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vendredi 13 novembre 2020

Des missionnaires de part et d'autre



La Société des Missions étrangères à Paris est fondée en 1658 par des prêtres jésuites pour l'évangélisation de l’Asie. Un Séminaire des Missions étrangères pour la formation des missionnaires lui était attaché. L’activité cesse à cause de la révolution française, puis reprend en 1815. Les travaux d’évangélisation sont alors boostés par l’aide financière de lŒuvre pontificale de la propagation de la foi. Celle-ci sera reconnue en 1840 par le pape Grégoire XVI comme “institution catholique universelle”. En 1846, la région de Kangding, non loin de Minya Konka de Gangkar Rinpoché, est confiée à la Société des Missions étrangères comme partie de la préfecture apostolique du Tibet. Les missions catholiques étaient organisées de façon à pouvoir voyager de l’une à l’autre en une seule journée. La plus éloignée de la frontière chinoise, était la mission de la ville de Batang/Patang/Bhatang. L’objectif de cette “institution catholique universelle” était la conversion des Tibétains païens.

Le gouvernement de la dynastie Qing (qui se termine en 1912) permettait aux missionnaires d’entrer au Tibet, et d’y convertir les païens, en espérant ainsi affaiblir le pouvoir des lamas bouddhistes tibétains, qui refusaient de se soumettre aux Chinois. Les lamas tibétains voyaient cette immixtion et ces conversions d’un très mauvais oeil[1]

En 1896, le père Henri Mussot (1854-1905) et le père Jean-André Soulié (1858-1905, fameux botaniste), installés à Batang, subissent une première attaque. En 1905, l’année où en France la fameuse loi de la liberté de conscience est votée, la chapelle de Batang est incendiée et les deux prêtres sont fusillés, ainsi que des mandarins chinois locaux. C’est le début de la révolte tibétaine de 1905, ordonnée par l'école Gélougpa, et/ou par le treizième Dalaï-Lama. 

Eglise de Bahang construite en bois dans un état délabré
En 1905, sur les conseils des missionnaires (d'après Laurent Deshayes), le monastère de Batang, important foyer de la rébellion, est attaqué et ses moines massacrés. Les Tibétains répliquèrent en capturant quatre missionnaires qui furent torturés avant d'être tués. En juin 1906, alors que le soulèvement s'est généralisé, le monastère de Sampéling, dernier refuge des révoltés, est détruit et les milliers de Tibétains qui s'y sont réfugiés sont massacrés.” (Wikipédia)
Le provicaire Père Maire de la Mission catholique romaine du Yunnan pense que les ordres étaient venus du treizième Dalaï-Lama[2]

Le treizième Dalaï-Lama

Voici la version du botaniste écossais George Forrest, témoin des événements[3].
La révolte gagne la mission de Tsé-kou [Cigu] où se trouve Forrest. Le père Jules Dubernard[4] en est le fondateur avec seize familles d'anciens esclaves convertis. Forrest parvient à s'échapper par la route de Patang avec des soldats chinois, mais le père Pierre-Marie Bourdonnec est tué par flèches près de Tsé-kou le 23 juillet 1905 et le père Jules Dubernard est décapité près du Mékong le 26 juillet 1905, après avoir été tous les deux torturés.” (Wikipedia)
En 1906, c’est le “curé bâtisseur” Jean-Baptiste Ouvrard (1880-1930) qui est envoyé dans la région. “La république est proclamée en décembre 1911, et une grande agitation se propage dans le Pays. D'autres bouleversements s'annoncent. La révolution bolchevique est déjà en marche…” (source Internet). En août 1912, la Cathédrale du Sacré-cœur de Tatsienlu (Kanding) est consacrée. L’église aurait brûlé en 1940, et a fini d’être démolie pendant la révolution culturelle après 1966.

