mercredi 11 novembre 2020

Le renouveau mondial de la Lumière enchanteresse


Dans la république populaire de Chine en 1956, photo du livre
"Tibetan Buddhists in the Making of Modern China", Gray Tuttle

Petit résumé de blog antérieurs sur le sujet.
Les Lumières furent suivies d’anti-Lumières de toutes sortes. Les protestants écossais tentent de ré-enchanter leurs ouailles, en redonnant vie aux fantômes. Face aux Lumières, les religions prennent conscience d’être des religions, et l’idée des « religions du monde » émerge. La religion des aryens de l’Inde serait la religion mondiale encore dans son état le plus pur, et les indianistes européens tentent de la recouvrir. Les yeux des religieux et des spiritualistes du monde se braquent sur l’Inde, et sur l'emblématique idée de la réincarnation. L’occultisme est une autre façon de faire la science, une science plus riche, car non-désenchantée, pas « fermée » et davantage « ouverte » (à quoi exactement ?). N’existe-t-il pas au fond une philosophie pérenne ou éternelle ? La théosophie développe l’idée d’une religion mondiale sous-jacente, avec sa science de la conscience immortelle. Le Tibet devient leur patrie de l’ésotérisme, car préservé dans l’état le plus pur par des maîtres encore vivants. Des intellectuels indiens reprennent à leur compte l’idée de l’Inde des aryens comme berceau de la religion pure, et font fureur pendant le Parlement des religions à Chicago (1893). D’autres s’intéressent à l’ésotérisme tibétain, pour des raisons moins avouables, et font des recherches sur la race aryenne. Il faudrait encore parler de l'influence (très modeste) de la théosophie en Chine pendant le renouveau tantrique, ce sera pour une autre fois. La pollinisation bouddhiste ésotérique passe plutôt par les élites chinoises nationalistes, comme on verra, le tout contre les chamboulements de la société chinoise. Cet événement au début du XXème siècle aurait-elle préparé les lamas tibétains à leurs missions en occident ? 

C'est sur cet arrière-fond de renouveau spiritualiste que la Chine va s’intéresser au bouddhisme indien et au bouddhisme ésotérique, notamment par le biais du Tibet, après une période de désenchantement et de « modernisme bouddhiste ». En fait, les deux tendances, désenchanteresse et enchanteresse évolueront pendant la Chine républicaine (1912-1949). Quand la Chine, après avoir perdu les guerres d’opium contre l’impérialisme occidental, perd la première guerre sino-japonaise en 1895, les réformateurs chinois sont convaincus que la victoire japonaise est due à leur adoption du Shintoïsme, “la voie des dieux” comme religion d’état[1]. Le renouveau tantrique (密教復興運動, mìjiāo fùxīng yùndòng, « mouvement de renaissance du bouddhisme ésotérique ») va commencer. Des Tibétains se rendent en Chine pour enseigner, et des Chinois au Tibet pour apprendre, et surtout pour traduire le patrimoine bouddhiste tibétain en chinois[2]. Sur un arrière-fond de guerre civile entre seigneurs de la guerre, communistes, Parti nationaliste chinois (Guomindang GMD), etc. Les missionnaires tibétains choisissent le camp des nationalistes, contre les communistes. Mais pendant les premières décennies après la révolution communiste, ces échanges pour ré-enchanter le bouddhisme en Chine, et par la suite surtout à Taiwan, ont continué.

Les réformateurs chinois Fazun (1902–1980) et Nenghai (1886– 1967) entretainaient surtout des contacts avec des représentants de l’école Gélougpa, et contribuaient à sa diffusion en Chine. Le 13e Dalaï-Lama encouragea Fazun à enseigner en Chine la synthèse de Tsongkhapa sur les enseignements bouddhistes[3]. Nenghai pensait que le bouddhisme Ch’an était trop élitiste et ne correspondait pas aux « besoin de l’époque »[4] (kaliyuga, mappo). 


