La Société des Missions étrangères à Paris est fondée en 1658 par des prêtres jésuites pour l'évangélisation de l’Asie. Un Séminaire des Missions étrangères pour la formation des missionnaires lui était attaché. L’activité cesse à cause de la révolution française, puis reprend en 1815. Les travaux d’évangélisation sont alors boostés par l’aide financière de l’Œuvre pontificale de la propagation de la foi. Celle-ci sera reconnue en 1840 par le pape Grégoire XVI comme “institution catholique universelle”. En 1846, la région de Kangding, non loin de Minya Konka de Gangkar Rinpoché, est confiée à la Société des Missions étrangères comme partie de la préfecture apostolique du Tibet. Les missions catholiques étaient organisées de façon à pouvoir voyager de l’une à l’autre en une seule journée. La plus éloignée de la frontière chinoise, était la mission de la ville de Batang/Patang/Bhatang. L’objectif de cette “institution catholique universelle” était la conversion des Tibétains païens.
Le gouvernement de la dynastie Qing (qui se termine en 1912) permettait aux missionnaires d’entrer au Tibet, et d’y convertir les païens, en espérant ainsi affaiblir le pouvoir des lamas bouddhistes tibétains, qui refusaient de se soumettre aux Chinois. Les lamas tibétains voyaient cette immixtion et ces conversions d’un très mauvais oeil[1].
En 1896, le père Henri Mussot (1854-1905) et le père Jean-André Soulié (1858-1905, fameux botaniste), installés à Batang, subissent une première attaque. En 1905, l’année où en France la fameuse loi de la liberté de conscience est votée, la chapelle de Batang est incendiée et les deux prêtres sont fusillés, ainsi que des mandarins chinois locaux. C’est le début de la révolte tibétaine de 1905, ordonnée par l'école Gélougpa, et/ou par le treizième Dalaï-Lama.
Eglise de Bahang construite en bois dans un état délabré |
“En 1905, sur les conseils des missionnaires (d'après Laurent Deshayes), le monastère de Batang, important foyer de la rébellion, est attaqué et ses moines massacrés. Les Tibétains répliquèrent en capturant quatre missionnaires qui furent torturés avant d'être tués. En juin 1906, alors que le soulèvement s'est généralisé, le monastère de Sampéling, dernier refuge des révoltés, est détruit et les milliers de Tibétains qui s'y sont réfugiés sont massacrés.” (Wikipédia)Le provicaire Père Maire de la Mission catholique romaine du Yunnan pense que les ordres étaient venus du treizième Dalaï-Lama[2].
Le treizième Dalaï-Lama |
Voici la version du botaniste écossais George Forrest, témoin des événements[3].
“La révolte gagne la mission de Tsé-kou [Cigu] où se trouve Forrest. Le père Jules Dubernard[4] en est le fondateur avec seize familles d'anciens esclaves convertis. Forrest parvient à s'échapper par la route de Patang avec des soldats chinois, mais le père Pierre-Marie Bourdonnec est tué par flèches près de Tsé-kou le 23 juillet 1905 et le père Jules Dubernard est décapité près du Mékong le 26 juillet 1905, après avoir été tous les deux torturés.” (Wikipedia)En 1906, c’est le “curé bâtisseur” Jean-Baptiste Ouvrard (1880-1930) qui est envoyé dans la région. “La république est proclamée en décembre 1911, et une grande agitation se propage dans le Pays. D'autres bouleversements s'annoncent. La révolution bolchevique est déjà en marche…” (source Internet). En août 1912, la Cathédrale du Sacré-cœur de Tatsienlu (Kanding) est consacrée. L’église aurait brûlé en 1940, et a fini d’être démolie pendant la révolution culturelle après 1966.