L'ancien Kanding avec la cathédrale construite par Ouvrard, photographiée en 1929 par Dr Joseph Rock

Intérieur de la cathédrale

Les futurs missionnaires bouddhistes tibétains Norlha Khutughtu (1876-1936 de Riwoché en Chamdo) et Bo Gangkar Rinpoché (1893-1957, de la région de Kanding) ont dû connaître ces événements. Le prosélytisme des missionnaires catholiques a-t-il pu susciter ou encourager leurs missions en Chine ? Les missions bouddhistes mongoles et tibétaines en Chine, s’inscrivaient-ils dans un projet plus vaste ? Sans doute, mais restons le temps de ce billet avec les missionnaires bouddhistes que nous connaissons déjà. Norlha était proche du Guomintang, et opposé au seigneur de la guerre local Liu Wenhui. Norlha avait obtenu le titre mongol “Khutughtu” (l'équivalent de tulku) de feu l’empereur Qing. En 1927, il est nommé comme membre de la Commission pour les affaires mongoles et tibétaines (mengzang weiyuan hui) à Nanjing. Ce fut le début de sa carrière religieuse parmi les chinois. Il sera exilé du Tibet (Khams) à cause de ses liens avec le Guomintang. Gangkar Rinpoché, le succéda dans sa mission religieuse, pas politique, après sa mort en 1936.

Mgr. Giraudeau Vicaire apostolique
Notez le costume de mandarin, type mongol

On voit ici la religion à l’oeuvre comme un “soft power”, ce qui n’empêche pas que des missionnaires aient été décapités et leurs fidèles nouvellement convertis massacrés (1905). L’église catholique avait son projet prosélyte à elle, qui pouvait se combiner avec des projets colonialistes nationaux. Le gouvernement de la dynastie Qing, cherchant la soumission des Tibétains, avait laissé les missionnaires catholiques entrer le Tibet pour y convertir les Tibétains. la ville de Lhassa venait d’être prise par Sir Francis Younghusband en 1904. 

8e Bogdo Guégen Jebtsundamba Khutuktu

Le treizième Dalaï-Lama s’était enfui en Mongolie, près du chef spirituel mongol, le huitième Bogdo Guégen Jebtsundamba Khutuktu, avec qui des plans de sécession avec la Chine auraient pu être discutés pendant leur rencontre au sommet théocratique. 


L’activité missionnaire catholique au Tibet avait dû être perçue comme une ingérence chinoise, ou un “soft power”, dans un Tibet déjà occupé par des troupes étrangères. Les missions catholiques ont payé un prix fort. Double avertissement aux missionnaires catholiques et à la population tibétaine. Les activités missionnaires mongoles et tibétaines en Chine étaient-elles utilisées comme une sorte de contre “soft power”, même si l’intérêt pour le renouveau tantrique des (jeunes) élites chinoises nationalistes était réel ?


L’église catholique semble avoir oublié l’incident, l'occupation chinoise et l'exil étant passés par là, car en 1973 Paul VI reçoit en audience le 14e Dalaï-Lama au Vatican[5], lui donnant le titre "Sa Sainteté", qu'il arbore depuis. Ont-ils parlé de l’incident de 1905 ? “No hard feelings ? ” “Merci de nous avoir donné des martyrs ? …”

Rencontres d'Assise, depuis 2011, le Dalaï-Lama n'est plus présent ou invité

Quand des missionnaires bouddhistes tibétains arrivent en France dans la deuxième partie du XXème siècle, grâce à la loi de 1905, ils sont mieux accueillis que les missionnaires catholiques français au Tibet. Ni torture, ni décapitation, seuls les médias, les tribunaux, le fisc peuvent leur mettre des bâtons dans les roues. Et dans ce cas, ils y sont sans doute pour quelque chose.

Regarder sur Arte Victor Bermon, un officier sur le Yang-Tse-Kiang (Instantané d'histoire), images superbes...

"Au début du XXe siècle, la Chine est un empire à bout de souffle, soumis à l’emprise des nations européennes. La France, déjà établie en Indochine, tente d’étendre sa zone d’influence. En 1905, l'officier de marine Victor Bermon photographie la vie quotidienne sur le fleuve Yang-Tsé-Kiang."

***

[1] Great Britain. Foreign Office, India. Foreign and Political Dept, India. Governor-General (1904). East India (Tibet): Papers relating to Tibet [and Further papers ...], Issues 2-4. Printed for H. M. Stationery Off., by Darling. p. 17. Retrieved 2011-06-28