D’autres chinois, souhaitant un bouddhisme ésotérique davantage enchanté, se tournèrent vers des matériaux Nyingmapa. Leur source privilégiée fut d’abord Norlha Khutughtu (1876-1936), très politiquement engagé[5]

Karmapa XVI et son tuteur Gangkar Rinpoché en 1953, à Pékin,
pendant que 80 chinois étudient au monastère de Gangka Rinpoché au Tibet
1953年 16世大寶法王與貢嘎活伟在北京 

Après sa mort, c’est Bo Gangkar Rinpoché (Gongga Hutuketu 貢噶呼圖克圖; 1893-1957) qui prit la relève. Gangkar Rinpoché était un lama Kagyupa formé à Pelpung (siège des Situpa), mais enseignait en Chine surtout le Dzogchen à la demande des disciples de Norlha, qui devinrent les siens par la suite. Gangkar Rinpoché était proche des nationalistes. A cause de son excellente relation avec Situ Rinpoché, il fut nommé comme tuteur junior (tib. yongs ’dzin) de Karmapa XVI Rangjung Rikpé Dorjé (1924–1981)[6]. Gangkar Rinpoché fit trois voyages en Chine[7], le premier en 1936. Durant ce voyage, il fit construire un stūpa à Lu shan dans la province Jianxi, pour y recueillir les reliques de Norlha, à destination de ses nombreux disciples. Il fit également construire un petit temple dédié à Padmasambhava à côté[8]. Pendant les deux premiers voyages, il se servait d’un traducteur. En 1937, la guerre avec le Japon éclata, et Gangkar Rinpoché devait rentrer au Tibet, mais à cause de nombreuses difficultés, il ne rentra qu’en 1939. Pendant son deuxième voyage, en 1946, il avait déjà des milliers de disciples chinois[9]


Minyak Gangskar / Minya Konka (photo Tibetpedia)

En automne 1949, juste avant la création de la République populaire de Chine, il rentra à son monastère. Plusieurs seigneurs de la guerre faisaient partie de ses disciples : Pan Wenhua de Chengdu, Li Zongren et un autre membre de la clique de Guangxi, Li Jishen (1885–1959) de Chongqing, ainsi que le seigneur de la guerre et le gouverneur du Yunnan, Long Yun (1884– 1962). Il enseigna le Dzogchen à un cadre du Guomindang (Wang Jiaqi), qu’il autorisa de les transmettre à d’autres. Une célébration en l’honneur de Gangkar Rinpoché fut organisé en 1947, présidée par Chen Lifu, secretaire confidentiel de Tchang Kaï-chek. A cette occasion, il fut présenté par le gouvernement nationaliste comme un “maître de la nation chinoise” (tib. rgyal khab kyi bla ma) et comme un “instructeur de méditation omniscient, un ami spirituel repandant le bouddhisme ” (tib. bstan pa spel ba’i bshes gnyen kun mkhyen bsam gtan gyi slob dpon). Comme mentionné ci-dessus, il devait rentrer au Tibet à cause de la situation politique, et ses disciples nationalistes s’exilaient à Taiwan. Pendant 10 mois, Gangkar Rinpoché était sous résidence surveillée dans son monastère, et entama plus tard un dernier voyage en Chine entre 1953 et 1955, où il avait davantage de contacts avec les communistes. 

民國53年恭迎全剛上師貢噶人治南傳授頗法開间 24 novembre 1953 à Gangs dkar (Facebook Gongga)

En 1940, il avait fondé un Collège d’études "Shédra" non-sectaires (byams chen chos ‘khor gling) dans son monastère au Tibet. Initialement pour des étudiants tibétains, mais plus tard aussi pour les disciples chinois. Par exemple, en 1946, Garma C.C. Chang (dont le père Zhang Dulun était gouverneur de Hubei, sa mère était une disciple de Gangkar Rinpoché), le traducteur des Chants de Milarepa en anglais, y étudia pendant six ans. En 1952, un groupe d’environ 80 étudiants chinois[10] arriva pour une période de dix mois, en coopération avec la partie communiste, parmi lesquels figuraient des futurs tibétologistes célèbres[11]. C’est à la suite de cet événement, que Gangkar Rinpoché fut invité pour une conférence à Institut central des minorités de Pékin, et qui fut l’objet initial de son dernier voyage en Chine. Après son retour, et la dernière année de sa vie, Gangkar Rinpoché, était un conseiller auprès de la Conférence Consultative Politique (zhengxie) de la partie communiste à Dartsedo. En février 1957, il prit un mois de vacances pour retourner dans son monastère, où il décéda en mars 1957[12].

Nous avions vu que la future Vénérable Gongga (1902/1903-1997), petite-fille d'un empereur, avait rencontré Gangkar Rinpoché en Chine, quand elle avait 38 ans, donc disons autour de 1940, probablement en 1939, la fin du premier voyage en Chine de Gangkar Rinpoché. Elle l’aurait suivi dans son monastère tibétain. En 1946, elle l’accompagne pendant son deuxième voyage en Chine. A la fin de sa vie, Gangkar Rinpoché invite la Vénérable Gongga pour une dernière série de transmissions, juste avant qu’il décède. 