L'ancien Kanding avec la cathédrale construite par Ouvrard, photographiée en 1929 par Dr Joseph Rock |
Intérieur de la cathédrale |
Les futurs missionnaires bouddhistes tibétains Norlha Khutughtu (1876-1936 de Riwoché en Chamdo) et Bo Gangkar Rinpoché (1893-1957, de la région de Kanding) ont dû connaître ces événements. Le prosélytisme des missionnaires catholiques a-t-il pu susciter ou encourager leurs missions en Chine ? Les missions bouddhistes mongoles et tibétaines en Chine, s’inscrivaient-ils dans un projet plus vaste ? Sans doute, mais restons le temps de ce billet avec les missionnaires bouddhistes que nous connaissons déjà. Norlha était proche du Guomintang, et opposé au seigneur de la guerre local Liu Wenhui. Norlha avait obtenu le titre mongol “Khutughtu” (l'équivalent de tulku) de feu l’empereur Qing. En 1927, il est nommé comme membre de la Commission pour les affaires mongoles et tibétaines (mengzang weiyuan hui) à Nanjing. Ce fut le début de sa carrière religieuse parmi les chinois. Il sera exilé du Tibet (Khams) à cause de ses liens avec le Guomintang. Gangkar Rinpoché, le succéda dans sa mission religieuse, pas politique, après sa mort en 1936.
Mgr. Giraudeau Vicaire apostolique Notez le costume de mandarin, type mongol |
On voit ici la religion à l’oeuvre comme un “soft power”, ce qui n’empêche pas que des missionnaires aient été décapités et leurs fidèles nouvellement convertis massacrés (1905). L’église catholique avait son projet prosélyte à elle, qui pouvait se combiner avec des projets colonialistes nationaux. Le gouvernement de la dynastie Qing, cherchant la soumission des Tibétains, avait laissé les missionnaires catholiques entrer le Tibet pour y convertir les Tibétains. la ville de Lhassa venait d’être prise par Sir Francis Younghusband en 1904.
8e Bogdo Guégen Jebtsundamba Khutuktu |
Le treizième Dalaï-Lama s’était enfui en Mongolie, près du chef spirituel mongol, le huitième Bogdo Guégen Jebtsundamba Khutuktu, avec qui des plans de sécession avec la Chine auraient pu être discutés pendant leur rencontre au sommet théocratique.
L’activité missionnaire catholique au Tibet avait dû être perçue comme une ingérence chinoise, ou un “soft power”, dans un Tibet déjà occupé par des troupes étrangères. Les missions catholiques ont payé un prix fort. Double avertissement aux missionnaires catholiques et à la population tibétaine. Les activités missionnaires mongoles et tibétaines en Chine étaient-elles utilisées comme une sorte de contre “soft power”, même si l’intérêt pour le renouveau tantrique des (jeunes) élites chinoises nationalistes était réel ?
L’église catholique semble avoir oublié l’incident, l'occupation chinoise et l'exil étant passés par là, car en 1973 Paul VI reçoit en audience le 14e Dalaï-Lama au Vatican[5], lui donnant le titre "Sa Sainteté", qu'il arbore depuis. Ont-ils parlé de l’incident de 1905 ? “No hard feelings ? ” “Merci de nous avoir donné des martyrs ? …”
Rencontres d'Assise, depuis 2011, le Dalaï-Lama n'est plus présent ou invité |
Quand des missionnaires bouddhistes tibétains arrivent en France dans la deuxième partie du XXème siècle, grâce à la loi de 1905, ils sont mieux accueillis que les missionnaires catholiques français au Tibet. Ni torture, ni décapitation, seuls les médias, les tribunaux, le fisc peuvent leur mettre des bâtons dans les roues. Et dans ce cas, ils y sont sans doute pour quelque chose.
Regarder sur Arte Victor Bermon, un officier sur le Yang-Tse-Kiang (Instantané d'histoire), images superbes...
"Au début du XXe siècle, la Chine est un empire à bout de souffle, soumis à l’emprise des nations européennes. La France, déjà établie en Indochine, tente d’étendre sa zone d’influence. En 1905, l'officier de marine Victor Bermon photographie la vie quotidienne sur le fleuve Yang-Tsé-Kiang."