[2]The Dalai Lama is thought to have been involved with the anti-foreign 1905 Tibetan Rebellion. The British invasion of Lhasa in 1904 had repercussions in the Tibetan Buddhist world,[16] causing extreme anti-western and anti-Christian sentiment among Tibetan Buddhists. The British invasion also triggered intense and sudden Qing intervention in Tibetan areas, to develop, assimilate, and bring the regions under strong Qing central control.[17] The Tibetan Lamas in Batang proceeded to revolt in 1905, massacring Chinese officials, French missionaries, and Christian Catholic converts. The Tibetan monks opposed the Catholics, razing the Catholic mission's Church, and slaughtering all Catholic missionaries and Qing officials.[18][19] The Manchu Qing official Fengquan was assassinated by the Tibetan Batang Lamas, along with other Manchu and Han Chinese Qing officials and the French Catholic priests, who were all massacred when the rebellion started in March 1905. Tibetan Gelugpa monks in Nyarong, Chamdo, and Litang also revolted and attacked missions and churches and slaughtered westerners.[20] The British invasion of Lhasa, the missionaries, and the Qing were linked in the eyes of the Tibetans, as hostile foreigners to be attacked.[21] Zhongtian (Chungtien) was the location of Batang monastery.[22] The Tibetans slaughtered the converts, torched the building of the missionaries in Batang due to their xenophobia.[23] Sir Francis Edward Younghusband wrote that At the same time, on the opposite side of Tibet they were still more actively aggressive, expelling the Roman Catholic missionaries from their long-established homes at Batang, massacring I many of their converts, and burning the mission-house.[24] There was anti Christian sentiment and xenophobia running rampant in Tibet..” (Wikipedia)
N ° 10.

Envoi du consul général Wilkinson à Sir E. Satow, daté de Yünnan-fu, 28 avril 1905. (Reçu à Londres le 14 juin 1905.) Pere Maire, le Provicaire de la Mission catholique romaine ici, a appelé ce matin pour me montrer un télégramme qu'il venait de recevoir d'un prêtre indigène de sa mission à Tali. Le télégramme, qui est en latin, est daté de Tali, le 24 avril, et indique que les lamas de Batang ont tué PP. Mussot et Soulié, ainsi que, croit-on, 200 convertis. La chapelle d'Atentse a été incendiée et les lamas tiennent la route de Tachien-lu. Le Père Bourdonnec (un autre membre de la Mission française au Tibet) demande que le Père Maire agisse. Le père Maire a donc écrit à M. Leduc, mon collègue français, qui communiquera sans doute avec le gouverneur général. Le Provicaire est d'avis que les missionnaires ont été attaqués par les ordres de l'ex-Dalaï Lama, comme les Européens les plus proches sur lesquels il pouvait venger sa disgrâce. Il a la bonté de dire qu'il me donnera toute autre information qu'il pourrait recevoir. Je vous télégraphie la nouvelle du massacre.
J'ai, etc.,
(Signé) WH WILKINSON
.

Inde orientale (Tibet): documents relatifs au Tibet [et autres documents ...], numéros 2 à 4, Grande-Bretagne. Ministère des Affaires étrangères , p. 12. (Source FR, Source EN)

[3]Forrest part en 1904, accompagné de dix-sept autres collecteurs. Il est accueilli par les missionnaires de la Société des missions étrangères de Paris qui sont les rares Européens à s'y être établis. Mais il est pris dans la région de Tsekou par la révolte de 1905 qui vise tous les étrangers et manque de mourir. Il est témoin des atrocités que certaines lamaseries de l'école des bonnets jaunes commettent à l'égard des missionnaires et de leurs paysans convertis2. Huit nuits durant, pourchassé par d'énormes dogues tibétains, il court vers le sud, où il est recueilli par des villageois Lissous qui l'aident à s'échapper de la région.” (Wikipedia)

[4]Son corps est ramené à Tse-kou [Cigu], où il est enterré à l'église. La mission est transférée par le P. Monbeig à Tché-Tchong.” (wikipedia). Le 12 juin 1914, Théodore Monbeig est à son tour assassiné par une bande de cavaliers tibétains dirigée par Lozong Daoua près de Litang (Séchuan), sur les pentes du mont Ngaraba." 

[5]En dehors du monde chrétien, le pape rencontre en 1971 Kalou Rinpoché lors de son premier voyage en Occident. Le 30 septembre 1973, Paul VI reçoit en audience le 14e dalaï-lama, Tenzin Gyatso au Vatican59. Le 17 janvier 1975, il reçoit en audience le 16e karmapa, Rangjung Rigpe Dorje.” (wikipedia)

samedi 7 décembre 2019

Origines de la gnose



J’ai noté dans plusieurs blogs les possibles liens entre différentes traditions qu’on peut qualifier de gnostiques (relatives à une gnose au sens large). Il ne s’agit pas de dire qu’une tradition a influencé ou inspiré une autre (voir p.e. le manichéisme et le Bouddha de Lumière), mais qu’il existe des éléments gnostiques communs ou très similaires à l’Est et à l’Ouest, avec Babylone au centre comme son berceau. Cette recherche commune de la gnose est sans doute ce qui a pu conduire à des tentatives d’établir une gnose universaliste et syncrétique (p.e. société de la théosophie), et a facilité l’accueil de traditions orientales en Occident.

La Sophia est la sagesse divine, la connaissance de Dieu, la “théosophie”, représentée de façon féminine. Cette connaissance est une gnose qui affranchit de la “Fatalité astrale”. C’est la sagesse divine qui a créé le monde. Le gnosticisme historique n’est qu’une des formes de la gnose. Les Séthiens sont une des sectes gnostiques classées dans le gnosticisme. Pour les Séthiens, la Sophia est personnifiée en trois figures féminines qui ont chacune une fonction hiérarchique différente. La Mère divine (“la mâle et virginale”[1] Barbélô, la Pensée Première du Dieu suprême), une entité inférieure, Sophia, qui est à l’origine du méchant Démiurge (Archonte), responsable des travaux de création du monde et des humains (avec des parcelles d’essence divine de la Mère divine) et l’Eve spirituelle (Epinoia), envoyée sur terre pour avertir l’humanité (Adam) de leur parenté avec la Pensée Première, dans le but d’une réintégration de toutes les parcelles de l’essence de la Mère divine dans leur unité primordiale. (Écrits gnostiques, La Pléiade, pp XL) Les Séthiens se nomment d’après Seth, le troisième enfant d'Adam et Ève, conçu après le meurtre d'Abel par Caïn.
L'idée d'une origine divine de l'âme humaine et de son retour au séjour céleste n'est d'ailleurs pas propre au gnostiques. C'est, initialement, une conception chaldéenne adoptée par les “maguséens”, des mages iraniens émigrés qui propagent en Mésopotamie et en Asie Mineure un mazdéisme syncrétique. Rencontrant les Grecs en Ionie, ils transmettent aux pythagoriciens la conviction que l'âme est immortelle et divine, comme les astres dont elle est issue. Développé dans le Phèdre de Platon, cette doctrine est devenue, au début de notre ère, une opinion commune. Néanmoins, les gnostiques lui impriment leur marque spécifique double. Selon eux, la chute de l'âme est antérieure à la création du cosmos. Elle remonte à une catastrophe primordiale, survenue au sein du Plérôme, dans l'entourage même de Dieu. Alors que les idées divines se constituent en entités spirituelles appelées “éons”, qui célèbrent éternellement la gloire du Premier Père, l'une d'entre elles, qui s'est détournée de son rôle, est exclue de la plénitude de l’être. Son affliction donne naissance à la matière, où elle enfante un Démiurge qui façonne le monde visible. La création de l'homme, capable d'intelligence et de gnose, est une ruse de la Providence pour récupérer la lumière déchue.” (Ecrits gnostiques, La Pléiade, pp XIX-XX)
Voilà un bref résumé des origines de la dualité Esprit-matière et du mythe de la primauté de l’Esprit, dont il est si difficile à sortir.
La vie d'ici-bas est une déchéance : on y est jeté malgré soi ; on devient autre chose que ce qu'on était primordialement., cette aliénation équivaut à une sorte de captivité, d’où l’on on a besoin d'être racheté. Naître en ce monde de la génération conduit obligatoirement à la mort, à moins qu'on ne soit régénéré. L'agent de cette libération est avant tout la gnose, associé au bain baptismal.” (Écrits gnostiques, La Pléiade, pp XV-XVI)

Le moi qu'on se propose de connaître n'est pas le corps physique ni la personnalité passagère forgée par les contingences de la vie terrestre. C’est un moi essentiel, qui préexiste à la naissance et survit à la mort. Et si celui qui réussit à le connaître pénètre du même coup les abîmes incommensurable du Tout, c'est que le moi véritable est consubstantiel au Tout." (Écrits gnostiques, La Pléiade, p XVI)

Il y a en l'homme une étincelle divine [...] tombée dans ce monde soumis au destin, à la naissance et à la mort, et qui doit être réveillée par la contrepartie divine du Soi, pour être finalement réintégrée.” (Écrits gnostiques, La Pléiade, p XVII)
Tant qu’elle est ici-bàs, l’étincelle divine emprisonnée restera soumise à la Fatalité astrale ou à la Providence divine. La magie astrale, capable d’influencer l’harmonie céleste peut alors procurer du confort jusqu’au baptême et la gnose à laquelle il donne accès.
Cette gnose, qui affranchit de la ‘Fatalité astrale’, embrasse la destinée humaine dans son ensemble : avant, pendant et après l'existence terrestre.

Jusqu'au baptême, disent-ils, la Fatalité [astrale] est réelle, mais après le baptême, les astrologues ne sont plus dans la vérité. Ce n'est pas seulement le bain qui est libérateur, mais c'est aussi la gnose”. (Clément d’Alexandrie sur le cercle de Théodore, Écrits gnostiques, La Pléiade, p XV).
Il y a donc une gnose qui vise la connaissance de Dieu, dans le but d’une réintégration, d’un retour. Il est également possible de se servir de certaines parties de cette gnose pour des objectifs bassement “sublunaires”, qui relèvent de la Fatalité astrale. Une gnose appliquée à toutes fins utiles, si l’on veut. Cette gnose appliquée peut s’affranchir à des différents degrés de la finalité première de la sagesse divine, jusqu’à devenir science et technologie, où le divorce avec Dieu/Esprit et sa sagesse est quasi total.

Pour l’instant restons avec Seth et les Séthiens, qui nous serviront de modèle pour la transmission de la gnose, ce qui ne veut pas dire que ce soit le premier modèle ; tout simplement le mieux connu. On verra que ce modèle sera suivi, sciemment ou non, dans d’autres transmissions de type gnostique, qui n’appartiennent pas au gnosticisme historique, et que l’on trouve aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est de Babylone. Ces éléments peuvent être trouvés mutatis mutandis dans d’autres traditions “gnostiques” orientales (manichéisme, bouddhisme tibétain et notamment l’école des Anciens, Bön,...). Il suffit de lire le Dict de Padma (Padma Thang Yig), pour voir à l’oeuvre le Plérôme bouddhiste ésotérique décidant d’envoyer Padmasambhava en missionnaire.

Dans les traditions gnostiques, la sagesse divine parvient à l’homme à travers des révélations, ce n’est pas une sagesse que l’homme arrache aux dieux comme Prométhée. Dans le dualisme des systèmes de la Gnose, le Plérôme décide denvoyer des missionnaires pour récupérer et sauver les étincelles divines emprisonnées. Le Plérôme (l’Imaginal) est la “création” de la Mère divine (Barbélô), qui est elle-même la Pensée Première du Dieu suprême. La création du monde est un accident causé par Sophia. Des missionnaires (l’Eve spirituelle, Seth, ...[2]) sont nécessaires pour des missions de sauvetage, à coups de baptêmes et de gnose.

Comment savons-nous cela ? Grâce aux récits relatant la descente salvifique d’un missionnaire et sa transmission de la gnose. Le gnosticisme séthien est juif hellénistique à l’origine, mais l’influence platonicienne (sans apport chrétien[3]) est plus forte dans quatre traités séthiens. Les séthiens auraient cru que jésus fut une “réincarnation” de Seth. Je lis cela un peu partout, mais sans que la source de cette affirmation soit mentionnée[4]. Je la relève comme une croyance plus tardive (XIXème s.) très répandue néanmoins. Le Plérôme envoie bien des messies ou des “descentes salvifiques” (avatāra ?), mais des “réincarnations” ?

Pour revenir à la question, comment savons-nous cela, il y a des fictions qui entourent ces révélations. Un des quatre textes gnostiques platoniciens s’intitule “Les trois stèles de Seth”. L’auteur par attribution (Dosithée) aurait donc trouvé ces trois stèles matérialisées d’une matière inconnue contenant les instructions liturgiques en une écriture mystérieuse, que seul un sage gnostique saurait déchiffrer. Ce genre d’attribution en trois temps est très courant dans toutes les traditions de révélations. Ici, Seth grave des stèles et les cache pour qu’elles soient retrouvées (1). Le gnostique samaritain Dosithée, les retrouve et les communique aux élus (2). Un auteur anonyme ou connu compile, édite ou compose le texte de Seth, en y incluant les éléments de son origine et de sa transmission (3). Seth est le fils d’Adam, Dosithée était un contemporain de Saint Jean-Baptiste et le texte en lui-même daterait du IIIème siècle après J.C.[5]
La découverte et l'interprétation d'un écrit ancien est une fiction courante de l'ésotérisme. Par exemple, Zostrien (considéré comme un ancêtre de Zoroastre) raconte dans l’écrit gnostique qui porte son nom (IIIème s.) qu'après son voyage aérien et son retour dans l'atmosphère, il écrivait trois tablettes, qu'il laissa ‘pour instruire ceux qui devaient venir après’, ‘les élus vivants’ de ‘la sainte semence de Seth’ ” (Écrits gnostiques)
Ces élus sont justement les gnostiques séthiens. On voit le même procédé dans la tradition d’Hermès Trismégiste, qui grave son savoir sur des stèles qu’il cache par la suite[6]. Hermès Trismégiste est ainsi le premier maillon d’une chaîne hermétique (lignée).
“ « L'hermétisme est l'une des formes qu'a prises la piété hellénistique quand, fatiguée du rationalisme, elle s'est abandonnée à la révélation. » La branche principale de l'hermétisme est philosophico-théosophique ; les branches secondaires comportent des écrits qui se réfèrent à l'astrologie, à l'alchimie et à la magie. Le cadre de la révélation leur est d'ailleurs commun ; l'atmosphère spirituelle est la même ; toutes sont liées étroitement.” (Hermès trismégiste et l'occultisme R. P. Festugière, O. P. La révélation d'Hermès Trismégiste ; I. L'astrologie et les sciences occultes. Avec un appendice sur l'Hermétisme arabe, par L. Massignon Alfred Merlin)
J’écrirai un autre blog sur ce procédé de la révélation dans les traditions théosophiques etc. en Occident. J’observerai déjà ici que le même phénomène existe dans le bouddhisme tibétain. Quand des publications universitaires suivent à la lettre les diverses attributions d’auteur de ces révélations, pour les situer historiquement, cela peut poser problème. On voit bien pourquoi.

“L’hagiographie” gnostique de Seth, le fils d’Adam, se trouve dans le Livre sacré du Grand Esprit visible (écrit par le Grand Seth lui-même, ou par Dieu selon le scribe du manuscrit Nag Hammadi), lequel texte a d’ailleurs de nombreux liens avec l’hermétisme (p. 516). Elle raconte les interventions divines dans le monde d’en bas, où le Grand Seth doit apporter le salut en y répandant la semence de lumière et en y instituant un rite baptismal de régénération (EG, p. 513). Rappelons-nous au passage que le premier sens du mot sanskrit pour abhiṣeka (t. dbang) est “sacre ; eau lustrale ; ablution rituelle, bain rituel ; consécration” (Inria). Il faudrait comparer les récits relatant le Plérôme et l’envoi de descentes salvifiques des différentes traditions gnostiques génériques, pour déterminer les points communs et les différences.

***

Le gnosticisme connaît également une sorte de notion des “trois cercles” (t. 'khor gsum) que l’on retrouve dans le bouddhisme du grand véhicule. Il s’agit des trois “sphères” de l’acte : l’objet, l’agent et l’acte (t. bya byed las gsum[7]).
Il y a une identité divine du connaissant (le gnostique), du connu (la substance divine de son moi transcendant), et des moyens par lesquels on connaît (la gnose en tant que faculté divine implicite qui doit être réveillée et actualisée).” 

[1] Les Trois Stèles de Seth, p. 1238

[2]L’Eve spirituelle ravive en Adam la connaissance de l'image divine d'où il est issu, puis elle lègue cette illumination à l'humanité ultérieure, grâce à Seth, le fils d'Adam, et à sa progéniture, “la semence de Seth.” (Ecrits gnostiques, La Pléiade, p XL)

[3]Le rapprochement entre les séthiens et les cercles platoniciens tient sans doute au rejet, par les Eglises chrétiennes, de leur thèse christologique : l'identification du Christ au fils préexistant de Barbélô et de l'Esprit invisible, et celle de Jésus à Seth, sous les traits de qui Barbélô aurait accompli sa troisième et dernière descente salvifique.”

[4] Dans les Ecrits gnostiques de la Pléiade, on lit que Seth s’est incarné en Jésus (p. 512), et non réincarné. Il arevêtu Jésus le Vivant.

[5] Ce texte avec deux autres avait été réfuté par Plotin entre 244 et 269. (Écrits gnostiques, p. 1223)

[6] SH, XXIII,6. Hermès Trismégiste: Le messager divin, Anna Van den Kerchove

[7] Dans le cas de la connaissance, ce serait shes bya, shes byed et shes pa.