dimanche 8 novembre 2020

La recette du "corps doré" du "bodhisattva en chair"


Le "corps doré" de la Vénérable Gongga, au Temple de Tainan

Avant le « love affair » (Chogyam Trungpa) entre l’occident et le Tibet, il y eut une première romance entre la Chine républicaine (1912-1949) et le Tibet, le Tibet jouant le rôle de la belle séductrice[1]. Pour le contexte général de cette époque, je vous réfère à l’excellent article de Françoise Wang-Toutain, qui porte surtout sur les activités de Fazun (1902-1980), et ses liens privilégiés avec l’école Gélougpa notamment, mais pas uniquement. Ironie du sort, le néobouddhisme ré-enchanté produit par les rapports religieux sino-tibétains en Chine et à Taiwan, est maintenant considéré comme du bouddhisme traditionnel. Le New Age asiatique a le vent en poupe, et ne peut pas être critiqué sous peine d’orientalisme. Le New Age occidental et le modernisme bouddhiste sont hors-la-loi.

Selon Fabienne Jagou (2011)*, le Taiwan est particulièrement sensible au bouddhisme ésotérique tibétain.
"Ces formes de religion cohabitent dans un climat de tolérance religieuse et politique qui permet au bouddhisme tibétain de s’implanter sur une terre déjà fertile en religions populaires liées à l’ésotérisme et au surnaturel."
Mes lectures sur le « renouveau tantrique » en Chine (1930-1950), et le « renouveau tantrique » à Taiwan, "la Chine libre", m’ont fait découvrir un nouveau monde. C’est la première bodhisattva « Vénérable Gongga » (貢噶老人), de son nom de jeune fille Shen Shuwen (申書文) qui nous servira de guide de cette deuxième exploration. J’avais commencé à travailler avec des articles en chinois disponibles sur Internet, avant de découvrir l’article de Stefania Travagnin, intitulé « Elder Gongga 貢噶老人 (1903-1997) between China, Tibet and Taiwan »[2]. J’ai donc complété ma première rédaction avec des informations ou des précisions venant de cet article. Gongga est la rendition chinoise du nom tibétain « gangs dkar », le nom du maître de la Vénérable Gongga, et le nom de la montagne tibétaine dont est issu ce maître. 

Gangkar Rinpoché

La Vénérable Gongga / Shen Shuwen était née en 1902/1903 comme la petite-fille du prince de Duān (Zaiyi ? huángshì duān wáng) de la fin de la dynastie Qing. Elle commence les arts martiaux à l'âge de 6 ans, et rêvait souvent d'immortels taoïstes lui demandant de pratiquer. Elle se marie à l'âge de 18 ans puis abandonne le mariage peu après. A 20 ans, elle rencontre Dao Kai, un moine de Pékin, et se convertit au bouddhisme en abandonnant le taoïsme. A l’âge de 36 ans, elle se bat contre l’armée japonaise. A 37 ans, elle se convertit à deux branches bouddhistes, de Taixu (1890-1947), et de maître Ch’an Xuyun (mort en 1957). A 38 ans, elle rencontre le missionnaire bouddhiste tibétain Yizhi Gongga Hutuktu (貢噶呼圖克圖)/Bo Gangkar Rinpoché (1893-1957) et le suit comme sa disciple.

Vénérable Gongga donnant une initiation

De 40 à 43 ans, elle fait une retraite dans la montagne de Gangkar et finit par voir Avalokiteśvara rouge. A la sortie de se retraite (1946), elle accompagne Bo Gangkar Rinpoché pour l’aider à raviver le bouddhisme ésotérique en Chine. En parallèle, elle commence sa propre activité de diffusion. A l’âge de 54 ans (1956), Bo Gangkar Rinpoché la fait venir à Palpung au Tibet, pour une dernière série de transmissions. Bo Gangkar Rinpoché l’autorise à les transmettre à son tour et meurt en 1957. En 1958, Ancien Gongga quitte la Chine et s’installe à Taiwan. De 70 à 73 ans, elle fit une retraite de trois ans. A 73 ans, elle rencontre SS Karmapa XVI aux Philippines (1977), ou elle crée un centre. Elle aide à diffuser le bouddhisme tibétain à Singapour, en Malaisie, en Thaïlande, et à Hong Kong. A 78 ans, elle rencontre SS Karmapa XVI aux Etats-Unis (1980), et prend les vœux de nonne (novice) devant lui. Le Karmapa lui donne l’autorisation de changer le nom de son école de Gonggar Jingshe en Karma Triyana Dharmachakra. Elle fait une autre retraite de trois ans entre l’âge de 86 et 89 ans. À l'âge de 90 ans, elle a présidé la cérémonie d'inauguration du monastère Gongga de Tainan. Elle décède en 1997.

Le récit de sa mort et sa transformation (« bronzage ») en « corps doré» ou « bodhisattva en chair ». La méthode serait une recette de médecine tibétaine.