***
[1] Great Britain. Foreign Office, India. Foreign and Political Dept, India. Governor-General (1904). East India (Tibet): Papers relating to Tibet [and Further papers ...], Issues 2-4. Printed for H. M. Stationery Off., by Darling. p. 17. Retrieved 2011-06-28
[2] “The Dalai Lama is thought to have been involved with the anti-foreign 1905 Tibetan Rebellion. The British invasion of Lhasa in 1904 had repercussions in the Tibetan Buddhist world,[16] causing extreme anti-western and anti-Christian sentiment among Tibetan Buddhists. The British invasion also triggered intense and sudden Qing intervention in Tibetan areas, to develop, assimilate, and bring the regions under strong Qing central control.[17] The Tibetan Lamas in Batang proceeded to revolt in 1905, massacring Chinese officials, French missionaries, and Christian Catholic converts. The Tibetan monks opposed the Catholics, razing the Catholic mission's Church, and slaughtering all Catholic missionaries and Qing officials.[18][19] The Manchu Qing official Fengquan was assassinated by the Tibetan Batang Lamas, along with other Manchu and Han Chinese Qing officials and the French Catholic priests, who were all massacred when the rebellion started in March 1905. Tibetan Gelugpa monks in Nyarong, Chamdo, and Litang also revolted and attacked missions and churches and slaughtered westerners.[20] The British invasion of Lhasa, the missionaries, and the Qing were linked in the eyes of the Tibetans, as hostile foreigners to be attacked.[21] Zhongtian (Chungtien) was the location of Batang monastery.[22] The Tibetans slaughtered the converts, torched the building of the missionaries in Batang due to their xenophobia.[23] Sir Francis Edward Younghusband wrote that At the same time, on the opposite side of Tibet they were still more actively aggressive, expelling the Roman Catholic missionaries from their long-established homes at Batang, massacring I many of their converts, and burning the mission-house.[24] There was anti Christian sentiment and xenophobia running rampant in Tibet..” (Wikipedia)
N ° 10.
Envoi du consul général Wilkinson à Sir E. Satow, daté de Yünnan-fu, 28 avril 1905. (Reçu à Londres le 14 juin 1905.) Pere Maire, le Provicaire de la Mission catholique romaine ici, a appelé ce matin pour me montrer un télégramme qu'il venait de recevoir d'un prêtre indigène de sa mission à Tali. Le télégramme, qui est en latin, est daté de Tali, le 24 avril, et indique que les lamas de Batang ont tué PP. Mussot et Soulié, ainsi que, croit-on, 200 convertis. La chapelle d'Atentse a été incendiée et les lamas tiennent la route de Tachien-lu. Le Père Bourdonnec (un autre membre de la Mission française au Tibet) demande que le Père Maire agisse. Le père Maire a donc écrit à M. Leduc, mon collègue français, qui communiquera sans doute avec le gouverneur général. Le Provicaire est d'avis que les missionnaires ont été attaqués par les ordres de l'ex-Dalaï Lama, comme les Européens les plus proches sur lesquels il pouvait venger sa disgrâce. Il a la bonté de dire qu'il me donnera toute autre information qu'il pourrait recevoir. Je vous télégraphie la nouvelle du massacre.
J'ai, etc.,
(Signé) WH WILKINSON.
Inde orientale (Tibet): documents relatifs au Tibet [et autres documents ...], numéros 2 à 4, Grande-Bretagne. Ministère des Affaires étrangères , p. 12. (Source FR, Source EN)
[3] “Forrest part en 1904, accompagné de dix-sept autres collecteurs. Il est accueilli par les missionnaires de la Société des missions étrangères de Paris qui sont les rares Européens à s'y être établis. Mais il est pris dans la région de Tsekou par la révolte de 1905 qui vise tous les étrangers et manque de mourir. Il est témoin des atrocités que certaines lamaseries de l'école des bonnets jaunes commettent à l'égard des missionnaires et de leurs paysans convertis2. Huit nuits durant, pourchassé par d'énormes dogues tibétains, il court vers le sud, où il est recueilli par des villageois Lissous qui l'aident à s'échapper de la région.” (Wikipedia)
[4] “Son corps est ramené à Tse-kou [Cigu], où il est enterré à l'église. La mission est transférée par le P. Monbeig à Tché-Tchong.” (wikipedia). Le 12 juin 1914, Théodore Monbeig est à son tour assassiné par une bande de cavaliers tibétains dirigée par Lozong Daoua près de Litang (Séchuan), sur les pentes du mont Ngaraba."
[5] “En dehors du monde chrétien, le pape rencontre en 1971 Kalou Rinpoché lors de son premier voyage en Occident. Le 30 septembre 1973, Paul VI reçoit en audience le 14e dalaï-lama, Tenzin Gyatso au Vatican59. Le 17 janvier 1975, il reçoit en audience le 16e karmapa, Rangjung Rigpe Dorje.” (wikipedia)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire