dimanche 28 juin 2020

Du bouddhisme éternaliste


"Choisir une bonne matrice humaine" (source illustration génétique cellulaire)

La théorie du pudgala (personnalisme, ou pudgalavāda), ou de l’individu indéfinissable (skt. avaktavya pudgala) avait été développée à partir de doctrines des écoles Vātsiputrīya et Sāṃmitīya. Cette « personne » ou porteur de fardeau n’était ni identique aux éléments ni différente. Ces écoles avaient besoin d’un porteur de fardeau, pour expliquer les transferts interexistentiels du karma. Le karma et la réincarnation étaient des croyances communes aux Renonçants (śramaṇa), et non spécifiquement « bouddhistes ». Le Bouddha n’a jamais « enseigné » le karma et la réincarnation, il a en revanche enseigné comment s’en libérer, tout comme il avait enseigné comment « se libérer » de l’ignorance, de l’illusion et des trois poisons.

Pour le transfert de karma, il faut un support, un porteur, un « corps spirituel », quelle que soit sa nature. Et voilà la boîte de Pandore ouverte. Le « corps spirituel » ne peut exister, ne serait-ce qu’un instant, sans support, avant de s’engloutir de nouveau dans un corps constitué d’éléments. La doctrine personnaliste précise bien que la personne n’est ni identique aux éléments, car elle serait susceptible d’anéantissement (P. uccheda), ni autre que les éléments, car ce serait s’investir dans l’extrême de l’éternalisme (P. sassata). On voit mal comment la doctrine personnaliste, avec son « corps spirituel » n’est pas pleinement investie dans l’éternalisme…

Une fois la « personne », porteur de karma et se ré-in-carnant sans cesse, admise, les spéculations sur son sort n’avaient plus de limites. L’instant[1] entre la mort et la naissance devient un stade intermédiaire, puis toute une existence intermédiaire (skt. antarābhava tib. bar do), le tout sans appui sur les éléments, hors sol, dans un monde imaginal. Au Tibet, le Cycle d’instructions dites du Bardo, consiste en tout un ensemble d’instructions ésotériques permettant à leurs adeptes (yogis) de ne plus être dupe du cycle d’existences, de piloter leurs « corps spirituels », et même de contrôler leurs futures réincarnations. C’est là qu’au moment de la conception ou lors d’une consécration, entre en jeu le « homonculisme », la branche génético-spirituelle des instructions ésotériques, qui s’apparente à l’alchimie, même s’il est réinterprété dans un sens bouddhiste ésotérique.

Dans le bouddhisme, l’être (la personne) à (re-)naître est souvent appelé « gandharva » (ou gandhabba en pāli[2]). Gandharva est également le nom d’une classe de deva musiciens, mais ce n’est pas ce sens dont il s’agit ici. La conception requiert le coït d’une femme avec un homme, et la présence d’un « gandharva ». Ce gandharva ne peut être qu’une sorte de « corps spirituel » porteur de karma ; la seule façon d’in-former la matière corporelle (skt. rūpa). Pourquoi tel gandharva s’associe plutôt avec telle femme et tel homme, et leurs matières génétiques ? Si à cause d’un karma spécifique, le gandharva doit s’associer avec des gènes défectueux (p.e. une malformation due à un mauvais karma) ou naître dans de mauvaises conditions, c’est bien sa charge karmique qui le pousse vers cette matière génétique, et ces parents.

Un sage siddha, qui ne subit pas sa réincarnation, mais qui la contrôle grâce aux instructions bouddhistes ésotériques, ne s’identifiera pas avec la « personne » à naître, mais prendra l’option « heruka ». Devenir un « heruka » requiert une consécration, constituée d’une série de diverses consécrations, à cause de l’apport progressif de nouveaux matériaux ésotériques au cours des siècles. Les consécrations « homonculistes », qui semblent au départ être un héritage siddha et kaula, sont celles dite « secrète », et celle dite « de la gnose de la sagesse (skt. prajñā-jñāna) ». La gnose concerne l’édification du heruka dit « causal », qui aboutira ultimement au heruka dit « du fruit ».

L’ésotérisme se veut une « science » spirituelle, qui sait manier l’Esprit et la matière, et qui en connaît et en maîtrise toutes les articulations. Il y a d’un côté les substances génétiques matérielles (bindu rouge et blanc), et de l’autre les « substances spirituelles » (« personne », « corps spirituel », « gandharva », ainsi que les in-form-ations quelles contiennent et qui vont former et animer la matière). Dans le rituel de la consécration « de la gnose de la sagesse (skr. prajñā-jñāna) », on retrouve donc ces différentes substances, qu’il s’agit de mixer conformément, pour une maîtrise complète, et pour l’accès à une continuité (immortalité), non fragmentée par d’autres états intermédiaires.

La consécration va transformer le gandharva en heruka causal, tout en purifiant, c’est-à-dire en transformant en « pur » (śuddha), en gnose, ce que le gandarva portait en fardeau impur. Une personne ordinaire est un gandharva habitant son corps. Sa perception d’elle-même et de son corps est celle d’une personne qui ignore (skt. avidyā) la gnose libératrice des tantras. Lors de la consécration, cette gnose lui est transmise. La gnose se superpose à, ou remplace sa perception ordinaire. Cette personne ne sera plus la même, sa vie ne sera plus la même, elle est comme née de nouveau. La perception ordinaire d’une personne est en fonction des idéologies qui ont cours durant le siècle où elle vie. Les tantras, composés au Moyen-âge, reflètent l’idéologie « ordinaire » de leur époque, et c’est celle qu’ils veulent transformer en une idéologie gnostique.

La science des corps ordinaires des tantras est celle de l’époque où ils sont apparus. Il ne faut pas confondre la réalité ordinaire de cette époque que veulent transformer les tantras, et qui est telle que la décrivent les tantras, et le monde symbolique dans lequel ils veulent faire naître l’initié. La nature décrite par les tantras est une nature enchantée et régie par des demi-dieux, des titans, des a-sura (tib. lha ma, ou lha ma yin), autrement dit les dieux anciens, pré-védiques. Les inventeurs des divinités des tantras respectent ces asura, en tant qu’agents de la nature, et leur donnent leur dû. Ils respectent leur idéologie et utilisent ou intègrent leurs mantras le cas échéant. Les tantras ont aussi leurs propres mantras, qui sont plus forts car participant de l’éveil, et qui impriment leur réalité pure sur la réalité « naturelle », ou remplacent celle-ci etc. Les rituels tantriques tiennent compte des rituels (et des engagements) plus anciens et des asura à qui ils furent destinés. Ils les intègrent dans leurs propres rituels.

Petite digression, c’est là que le bât blesse quand ces mêmes consécrations sont données à des initiés occidentaux contemporains, pour qui la perception ordinaire et la réalité « naturelle », ne sont pas celles de l’initié du Moyen-âge. C’est comme si on demandait aux initiés contemporains d’adopter d’abord l’idéologie médiévale indienne, afin que celle-ci puisse être transformée conformément par la suite… En principe, ou en théorie, le bouddhisme est censé prendre ses croyants tels qu’ils sont, et les conduire de là vers l’éveil. A cause du poids de la transmission traditionnelle, les bouddhistes ésotériques sont en fait invités à se mettre au niveau de la culture médiévale indienne, avant d’être initiés à des rituels qui transforment cette culture, mais tout en s’y appuyant, et ainsi en la perpétuant.