Voici le compte-rendu de l'article de blog en chinois. La Vénérable Gongga alla chez le médecin pour un rhume le matin, puis rentra au monastère dans la soirée. Elle s'est alors assise les jambes croisées et a annoncé aux disciples qu'elle allait partir. Elle donna les dernières instructions sur la façon traiter son corps, puis est morte, les jambes croisées, au milieu des chants de ses disciples. Son corps fut placé dans une sorte de cuve, pour une période de trois ans. Le corps était d’abord lavé à l’alcool, puis recouvert de « laque brute » noire. Les articulations furent massées en continu pour éviter la raideur et les fractures osseuses. La posture fut ajustée. Le pied droit fut mis en place (posture jambes croisées), le coude droit fut placé sur le dossier de la chaise, la bouche fut fermée, puis tous les défauts (joues, lèvres, nez, yeux) furent retouchés. De l’or fut broyé en une pâte boueuse qui fut appliquée sur la laque noire[3]. Cela est plus esthétique et empêche l’oxydation explique l’article. Le corps est alors placé dans la cuve, et laissé pendant trois ans, pour qu’il se transforme en relique. Il se réduit pendant ce processus. La relique (tib. sku gdung) est sortie et transformée en une statue, pour servir d’objet d’adoration. Dans le cas de la vénérable Gongga elle fit une tournée à Taiwan[4], pour permettre aux fidèles de recevoir sa bénédiction. Source

Tenga Rinpoché, photo du FB de Vén. Gonnga

La Vénérable Gongga avait annoncé son intention de se réincarner avant sa mort. Deux grands lamas tibétains assistèrent à la cérémonie, pour conduire l’office. Lama Tenga Rinpoché du Népal et « Karma Khamchen Rinpoche ». Ils donnèrent l’initiation d’Avalokiteśvara rouge et organisèrent des danses vajra pour exorciser les démons. Après sa mort, les fidèles récitèrent des mantras durant 49 jours.

Vén. Gongga et Karmapa XVII, premier étage de Gongga Vihāra
2015 (photo de Stefania Travagnin)

La vénérable Gongga est considérée comme la première Bouddha/bodhisattva féminin. Son « corps doré », ou statue contenant sa relique, a cependant l’aspect d’un moine[5]. La célèbre statue millénaire de Liuquan est un exemple d'une statue momifiée

Un autre article en chinois explique le processus de « momification » de la relique de l’abbé Shì kāi fēng (釋開豐) du monastère bouddhiste Lóng fā táng (龍發堂) à Taiwan. Les photos furent publiées le 10 août 2007 pour lever les doutes des incrédules. Pour les détails, je vous réfère également à l’article de Stefina Travagnin.

Couvrir le corps de "laque noire"

Ouverture de la cuve au bout de trois ans

Le corps est sorti et recouvert d'un tissu

Sur cette photo une partie du corps est visible

Le "corps doré" finalisé de l’abbé Shì kāi fēng

Il y a de très nombreuses photos sur la page Facebook de la Vénérable Gongga

Vén. Gonnga, Kalu Rinpoché, Tulku Trinlé

Vén. Gongga avec Karmapa XVI

Yangsi Kalu Rinpoché et Vén. Gongga

Du moment que le Bouddha était représenté, et spécifiquement sous sa forme emblématique, l'idée d'enfermer sa dépouille dans une statue en or, quand on est un bouddhiste important, est peut-être la conséquence logique de sa volonté de devenir soi-même un Bouddha, ou sinon son présage auspicieux. Je peux m'imaginer des bouddhistes dont ce serait le plus grand rêve. De toute façon, la science de la momification de ce type existe, et des spécialistes sont disponibles au Népal. 

Pour un éclairage ironique du sujet, lire Zhuangzi sur la momie de la tortue magique

***

* Fabienne Jagou. Le bouddhisme tibétain à Taiwan. Monde chinois nouvelle Asie, ESKA, 2011. hal01631012

[1] Françoise Wang-Toutain, Quand les maîtres chinois s'éveillent au bouddhisme tibétain. Dans : Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 87 N°2, 2000. pp. 707-727.

[2] Travagnin, S. (2016). Elder Gongga 貢噶老人 (1903-1997) between China, Tibet and Taiwan: Assessing Life, Mission and Mummification of a Buddhist Woman. Journal of the Irish Society for the Academic Study of Religions, 3, 250-272.

[3] « The body of Elder Gongga was gilded according to the standard method followed for preserving other Buddhist mummies in Taiwan, which also finds correspondence with the technique adopted in Tibet.29 Regarding the Taiwanese side, devotees from Gongga Vihāra explained that the relic-body was gilded in order to better preserve the mummy, because of the hot and humid weather in Taiwan. The Tibetanness of the gilded relic-body is reflected in her robes and garments, which are distinct to Tibetan Buddhism, as are the mantle and hat, her arms folded across her breast, and the golden vajras placed in her hands. » Stefina Travagnin

[4] « The gilded mummy was carried in procession from Taipei to Tainan, and then from Tainan back to Taipei, before the final enshrinement in the latter. This ‘round-trip’ of the holy relic-body was reported in the main national newspapers and included the participation of religious and political authorities (see Images 4 & 5). » Stefina Travagnin

[5] J’ai un doute sur la destination finale de la relique. La coutume existe d’incorporer la relique dans une statue dorée, et les photos de l’article expliquant la momification montrent des photos de « statues » gardant la morphologie de la relique. Mais Stefina Travagnin reproduit la traduction anglaise d’un article, qui pourrait suggérer que ce ne soit pas le cas. Si la statue ne contient pas la relique, où et comment celle-ci est-elle préservée ? La relique se trouve-t-elle dans une statue à Taipei, avec une deuxième statue sans relique dans le temple de Tainan ? Merci de me contacter par mail ou en laissant une réponse en réaction.

« On April 3 the gilded relic-body was moved back to Taipei and enshrined in Gongga Vihāra, while a bronze statue of Elder Gongga was placed in the main shrine hall of Gongga Temple in Tainan. »

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