Vénérable Gongga, photo FB

En 1947, Vénérable Gongga part à Taiwan, pour enseigner les disciples chinois nationalistes exilés de Gangkar Rinpoché. Ce ne sera qu’une des nombreuses filières de bouddhisme ésotérique qui se sont développées à Taiwan. La « love affaire » chinoise avec l’ésotérisme tibétain (et japonais) se poursuit à Taiwan.



[1] Gender and Superstition in Modern Chinese Literature (2019), Gal Gvili, East Asian Studies, McGill University, p.4

[2] Translating Buddhism from Tibetan to Chinese in Early-Twentieth-Century China (1931-1951), Gray Tuttle, p. 141 dans Studies in Indian and Tibetan Buddhism, Matthew Kapstein - Buddhism between Tibet and China, Wisdom Publications, 2009

[3] Robert E. Buswell Jr., Donald S. Lopez Jr., The Princeton Dictionary of Buddhism, p. 301-302

[4] The “Chinese Lama” Nenghai (1886-1967): Doctrinal Tradition and Teaching Strategies of a Gelukpa Master in Republican China, Ester Bianchi, dans Studies in Indian and Tibetan Buddhism, Matthew Kapstein - Buddhism between Tibet and China, Wisdom Publications, 2009

[5] « The nyingma lama Norlha was a native of Riwoché in the Chamdo area. In Tibet he was also known as Garra Lama, whereas in China he was usually referred to as Nuona Hutuketu after the Mongolian title Khutughtu was conferred on him by the late Qing Emperor. During the Sino-Tibetan conflict of 1917 near Chamdo, Norlha assisted the Chinese garrison in Riwoché and was subsequently arrested by the Central Tibetan government and sentenced to life imprisonment for treason. »
« When norlha began teaching in the nyingma tradition, the novelty was enthusiastically welcomed and ethnic Chinese came in flocks to take refuge with him. Among his most famous disciples was the warlord Liu Xiang, the arch-enemy of Liu Wenhui and ultimately the most powerful warlord in Sichuan. Many years later Liu Xiang would supply norlha with military support in an attempt to break Liu Wenhui’s monopoly interest in the formation of Xikang province in 1935
. »

« Norlha became respected as a religious leader within the Chinese community during the years he spent in Nanjing, from 1927 to 1935. »

« In 1935 Norlha took a last trip to Kham as an appointed “Xikang Pacification Commissioner." »

« He was meant to organize opposition to the Red Army on the Long March in Kham, but he also used the opportunity to undermine Liu Wenhui’s power by coordinating a propaganda campaign. When norlha’s conflict with Liu escalated, he proclaimed Khampa self-rule, but after several beatings, he finally surrendered himself to the Red Army in Ganzi (Dkar mdzes). There, he died in May 1936 in a Red Army hospital. »
Extraits de : Gangkar Rinpoche between Tibet and China: A Tibetan Lama among Ethnic Chinese in the 1930s to 1950s , Carmen Meinert, dans Studies in Indian and Tibetan Buddhism, Matthew Kapstein - Buddhism between Tibet and China, Wisdom Publications, 2009.

[6] Meinert, p. 217

[7] 1936-1939, 1946 à 1949, et 1953-1955. Pendant la deuxième guerre mondiale, ces échanges n’étaient pas possibles.

[8] Meinert, p. 223

[9] Des dizaines de milliers, à la fin de son deuxième voyage, selon Minyak Gönpo, son disciple. Un des enseignements devait être organisé dans un stade sportif. Meinert p. 224
Voir aussi Mi nyag Mgon po.’Bo Gangs dkar sprul sku’i rnam thar dad pa’i pad dkar (The White Lotus of Faith: A Biography of the ‘Bo Gangs dkar Incarnation). Beijing: Mi r igs dpe skrun khang 

[10] « Events in 1952, however, ushered in changes to the traditional curriculum of Gangkar’s monastery, when a group of some eighty young Chinese students arrived at the shedra from either the newly established Central nationalities Institute (Zhongyang minzu xueyuan) in Beijing or from the Southwest nationalities Institute (Xinan minzu xueyuan) in Chengdu. » Meinert, p. 226.

[11] « Wang Yao, Kelzang Gyurmé, Tong Jihua (d. 1989), and Hu Tan, as well as the future political leaders Geng Yufang and Li Bingquan. »

[12] Meinert, p. 227

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