Nous sommes maintenant prêts pour aborder le rituel. Prenons le tantra de Hevajra, et de son partenaire Nairātmya. Nairātmya correspond à āli, les seize voyelles, dont elle est elle-même la première et la plus fondamentale : a. Elle-même, ainsi que les quinze autres yoginī-voyelles, correspondent aux seize phases de la lune. Elle symbolise la « plénitude universelle » (skt. mahāsukha), qui prend ici le sens de la Nature naturante (skt. sahaja)[3], y compris mythologique. Elle est symbolisée par la lune. Le yogi (Hevajra) représente les expédients (skt. upāya), les consonnes (kāli) et le soleil. L’union des deux (ālikālisamāyoga : lune et soleil, āli et kāli) engendre le maṇḍala, la réalité gnostique. La divinité principale (d’abord Nairātmya) est générée du sattvabiṃba (sattva étant la syllabe-germe et biṃba le symbole). La divinité principale (la Nature) crée son maṇḍala en union (vajra dans le lotus, ou la cloche) avec Hevajra. La partie création est l’œuvre de la Nature en-thous-iasmée.

Quand le yogi reprend rituellement la phase de création, il doit pour la suite se désidentifier de la forme féminine de Nairātmya, pour s’identifier ensuite à la forme mâle de Hevajra, afin d’accomplir rituellement l’union des mudrā (skt. mudrāsiddhi), vajra dressé. Son partenaire femme, est une mudrā, symbôle de la mahāmudrā. La consécration de la mahāmudrā (skt. mahāmudrābhiṣeka) est un autre nom pour la consécration de la gnose de la sagesse. Hevajra demeure dans la matrice de la Reine (Nairātmya) sous la forme de semence, qui n’est autre que plénitude. La plénitude et la semence prennent dans les yogatantras supérieurs la place de la vacuité et de la forme. L’Esprit se manifeste dans la Nature et par la Nature, et les deux sont indissociables. C’est « équivalent », à part que l’on introduise « habilement » des notions théistes, et leurs mondes associés, afin d’avoir accès aux siddhis, à l’immortalité, le Clan (kula) etc. C’est une couleuvre de taille qui est ainsi avalée en guise d’upāya.

Je laisse de côté ici des aspects plus intéressants et universels du Hevajra-Tantra, pour poursuivre ma recherche des éléments « homonculistes » et alchimiques très abondants. La Nature (Nairātmya), comme la lettre a, est sans forme, mais peut prendre n’importe quelle forme, porter n’importe quelle idéologie ou Verbe… Sahaja est tout l’univers[4]. « La forme de la divinité (skt. devatāyogarūpaṃ) à laquelle s’identifie le yogi n’existe qu’en tant que quelque chose à naître et qui est dépositaire de bras, visages, couleurs, etc. qui en outre émergent conformément aux imprégnations passées (skt. prākṛtavāsanā). »[5] On voit bien le côté fabriqué et bricolé du Tantra, qui ne cache même pas ses ficelles. En même temps, et surtout au Tibet, les tantras sont présentés comme des Révélations, à suivre conformément, et à pratiquer selon les observances et les règles de transmission. L’univers magique qu’il évoque était d’actualité pour les initiés de l’époque où il apparut.

Ainsi, les yogatantras supérieurs sont aussi, et peut-être surtout, une science appliquée à produire des gurus, des tulkus, des mandarins, et des magiciens, bref des personnes de pouvoir. Kublai Khan fut d’ailleurs initié au Hevajra Tantra par Chogyal Phagpa, le neveu de Sakya Paṇḍita.

Dans le Cakrasamvara Tantra[6], il est expliqué comment le yogi, au septième niveau (tattva) de la phase de création de Cakrasamvara, doit s’identifier à la goutte formée par la dissolution (laya) du couple divin. Cela fait suite à l’invitation des déesses des divers cercles (cakra) sous la forme de chants. Au neuvième tattva, le jñānasattva est invité, et au dixième tattva a lieu la consécration.[7]

On voit bien à travers ces spéculations tantriques, le Cycle du Bardo de l’école dite des « Anciens » et les transmissions aurales pour édifier un corps immortel, que l’Esprit (réifié) est présent dans le corps/la matière pour l’animer, l’informer, et finalement l’abandonner pour partir ailleurs. Quand on dit que les tantras ont revalorisé « le corps », il ne faut pas s’y tromper ; ce n’est pas du corps physique et mortel, ni de ses plaisirs et orgasmes, dont il s’agit. Ceux-là ne sont pas revalorisés. Au mieux, ce corps physique et ses articulations (tib. gnad skt. marman) avec le « corps spirituel » servent d’instrument à l’édification d’un corps immortel, indissociable du « corps spirituel » (l’âme).

Même si le bouddhisme ésotérique évite de mentionner le mot « âme », conscience incarnante et incarnée, etc. et préfère parler de « gandharva », on voit bien qu’il investit sans difficulté dans l’extrême de l’éternalisme (sassata), et s’éloigne ainsi du bouddhisme (et de sa voie du milieu et non-dualité), en devenant une religion à part entière. La « science » qui concerne les faits et gestes de l’Esprit », et toutes les sciences appliquées à toutes fins utiles, qui n’ont pas évolué depuis le Moyen-Âge, n’ont rien à voir avec les sciences telles que nous les concevons. Un véritable dialogue entre sciences spirituelles et les sciences semble à l’avance voué à l’échec.

Aussi, je suis assez perplexe quand je vois multiplier ce genre de dialogues, et inquiet quand je vois des projets, dans le cadre scolaire, qui ont pour ambition d’offrir aux bambins, aux enfants et aux adolescents un développement holistique qui comprend des cours sur les bardos… Projets soutenus par des tulkus, des moines et des rinpochés, mais aussi par des scientifiques, tel Dr. Matthieu Ricard, docteur en génétique cellulaire.

Matthieu Ricard a préfacé le « Livre des morts tibétain » publié par Philippe Cornu. Matthieu Ricard y écrit :
« Comme l’envisage le bouddhisme, notre conscience a vécu et vivra d’innombrables existences. »

« La continuation de la conscience après la mort relève, dans la plupart des religions, du dogme révélé. Dans le cas du bouddhisme, on se fonde sur l’expérience contemplative vécue par des êtres certes hors du commun, mais suffisamment nombreux pour que l’on prenne en compte leur témoignage, à commencer par celui du Bouddha. »
A la différence des religions, ce qu’enseigne le bouddhisme, et notamment le bouddhisme ésotérique tibétain sur la continuation de la conscience après la mort, serait basée sur de l’expérience, une expérience contemplative parfois qualifiée de « science de l’esprit ».

Dans son livre, Philippe Cornu, critique les diverses tentatives de réinterprétation et d’adaptation du Dzogchen et du Cycle d’instructions sur le Bardo, qui dilueraient leur teneur et pertinence. Si l’on n’est pas prêt à prendre au sérieux ces doctrines et/ou croyances, ainsi que la remise en question de nos certitudes occidentales qu’elles impliquent, elles ne pourraient pas nous servir de guide au « moment crucial », même au moment où nous aurions raté toutes les autres occasions pour nous éveiller après la mort pendant l’état intermédiaire.
« Au pire, [le yogi] pourra renaître en choisissant une bonne matrice humaine, ce qui permettra de poursuivre sa pratique dans la vie suivante et de parvenir finalement à l’éveil »[8].
Nous avons vu ci-dessus un petit aperçu de quelques méthodes pour réussir le choix « d’une bonne matrice humaine ».

Les élèves de l’école holistique « Abiding Heart Education » de Mingyur Rinpoché, où Dr. Matthieu Ricard est un des intervenants[9], auront sans doute plus de chance de s’en sortir pendant « ces moments cruciaux »[10] que leurs copains dans les écoles publiques françaises.

***

[1] La naissance à lieu le moment qui suit le décès du corps actuel.

[2] Voir par exemple le Mahātaṇhāsankhaya Sutta (Majjhima Nikāya).

[3] « Bliss is black, yellow, red, white, green, blue and all the things moving and fixed. Bliss is the Wisdom, the Means, the erotic union, existence and non-existence. Vajrasattva is known as Bliss. » Hevajra Tantra, The Concealed Essence of the Hevajra Tantra, G.W. Farrow, I. Menon, p.164.

[4] Sahajaṃ jagat sarvaṃ sahajaṃ svarūpam ucyate/ (44) II.2

[5] The Concealed Essence, p. 170

[6] The Cakrasamvara Tantra : the discourse of Śrī Heruka (Śrīherukābhidhāna), a study and annotated translation by David B. Gray.
Gray mentionne le commentaire de Vīravajra décrivant les quatorze réalités (skt. tattva) de la phase de création du Heruka, la septième étant la dissolution (laya) du couple divin en une goutte.

[7] Ācārya Vajrapāṇi explique dans les Instructions sur les étapes graduelles de la transmission du Maître (Guruparamparākramopadeśa D3716, P4539)

« Ayant parfait l'accumulation de mérite, le Heruka causal est généré à travers les cinq étapes de la manifestation (skt. abhisambodhi tib. mngon par byang chub lnga). Cela correspond à l'instant de la diversité (skt. vicitra) et à la joie. Pour faire sortir le cercle des asura (tib. lha ma skt. a-sura), le centre secret (sexe féminin) est consacré, puis suit le coït. L'expérience de l'essence de la plénitude produite par la bodhicitta sous la forme de semence au "centre du village du joyau du vajra" correspond à l'instant de maturation (skt. vipāka) et à la joie suprême (skt. paramānanda). L'être gandharva [l'âme à naître] qui s'est introduit entre les deux Ho rouges, qui sont de la nature du mahārāga, et des trois syllabes du Corps, du Verbe et de la Pensée, entre par la bouche, et le Seigneur et la Dame se fondent en lumière. Les deux gouttes (skt. bindu) se trouvant au milieu de la Lune et du Soleil, sont la nature lumineuse et le vide. La goutte qui touche la lune est la sagesse, et le vide. Celle au-dessus qui touche le soleil est la nature lumineuse, et les expédients. L'alliance indissociable des deux les scellent mutuellement, c'est l'Alliance. Elle correspond à l'instant sans caractéristiques (skt. vilakṣaṇa) et à la joie Naturelle (skt. sahajānanda). Par la force de l'aspiration (skt. praṇidhāna-vaśa), on prie Pukkasī et les autres déesses incommensurables de faire des chants vajra, et d'édifier le corps du Heruka du fruit. Cela correspond à l'instant de la consommation (skt. vimarda) et à l'absence de joie (skt. viramānanda tib. khyad dga'). »

[8] Le livre des morts tibétain, préface de Matthieu Ricard, poche Buchet/Chaste, p. 972-976

[9] Guest lecturers: Marjorie Theyer, Kathy MacFarlane, Dr Matthieu Ricard, Dr Richard Davidson, Dr Susan Davidson, Tawni Tidwell

[10] « Les textes principaux du Bardo Thödol se présentent précisément comme un guide de la voie de l’Eveil en ces moments cruciaux. » Cornu, p. 974

samedi 27 juin 2020

Bouddhisme homonculiste

La solution parfaite (solutio perfecta), traité alchimique XVème siècle, British Museum.

Il y a un paṇḍit et/ou khenpo (skt. upādhyāya) indien, dont on voit le nom apparaître sous diverses orthographes dans le cadre de la traduction de textes relatifs à la mahāmudrā. Notamment dans la traduction d’un texte attribué à ācārya Vajrapāṇi, dit l’indien, disciple d’Advayavajra, qui s’intitule « Instructions sur les étapes graduelles de la transmission du Maître » (tib. bla ma brgyud pa'i rim pa'i man ngag skt. GuruParamparāKramOpadeśa (GPKO) toh. 3716).

Dans la version du texte telle qu’on la trouve dans la Collection des textes canoniques indiens de la mahāmudrā (tib. phyag chen rgya gzhung) du septième Karmapa Chos grags rgya mtsho (1454-1506, K7), le nom du khenpo apparaît comme Dhari-[śrī]-jñāna-[pāda]. C’est également l’orthographe que Klaus-Dieter Mathes choisit pour référer au paṇḍit traducteur du GPKO-K7[1]. Il se trouve que le même paṇḍit traducteur, Dhari-[śrī]-jñāna-[pāda], est le traducteur (à lui tout seul) du DohāNidhināmatattvopadeśa (DN-K7, D 2247, P 3092) attribué à Adavayavajra[2]. C’est un texte beaucoup trop bref de 14 versets, qui reprend quelques thèmes du GPKO, mais en donnant nettement l’avantage à la voie des mantras (mantranaya) sur la voie des prajñāpāramitā. Dans le GPKO, les différentes approches des « 9 yogas » du bouddhisme sont analysés, et il est précisé, entre autres (quatre critères) pour chaque approche quelle est sa « défaut de méditation », y compris du madhyamaka (DN10, DN11 et DN12). Les derniers vers (DN12, DN13 et DN12) reprennent les éléments du GPKO, quand celui-ci explique l’approche ésotérique traditionnelle, pour ensuite la réinterpréter selon le madhyamaka apratiṣṭhāna. En sautant l’essentiel du GPKO, le DN se termine cependant sur le passage de la production génético-spirituelle du Heruka causal dans le GPKO, sorti de son contexte. Le Heruka causal est une sorte de homonculus. Je reviendrai une autre fois sur ce passage d’ingéniérie génético-spirituel ou "homonculiste" fort intéressant.

Bien que ne faisant pas partie du Cycle du non-engagement mental (Amanisakāra), le DohāNidhināmatattvopadeśa a été inclus dans la Collection K7, et Klaus-Dieter Mathes l’a également inclus dans sa traduction du cycle Amanisakāra[3].

Dans les autres versions du GPKO, telles qu’on les trouve dans les diverse Collections canoniques des Traités (tib. bstan ‘gyur), l’orthographe du nom du paṇḍit et/ou upādhyāya indien est différente. On trouve Dhiro-śikra-jñāna-pāda et Dhiro-śiṭra-jñāna-pāda (parfois aussi dhyāna au lieu de jñāna). Le site TBRC transcrit le nom « dhiro skrinana ». Quand on fait d’ailleurs une recherche sur le site TBRC avec le début du nom pour trouver toutes les variations, on tombe sur l’illustre Atiśa, Dīpaṃkara Śrījñāna. Y aurait-il un lien d’affiliation (les moines ordonnés prenaient souvent une partie du nom de leur abbé), différente orthographe ? Quoi qu’il en soit, le nom du paṇḍit indien est associé au traducteur tibétain Drogmi (993-1077) en ce qui concerne le GPKO. Une recherche sur « Dhari » ne donne rien (à part son utilisation dans les mantras). La même chose pour « Dhi ro » et « mkhan po Dhi ». A vérifier par des moyens informatiques plus puissants.

