si vous ne me croyez pas, posez la question au lama nyingmapa Orgyen Tobgyal Rinpoche. Le Dalaï-Lama dit autre chose :
Le Bouddha n’a jamais dit que si vous n’écoutez pas ses enseignements et ne faites pas ce qu’il dit, vous allez renaître en enfer ! Le bouddha a dit que nous ne devrions jamais accepter les enseignements avec une foi aveugle, mais en les étudiant et en les analysant. Voilà la véritable manière de suivre les enseignements du Bouddha.”
C'est parfait ! Le Dalaï-Lama devrait annoncer la tenue d’une réunion à Dharamsala, sine die, où il ferait part de cela aux autres maîtres des écoles bouddhistes tibétaines, et ne pas réserver ce message aux occidentaux uniquement.

Je reviens sur un des effets désastreux du décalage entre la relation fictive et la relation réelle entre maître et disciple. Quand on colle des fictions sur la réalité, et qu’un Maître ésotérique, tulku de surcroît, a des “comportements douteux”, cela va à l’encontre de toutes les fictions ésotériques traditionnelles. Certains diraient que ce qui semble douteux aux uns n'est pas douteux à d'autres. Cela peut avoir l’air de “comportements douteux” dans les yeux de ceux qui n’ont accès qu’à la vérité relative, et ignorent tout de la vision pure. Pour que les fictions de la relation Maître-disciple triomphent, les disciples “victimes” sont priés de se rétracter discrètement, en avalant leur colère, et de ne pas porter des accusations, qui ne leur causeraient du tort qu’à eux-mêmes. Si toutefois ils portaient des accusations, les condisciples nieraient la réalité des faits, et feraient tout pour empêcher “les rumeurs” de se répandre. Si les “comportements douteux” se répètent, avec d’autres victimes, la même démarche sera suivie, pour que les fictions continuent de vivre, facilitant la reproduction des “comportements douteux”, et continuant d’attirer de nouveaux disciples par des fictions restées indemnes.

Parfois des institutions ou des organismes non-bouddhistes mettent des bâtons dans les roues. L’institution britannique Charity Commission vient d’annoncer que des membres britanniques de la Rigpa Fellowship à Londres[5] mettent en danger les fidèles (“devotees”) de Sogyal Lakar (précédemment connu comme Sogyal Rinpoché). Ils ont été déclarés “malhonnêtes et inaptes à servir” (“untruthful and unfit to serve”)[6]. Les fictions tibétaines ont clairement du mal à passer.

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D'autres blogs
Tentative de clarification 30 septembre 2018

[1] "Dagri Rinpoche committedintentional and inappropriate sexual behaviour”, says FPMT, Phayul, 9 novembre 2020
Communications de la FMPT

[2] P.e. Becoming whole, Healing in the wake of systemic abuse means seeing our teachers—and ourselves—clearly and with compassion, Interview with Werner Vogd by Susanne Billig, Tricycle Magazine, été 2020..

[3] The Foundation of Buddhist Practice, The Library of Wisdom and Compassion, volume 2, 2018, Sa Sainteté Dalaï-Lama et la Vén. Thubten Chodron, p. 123-126 & p. 127-128. Traduit de l’anglais au français par Virginie Lehdonvalo et la Vén. Lobsang Détchèn des Éditions Mahayana, juin 2019.

[4] Trungpa aurait dit que ce qui importe est la docilité (meekness). “Well, don’t be amazed to find that actually the whole teaching is simply emptiness and meekness.” When the Party’s Over, interview avec Allen Ginsberg dans Boulder Monthly, mars 1979. Blog Réussir (siddhi), 18 septembre 2017

[5]The Charity Commission for England and Wales chastises the Rigpa Fellowship in the United Kingdom ‘for putting students at risk of harm.’ It finds that former trustees Patrick Gaffney and Susan Burrow failed to recognize the seriousness of the allegations against their Tibetan teacher Sogyal Lakar (previously known as Sogyal Rinpoche). An official inquiry has found misconduct and mismanagement at the London-based Buddhist charity, where students were put at risk of harm as a result of serious safeguarding failures. Today’s report heavily criticises institutional failings to provide a safe culture and environment.” Charity regulator: Rigpa UK Put Students at Risk of Harm, Rob Hogendoorn,

[6] Lamaism Crashes into the Rule of Law, Rob Hogendoorn, 20/11/2020.