Je rappelle le contexte de la réputation de Gayadhara, source priviligiée des cycles de l’école Sakya, qui a beaucoup travaillé avec le traducteur tibétain Drogmi. Ronald M. Davidson[4] a écrit sur l’effervescence de la Renaissance tibétaine, où de nombreux textes authentiques furent fabriqués au Tibet même. Notamment à Sakya ou le futur Kagyupa Pamodroupa (phag mo gru pa 1110-1170) avait fait son apprentissage. Il ne faut pas perdre cela de vu en considérant l’authenticité des textes dont il est question ici, notamment un texte traduit tout seul par un upādhyāya indien, autrement inconnu, surtout si on veut en faire un texte indien canonique de la mahāmudrā. Restons très prudents.

Klaus-Dieter Mathes a néanmoins nuancé l’inclusion du DN dans sa traduction anthologique du cycle Amanisakāra. Cette inclusion, qui implique une sorte de conformité doctrinale (classement des doctrines et d'écoles etc.) de ce texte avec l’œuvre d’Advayavajra ne se justifie pas. Je pense que ce texte est une rédaction tibétaine ultérieure, bâclée par ailleurs, qui est attribuée à Advayavajra, et qui s’appuie de façon très sélective sur le GPKO. A mon avis, ce texte n’a pas sa place parmi les textes du cycle Amanisakāra. A lui seul, il en donnerait même une fausse impression. Cela ne veut pas dire que je pense que tous les autres textes du cycle soient authentiques, malgré l'existence d'une version indique.

La citation par K-D Mathes du ‘Bri gung bka’ brgyud chos mdzod[5] est très à propos. L’approche de la voie des mantras (skt. mantranaya), dans ce cas une combinaison de madhyamaka et de cittamātra, n’est pas l’approche d’Advayavajra, plutôt (après sa crise de la cinquantaine) apologiste de l’approche madhyamaka apratiṣṭhāna. En effet, s’il arrive au bouddhisme ésotérique d’utiliser « habilement » les expédients de la voie des mantras, l’objectif reste de guider le yogi vers le madhyamaka apratiṣṭhāna. C’est la spécificité d’Advayavajra, et d’autres bouddhistes ésotériques du début du deuxième millénaire. Le ND représente plutôt le bouddhisme ésotérique tibétain, tel qu’il a évolué depuis, où l’objectif est l’édification des Corps formels (à l'aide du "Heruka causal"), à l’aide d’une approche génético-spirituelle. Je reviendrai là-dessus.

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[1] THE COLLECTION OF TEXTS ON NON-CONCEPTUAL REALIZATION (THE AMANASIKĀRA CYCLE) P.47

[2] Collection, p. 266 The « Dohānidhināmatattvopadeśa, composed by the great learned master and renunciant, the glorious Advayavajra, is ended. Translated by the reverend Dhari Śrī Jñāna. »

[3] A Pith Instruction on Reality Called A Treasure of Dohās.
« This text is not contained in the *Advayavajrasaṃgraha and not available in its original Sanskrit. However, Karmapa VII Chos grags rgyamtsho included it in his cycle of amanasikāra texts. It presents a summary of the four tenets as found in the Tattvaratnāvalī, with Apratiṣṭhāna-Madhyamaka at the summit. Contrary to the Tattvaratnāvalī, though, the last part of the text contains tantric teachings, i.e. a summary of empowerment and/or completion stage practice on the basis of the four seals as explained in the Caturmudrānvaya and Sekanirdeśa. » A Fine Blend of Mahāmudrā and Madhyamaka Maitrīpa’s Collection of Texts on Non-conceptual Realization (Amanasikāra), KD Mathes.

[4] Tibetan renaissance: Tantric Buddhism in the rebirth of Tibetan culture

[5] « As the yogin [ascends] from the tenets of the Vaibhāṣikas to [the one of] Apratiṣṭhāna-Madhyamaka, he abandons [ever finer] forms of confusion and develops by increasingly becoming endowed with [fine] qualities. Then he enters the Path of Mantras, his ultimate view of Madhyamaka [and] Cittamātra [now] being adorned with the pith-instructions of the guru, and embraces co-emergent great bliss. This is the intention of these treatises. It has been said, however, that the [real] intention of this master [Maitrīpa] is to guide [the yogin] to ApratiṣṭhānaMadhyamaka. » THE COLLECTION OF TEXTS ON NON-CONCEPTUAL REALIZATION (THE AMANASIKĀRA CYCLE), K-D Mathes

lundi 22 juin 2020

L'attention dans le bouddhisme



[brouillon d'un blog ancien non publié (2015) avec le rajout de quelques liens plus récents]

L’attention bouddhiste L’attention est une notion centrale dans le bouddhisme. Mais le terme pāli, sanskrit ou tibétain traduit par « attention » a un champ sémantique plus large. Ce terme, sati en pāli, smṛti en sanskrit et dran pa en tibétain, signifie principalement « mémoire », « se souvenir de », « se rappeler », « remémorer ». L’attention est alors l’acte de remplir la conscience de, d’être conscient de, de garder conscience de, ou de garder (quelque chose) à l’esprit. Les définitions tibétaines ajoutent souvent la notion de ne pas oublier (tib. mi brjed pa), et - si l’objet d’attention est oublié – d’y ramener sans cesse l’attention (tib. sems la yang yang ‘khor ba).

Cet objet peut être une vérité bouddhiste, les qualités de l’Éveillé, ou la représentation iconographique de ces qualités sous la forme du corps symbolique de l’Éveillé. L’objet d’attention a une double fonction. Elle désencombre la conscience de ce qui n’est pas conforme à l’objectif fixé et elle la remplit de ce qui contribue à y conduire. Quand la pensée est fixée sur un objet d’attention, elle n’a plus (ou dans un moindre mesure) le loisir pour se consacrer à autre chose. Fixer l’attention (p. satipaṭṭhāna sct. smṛtim upasthāpya tib. dran pa bzhag pa) est quelque chose qui s’apprend, souvent en commençant par fixer un objet concret que l’on a devant les yeux. Au fur et à mesure que la faculté d’attention se développe, on peut fixer des objets imaginés, des représentations symboliques et même se livrer à des méditations, dans le sens d’une réflexion sur un thème précis (la mort, l’impermanence, l’égalité des choses…).

Le mot recueillement (sct. samādhi) désigne généralement le résultat final de l’exercice de l’attention, quand l’objet de l’attention est saisi totalement[1]. Mais le mot samādhi était aussi (dans les Discours du mahāyāna) utilisé pour désigner des réflexions sur un thème, des méditations au sens propre, comme p.e. dans le Discours sur le roi des recueillements (sct. Samādhirājasūtra), qui est une méditation sur le thème de l’égalité de toutes les choses dans leur essence (sct. sarvadharmasvabhāvasamatāvipañcita-samādhirāja). On voit dans de nombreux Discours du mahāyāna, le Bouddha sortir de tel ou tel recueillement (sct. samādhi) spécifique.

Le Yoga darśana (III, 3) définit samādhi comme une identification : « Lorsque seul demeure l’objet de la contemplation et que la propre forme (svarūpa) de celui qui contemple est annihilée, on dit qu’il y a identification. »[2] Il faudrait s’entendre sur le sens d’identification. Mais dans le bouddhisme, l’objectif est plutôt une désappropriation ou la désidentification de toute entité, divine ou autre.

Toutes les écoles bouddhistes utilisent également des listes d’objets d’attention qui doivent être continuellement à l’esprit (p. anusatti sct. anusmṛti tib. rjes su dran pa) de l’adepte. Par exemple le Bouddha, le Dharma, la Sangha, les vertus, la générosité et les devas[3]. Anu a le sens de « à la suite de », et il s’agit d’une méditation discursive.

Une autre catégorie sont les célèbres quatre établissements ou fondements de l'attention, où, selon les commentaires, satipaṭṭhāna se compose de sati + ṭhāna et de sati + upaṭṭhāna. Les versions sanskrite et tibétaines semblent opter pour upaṭṭhāna, avec le préfixe upa, qui signifie « près de ». C’est une attention plus intime qui porte sur 1. Le corps 2. Les sensations (p. vedanā tib. ‘tshor ba) 3. La pensée (p. citta tib. sems) et 4. Les objets mentaux (p. dhamma tib. chos). À l’attention s’ajoute alors l’introspection (sct. saṃprajanya), ce qui produit la perspicacité (sct. vipaśyanā). Notamment par rapport à la nature des phénomènes observés qui se succèdent rapidement. Ni ces phénomènes, ni la pensée qui les observe ne sont permanents (p. anicca tib. mi rtag pa). La rapide succession de ces apparitions et disparitions est oppressante (p. dukkha tib. sdug bsngal ba), et échappent à notre contrôle (p. anattā tib. bdag med pa). Ainsi, on fait l’expérience directe des trois caractéristiques (p. tilakkhaṇa sct. trilakṣaṇa tib. mtshan nyid gsum). l’Éveillé a dit de ces quatre fondements de l’attention, et donc de la perspicacité qu’ils produisent, qu’ils constituent une voie directe (p. ekāyano[4] ... maggo) à la quiétude (sct. nirvāṇa).

Quand l’attention est mise à contribution, ou utilisée quotidiennement dans l’interaction avec le monde, elle prend la forme de la vigilance, veille ou surveillance, notamment pour se conformer à une éthique ou pour surveiller les portes des facultés sensorielles. Le terme bouddhiste pour cette fonction spécifique est appamādo (sct. apramāda tib. bag yod).
« La vigilance est le sentier vers la sans-mort (p. amata), la négligence est le sentier vers la mort. Le vigilant ne mourra pas, le négligent est comme s’il était déjà mort. »[5] 
Pour aider à discerner et identifier en tant qu’objets mentaux (sct. dharma) les divers objets mentaux qui font l’objet du quatrième fondement de l’attention, les bouddhistes avaient établi des listes (p. mātikā sct. mātṛika tib. ma) d’objets mentaux. Cela a sans doute conduite à un excès de réalité attribuée aux objets mentaux spécifiques, c’est-à-dire ceux mentionnés par les listes. Ces listes pouvaient être différentes selon les écoles. Et l’école Sārvāstivādin allait jusqu’à leur donner une ontologie qu’ils n’avaient pas dans les autres écoles. Une distinction était faite entre les objets mentaux conditionnés et inconditionnés, comme par exemple l’espace. Chacun des objets mentaux avait leur nature (bhāva) propre (sva-). Le mot dharma est dérivé de dhr qui signifie « porter », et ce que portent les dharmas c’est une nature propre.[6] D’autres allaient opposer que tous les objets mentaux étaient dépourvus de nature propre (sct. niḥsvabhāva) et vides (sct. śūnya).

L’abhidharma avait hérité de cette tendance de dresser des listes, et a produit une liste de 51 événements mentaux (sct. caitta tib. sems byung). Selon l’abhidharma, 5 événéments mentaux constants (sct. sarvatraga tib. kun tu 'gro ba rnam pa lnga) accompagnent les autres et sont continuellement opérationnels. Il s’agit de 1. la sensation (sct. vedanā tib. 'tshor ba), qui est le fait de noter si l'expérience d'un objet sensoriel ou d'un événement mental est plaisant, déplaisant ou neutre. 2. Le discernement ou non-confusion (sct. saṃjñā tib. 'du shes) qui note les signes particuliers d'un objet sensoriel ou d'un événement mental. 3. L'intérêt (sct. cetanā tib. sems pa) qui est le fait que l'esprit est tourné vers les objets extérieurs et qu'il dirige les six consciences sur eux. 4. Le contact (sct. sparśa tib. reg bya) est la stimulation de la conscience par la rencontre d'une conscience sensorielle, un objet sensoriel et une faculté sensorielle. 5. L'engagement mental (sct. manasikāra tib. tib. yid la byed pa)[7] fixe la conscience sur l'objet et la maintient sur celui-ci sans le quitter. Il est la base de l'attention (sct. smṛti tib. dran pa) et de l’introspection (sct. saṃprajñā tib. shes bzhin) utilisées au cours de l’entraînement de l’attention.

Restons sur l’engagement mental (fabrication de l’objet intelligible).

« Le mot en pāli signifie littéralément « fabriquer au niveau du mental ». L’attention [manasikāra] est l'événement mental [caitta] responsable pour tourner le mental vers l’objet, ce qui rend l’objet présent à la conscience [vijñāna]. Sa caractéristique est de diriger (sārana) les états mentaux [caitta] associés vers l’objet. Sa fonction est d’adjoindre les états associés à l’objet. Elle se manifeste comme la confrontation avec un objet et sa cause immédiate est l’objet. L’attention [manasikāra] est comme le gouvernail d’un navire, qui le guide vers sa destination, ou comme un conducteur qui conduit les chevaux (c’est-à-dire les états associés) bien entraînés vers leur destination (l’objet). Manasikāra doit être distinguée de vitakka [sct. vitarka tib. rtog pa] : tandis que vitakka tourne ses [facteurs] concomitants vers l’objet, manasikāra les applique à l’objet. Manasikāra est un facteur cognitif indispensable[8], qui est présent dans tous les états de conscience, vitakka est un facteur changeant [p. aniyata tib. gzhan ‘gyur], qui n’est pas indispensable au processus cognitif.[9] La voie de la pureté (Visuddhimagga, XIV, 152[10]) de Buddhagosa ajoute que manasikāra est classé dans l’agrégat des compositions mentales (p. saṅkhārakkhandha tib. ‘du byed kyi phung po).

L’Abhidharma-samuccaya (tib. mngon pa kun las btus) définie la fonction de manasikāra comme le maintien du mental sur ce qui est devenu son point de référence. L’intérêt (p. cetanā tib. sems pa) dirige le mental vers l’objet d’un mouvement général, tandis que manasikāra saute sur une référence objective particulière.[11] Il ressort de l’ensemble de ces informations, que manasikāra est une fonction mentale, qui ne se limite pas à une simple fonction perceptive et cognitive, mais participe à la composition mentale, productrice de karma. Sans doute Advayavajra/Maitrīpa l’a considéré comme un élément clé des compositions mentales et avait décidé d’intervenir à ce niveau pour empêcher l’intégration de rémanences dans la composition. Son système ne se réduit pas à cette explication spéculative, uniquement basée sur l'étymologie du mot, loin de là, mais cela lui permet de l'ancrer dans le véhicule commun du bouddhisme.

« Ô bâtisseur de maison, vous êtes vu, vous ne construisez plus de maison, toutes les poutres sont cassées, votre faîte est brisé, vers la dissolution (Nibbāna) va mon cœur. L’extinction de la soif, je l’ai atteinte. »[12] Nous avons vu que manasikāra est un facteur indispensable (sarvatraga) au processus cognitif ordinaire, et qui fait partie de la liste de 51 événements mentaux (caitta), dont on peut noter l’apparition et la disparition. Ce n’est pas en soi un facteur vertueux et non-vertueux, susceptible de constituer un acte volontaire, bien que classé dans l’agrégat des formations mentales. Mais sa fonction est de diriger sur l’objet, qu’il prend pour un point de référence, des facteurs concomitants. La saisie d’un point de référence n’est pas un acte vertueux ou non-vertueux, mais ce n’est pas un acte anodin, car il pose un objet, évoquant par la même occasion un agent, un sujet. C’est en quelque sorte un facteur qui contribue à la néscience.

Les bouddhistes de l’école Yogacārā ont beaucoup réfléchi au rôle de la mémoire dans le processus cognitif. Tout acte de conscience, toute volition laisse une trace (marqueur) ou une empreinte (sct. vāsanā tib. bag chags), qui ne disparaît pas, mais reste virtuellement présent. Le Yogacārā imagine ces traces comme des semences déposées dans une conscience réceptacle (sct. ālaya-vijñāna tib. kun ghzi rnam shes). Selon les définitions, cette « conscience » n’est rien de plus que l’ensemble de ces traces. Les traces peuvent se renforcer l’une l’autre, se combiner et au moment opportun, à la perception d’un objet, l’image produite par cette perception, peut faire remonter des souvenirs, réactiver des traces qui s’associeront à l’image sensible toute fraîche. Cette image reconstituée avec les traces, les marqueurs, est susceptible de produire des états concomitants, que manasikāra dirige sur, associe avec, l’objet perçu dont elle a fait un point de référence. L’objet réel est en quelque sorte masqué par les traces que le manasikāra dirige sur lui et par les facteurs concomitants produits. Ces facteurs peuvent être négatifs ou positifs, mais n’appartiennent pas à l’objet perçu. Ils le recouvrent, ils l’obnubilent (sct. āvarana tib. sgrib). Il n'est alors pas perçu tel qu'il est (tathāta).

En pensant à ce rôle joué par le manasikāra, certains ont conçu des façons pour le mettre hors jeu. Notamment en s’appuyant sur le Discours de l’ornement lumineux de la gnose et l'Avikalpapraveśadhāraṇī ('phags pa rnam par mi rtog par 'jug pa'i gzungs mdo). Le Bouddha y explique que « Les bodhisattva mahāsattva s’abstiennent de toutes les caractéristiques (sct. nimitta) des représentations (sct. vikalpa), en n’y engageant pas le mental (sct. amanasikāra). »

Il existe de ce dhāraṇī un commentaire en tibétain (tib. 'phags pa rnam par mi rtog par 'jug pa'i gzungs kyi rgya cher 'grel pa, DG 4000) attribué à Kamalaśīla. Carmen Meinert (p. 105) écrit que la version en sanskrit est considérée perdue et qu'il y aurait éventuellement eu plusieurs versions en sanskrit. On trouve cependant une version sanskrite en ligne (Nirvikalpapraveśadhāraṇī). Je n'en connais pas l'origine. Ce texte est cité entre autres par Kamalaśīla dans son Etapes de la méditation (sct. Bhāvanākrama), par Vimalamitra dans ses deux textes sur la méditation progressive et simultanée (tib. rim gyis 'jug pa'i bsgom don et cig car ba'i sgom rim) et par Advayavajra dans son Amanasikāradhāra (tib. yid la mi byed pa ston pa). Mais surtout dans la Lampe éclairant l'oeil de la méditation (tib. bsam gtan mig sgron) de Noubchen (gNubs chen Sangs rgyas ye shes), dont il est le thème principal.

Pour défendre son concept d’amanasikāra, Advayavajra/Maitrīpa a écrit un petit traité intitulé Amanasikāradhāra (tib. yid la mi byed pa ston pa), dans lequel il cite en premier le Discours sur l’ornement lumineux de la gnose (jñānālokālaṅkāra JAA), suivi de la Formule de l’entrée dans la non-représentation (avikalpapraveśadhāraṇī), le Hevajra Tantra et Le Choral du Nom de Mañjuśrī (ārya-mañjuśrī-nāmasangīti).

C’est surtout le JAA qui a une importance capitale pour le système de Maitrīpa. Il cite le hommage au début du Discours, qui est comme un condensé de sa doctrine.
« Vous qui ne recouvrez pas l’authentique de représentations (sct. avikalpita),
Dont la Pensée ne s’investit [en aucune extrémité] (sct. apratiṣṭhita)
Qui êtes libre d’engagement mental (sct. amanasikāra) et de remémoration (sct. asmṛty),
Et qui êtes libre de tout point de référence (sct. nirālamba) :
Hommage à vous
! »[13]
La Formule de l’entrée dans la non-représentation (avikalpapraveśadhāraṇī) précise comment Maitrīpa aurait pu comprendre le terme amanasikāra. « Les bodhisattva mahāsattva s’abstiennent de toutes les signes (sct. nimitta tib. mtshan nyid) des représentations (sct. vikalpa tib. rnam par rtog pa), qui sont des constructions s’appuyant sur les apparences, en ne s’y engageant pas mentalement. ».[14]

La citation du JAA et Maitrīpa lui-même associent la non-remémoration (sct. asmṛty), au non-engagement mental (sct. amanasikāra). Comme nous venons de voir ci-dessus, l’engagement mental a pour fonction de diriger les facteurs concomitants, causés par la réactivation des rémanences ou empreintes (sct. vāsanā tib. bag chags), sur l’objet perçu ou l’apparence. Les souvenirs qui remontent du tréfonds de la conscience ou de l’inconscient ne sont pas empêchés, mais ils ne sont pas activement remémorés, et le mental ne s’y engage pas. Ils ne sont pas appliqués à l’objet. D’autre part, sans l’engagement mental, l’objet perçu ou l’apparence non seulement ne sont pas recouverts des facteurs concomitants, mais ils ne sont pas non plus pris pour un point de référence (sct. nirālamba), ils ne sont pas objectivés. Les bodhisattvas s’abstiennent (sct. apratiṣṭhita tib. mi gnas pa) d’ailleurs d’investir l’objet perçu ou l’apparence comme une entité existante ou non-existante.

Maitrīpa incorpore également la notion de la non-production (sct. ajātaṃ tib. ma skyes pa) que l’on trouve aussi dans le JAA dans son interprétation.
« L’intellect qui comprend que le monde est non-produit
A été montré comme étant authentique par l’Éveillé
Tous les êtres en possédant la nature
Les sages [réaliseront] sans effort
Que l’essence des représentations
Est la coproduction conditionnée
Qui ne se cultive pas
. »[15]
L’idée principale du Jñānālokālaṃkāra est l’action sans effort de l’Éveillé dans le monde à travers neuf analogies.

Dans son traité, Maitrīpa donne ensuite une interprétation plus tantrique/théiste en expliquant que la lettre A du terme a-manasikāra correspond à la non-production, et que ce terme signifie ainsi « l’engagement correct dans la non-production ». Pour cela, il s’appuiera sur des passages extraits du Hevajra Tantra et du Choral du Nom de Mañjuśrī (ārya-mañjuśrī-nāmasangīti).
« Il est en essence sans pensée
Et aussi sans facteurs mentaux.
Ainsi, s’il n’est pas développé mentalement
Il est l’objet de culture de tous
. »[16]
Comme il est naturellement présent en tous les êtres, il n’est pas à « développer » par le mental. Et c’est par le non-engagement mental qu’il est atteint. A la fin du traité, Maitrīpa donne une deuxième interprétation où il utilise la terminologie de consécrations tantriques, pour montrer que le non-engagement les inclue et qu’il est conforme au sens de la perfection de la sagesse. Ainsi, la lettre A représente la Lumière manifeste et le terme engagement mental l’autoconsécration.[17] La lettre A est la première lettre, qui est l’essence de toutes les autres (mañjuśrī-nāmasangīti[18]). La lettre ā est la première lettre qui représente Nairātmya, la parèdre de Hevajra[19]. Tout ce qui procède d’elle est également sans soi (nairātmya).

En d’autres termes, le système de Maitrīpa inclue à la fois la perfection de la sagesse et la voie des mantras.

***

[1] Définition du tshig mdzod chen mo : yang dag par 'dzin pa ste brtag pa'i dngos po'am dmigs pa la sems rtse gcig sbreng chags su 'dzin pa'i sems byung ngo

[2] Traduction d’Alain Daniélou dans Yoga méthode de réintégration, p. 111

[3] Anguttara Nikaya (§§1-10), voir Access to Insight

[4] Ekāyana (eka, unique + ayana, aller)

[5] Dhammapada, Les dits du Bouddha, traduction centre d’études de dharma de Gretz, Albin Michel, p. 40

[6] Nirvacanaṃ tu svalakṣaṇadhāranād dharmaḥ. Dharma: Its Early History in Law, Religion, and Narrative, Alf Hiltebeitel, p. 143

[7] Guenther traduit ce terme par demande égocentrique. Mind in Buddhist Psychology A Translation of Ye-shes rgyal-mtshan's "The Necklace of Clear Understanding" by Herbert V, Guenther University of Saskatchewan Leslie S. Kawamura University of Saskatchewan DHARMA PUBLISHING

[8] Sct. sarvatraga tib. kun tu 'gro ba rnam pa

[9] Bhikkhu Bodhi (2012), A Comprehensive Manual of Abhidhamma: The Abhidhammattha Sangaha (Vipassana Meditation and the Buddha's Teachings), Independent Publishers Group.
« The Pali word literally means “making in the mind.” Attention is the mental factor responsible for the mind’s advertence to the object, by virtue of which the object is made present to consciousness. Its characteristic is the conducting (sāraṇa) of the associated mental states towards the object. Its function is to yoke the associated states to the object. It is manifested as confrontation with an object, and its proximate cause is the object. Attention is like the rudder of a ship, which directs it to its destination, or like a charioteer who sends the well-trained horses (i.e. the associated states) towards their destination (the object). Manasikāra should be distinguished from vitakka: while the former turns its concomitants towards the object, the latter applies them onto the object. Manasikāra is an indispensable cognitive factor present in all states of consciousness; vitakka is a specialized factor which is not indispensable to cognition. »

[10] « It has the characteristic of driving associated states towards the object, the function of joining (yoking) associated states to the object, the manifestation of facing the object. It is included in the saṅkhārakkhandha, and should be regarded as the charioteer of associated states because it regulates the object. »

[11] « What is egocentric demanding? It is a continuity having the function of holding the mind to what has become its reference. It is a cognition that keeps the complex of mind in its specific objective reference. The difference between directionality and egocentric demanding is that directionality brings the mind towards the object in a general move (12b), while egocentric demanding makes the mind jump on this particular objective reference. » Guenther, Mind in Buddhist Psychology

[12] Dhammapada, Les dits du Bouddha, verset 154, p. 101

[13] yang dag rtog pa rnam ma brtags// thugs yid rab tu mi gnas shing // yid mdzad mi mnga' mi dgongs pa// mi rten khyod la phyag 'tshal lo//

[14] byang chub sems dpa' sems dpa' chen po, rnam par rtog pa thams cad kyi mtshan nyid ni snang ba la rtog pa ste, yid la mi byed par yongs su spangs pa'o// bodhisattvo mahāsattvaḥ sarvvavikalpanimittāni ākāśagatikāni amanasikārataḥ parivarjjayati | aparāparāṇi granthavistarabhayāda na likhyante |

[15] ma skyes 'gro bar gang yin blo// dag par sangs rgyas kyis nges bstan// 'gro kun de yi rang bzhin ldan// blo dang ldan pas 'bad med par// rnam rtog de nyid rten cing 'byung*// 'brel ba bsgom pa ma yin no/ Version Dharmadownload
Version sanskrit : yenājātaṃ jagadbuddhaṃ buddhiḥ śuddhaiva bodhataḥ | nijaṃ tasya jagat satyamanābhogena dhīmataḥ | avibhāvitasambandho vikalpo'sau pratītyajaḥ |tadeṣa eva nirvvāṇe no kṛthāḥ cittavibhramam || DSBC 

[16] ngo bo nyid kyis sems med cing //
sems las byung ba'ang med pa'o//
de bzhin du, gang phyir yid kyis ma bsgoms na//
'gro ba thams cad bsgom par bya//

svarūpeṇa na cittaṃ nāpi cetamam | tathā -bhāvyante hi jagat sarvvaṃ manasā ya(smā)nna bhāvyate |

[17] yang na a zhes bya ba ni 'od gsal ba'i tshig la, yid la byed pa ni bdag la byin gyis brlab pa'i tshig ste, 'di la'ang a yang yin la yid la byed pa'ang yin pas yid la mi byed pa'o//
'dis ni yid la mi byed pa'i gnas bsam gyis mi khyab pa 'od gsal ba bdag byin gyis brlabs pa'i bdag nyid stong pa nyid dang snying rje dbyer med zung du 'jug pa gnyis su med pa'i rgyun yang dag par rig pa bskyed par 'gyur ro//

[18] a ni yig 'bru kun gyi mchog//
don chen yi ge dam pa yin//
khong nas 'byung ba skye ba med//
tshig tu brjod pa spangs pa ste//

[19] ā li dang po ni bdag med ma'o//




mardi 16 juin 2020

La contemplation du nombril qui fait débat



C’est encore par hasard que je tombe sur des polémiques (cela ne me ressemble pas), cette fois-ci dans l’église orthodoxe entre Barlaam le Calabrais et Grégoire Palamas (1296 - 1359). En tant que porte-parole de l'Église grecque, Barlaam avait déjà fait connaître son désaccord avec les latins au sujet de « la procession du Saint-Esprit » (Querelle du Filioque). Pour Barlaam, le Saint-Esprit ne procède que du Père (et non pas du Père et du Fils aussi). L’essence de Dieu est incompréhensible/inconnaissable (skt. acintya), tandis que les énergies, la force et les oeuvres de Dieu, sont accessibles à l’homme[1]. Pour Palamas, l’orthodoxe, cet argument de Barlaam était dangereusement agnostique. Le conflit entre ces deux membres de l’église orthodoxe n’a pas pu être réglé à l’amiable. C’est dans la perspective d’une union des deux églises (latine et orthodoxe), que Barlaam aurait avancé son « agnosticisme nominaliste » face au « réalisme mystique » des moines, une mystique positive prenant la forme de l’hésychasme, qui vise « la paix de l'âme » ou « le silence en Dieu », mais par des méthodes plutôt ascétiques. Autrement dit, vouloir arriver au silence en faisant du bruit. Pour réussir cette union, il aurait fallu que chacune des parties renonça à ce qu'elle avait de plus singulier, saillant ou coloré, en s'appuyant davantage sur la partie mystique ou d' "inconnaissance". Mais il est difficile de renoncer à ses meilleurs atouts.

L’union de l’homme avec Dieu peut impliquer la déification de l’homme. « Dieu s'est fait homme, pour que l'homme puisse devenir Dieu », selon Athanase d'Alexandrie, un père d’église et un évêque d’Alexandrie du IVème siècle. Grâce à une série de pratiques ascétiques et pneumatiques, affinées et perfectionnées aux cours des siècles, cela sera possible à des moines, mais aussi à des laïcs orthodoxes. Cette tendance commence avec les Pères du désert, notamment « en fuyant les hommes », pour pratiquer la « garde du cœur » et la « prière ininterrompue » (ou monologique). La prière continue évoluera grâce aux quiétistes dans une oraison perpétuelle, qui continue même en dormant.

On retrouve le projet perpétuel de sauvetage de l’esprit de la matière. Évagre le Pontique, moine du désert du IVème siècle, et un des maîtres de Jean Cassien, enseigne la séparation de l’esprit et du corps, par le refus du corps et l’ascension de l’esprit (« corps spirituel ») vers Dieu. La méthode hésychaste va en revanche s’appuyer sur le corps pour stimuler l’ascension de l’esprit. C’est une ascèse, où (à partir de Syméon Métaphraste/le Logothète (Xème), Grégoire le Sinaïte 1255/1265-1346, Saint Nicéphore le moine, un maître de Palamas), l’ascète prend une posture assise (les pères du désert priaient souvent debout), et utilise la respiration, ou la récitation d’un nom, pour rester attentif (G. nepsis).[2] La posture assise recroquevillée (façon fœtus) produit de la chaleur physique, augmentée par la ferveur de l’esprit (voir "Entretien de St Séraphim de Sarov avec Motovilov sur la lumière du St Esprit"). Ces méthodes « psychophysiques » d’oraison, consistant en des techniques respiratoires, des postures de prière, « étaient censées favoriser la vision de la lumière divine »[3]. Barlaam désapprouva ces méthodes, trop « physiques » à son goût platonicien. Notons aussi l’intérêt croissant pour des méthodes pneumatiques en Orient à la même époque. La Philocalie des Pères neptiques (1782) est une compilation d'écrits de maîtres orthodoxes entre le IVe et le XVe siècles.
« [Barlaam] rédigea alors plusieurs traités polémiques contre ces moines qui soutenaient que la lumière du mont Thabor [qui signifie Nombril en hébreu] était la gloire incréée de Dieu, et qui prétendaient avoir l’expérience physique de la nature divine ; n'hésitant pas à les ridiculiser en les traitant de « personnes qui ont l'âme dans le nombril » (omphalopsychoi) et à les flétrir du nom de « messaliens » » Dans ses traités, après avoir dénoncé les pratiques de ces moines (démenties d'ailleurs par Palamas), il développe sa doctrine de la connaissance de Dieu, sa conception de la prière et de la mystique s'appuyant principalement sur Denys l'Aréopagite et Évagre le Pontique. »[4] 
« Dans sa défense du dogme de l’hésychasme et des saints hésychastes, Grégoire Palamas commit ses fameuses « Triades » ainsi qu’un manifeste intitulé, le Tome hagioritique (1340).

Au final, le synode patriarcal se saisit de l'affaire et trancha, le 10 juin 1341, en défaveur de Barlaam, lequel dut aller à canossa. »[5]
« Les espoirs [de Barlaam] de découvrir dans l'Orient la patrie de l'hellénisme antique ne s'étaient pas réalisés. Ses talents d'humaniste et ses convictions platoniciennes trouvèrent une audience plus large en Occident : retourné en Italie fin 1341, il entra dans le sein de l'Église catholique romaine et, après avoir inversé dans de nouveaux traités ses positions sur le Filioque et la primauté, fut nommé évêque de Gerace par Clément VI en 1342. »[6]
C’est difficile pour un platonicien endurci qui tient à sa dualité de triompher sur les « psychophysiques » de tendance pneumatique, devatāyogique, kāyayogique, śāktiyogique, alchimique subtile, phosphénique, etc. Le platonicien endurci cherche à résoudre la dualité en réintégrant l’Esprit, tout en rejetant le corps, parfois même en tant qu’aide à l’ascension. On pourrait dire la même chose pour le Jaïn qui se tourne vers le "Sallekhan vrat", ou le prince Siddharta. D’autres veulent remonter à l’Esprit pour ensuite le répandre dans le corps et le monde, autrement dit imprimer le Ciel sur la Terre. Il reste la dualité Esprit-corps, avec la primauté de l’Esprit. On ne peut pas vraiment parler de mystique dans ce cas, si en dernière analyse tout est Esprit. La dualité étant tranchée en faveur de l'Esprit, il n'y a plus de mystère. L'idée de s'appuyer sur le souffle semble par ailleurs très logique pour quelqu'un qui cherche une oraison ou une pratique perpétuelle, puisque la respiration continue tout le long de la vie jusqu'au dernier souffle. S'y appuyer pour rendre l'oraison perpétuelle permettrait de "pratiquer" même en dormant.

Un apratiṣṭhāna-madhyamika, qui ne s’investit en aucun extrême (ou l’essaie), ni « l’Esprit » ni « le corps », peut rencontrer les mêmes difficultés que Barlaam face aux « psychophysiques », et cela finira de la même manière. Les « psychophysiques », les omphalopsychoi, et les alchimistes plus ou moins subtils avec leurs athanors l’emporteront toujours. Ce qu’ils ont à offrir est beaucoup plus concret (réalisme mystique) et tangible, et disons le franchement plus amusant. Ils sont plus photogéniques, davantage Facebook-compatibles, produisent de belles images et icônes, racontent des histoires étonnantes, et sont capables de concevoir des expédients en veux-tu en voilà. Le silence de Dieu n’a qu’à bien se tenir face à leurs rêves à voix haute.

"Au temps des moines du mont Athos auxquels le surnom d'omphalopsychiens en est resté et du père Simon, la contemplation du nombril était suivie d'une sorte d'hyperidéation ou d'extase religieuse consciente; de nos jours elle déterminerait des effets bien différents. Il est certain cependant que, si cette manoeuvre se terminerait pour beaucoup par un violent accès de rire, ainsi que le fait remarquer M. Henri Joly, ou par une affreuse migraine, elle constituerait pour un sujet quelque peu prédisposé un excellent procédé d'hypnose artificielle." Le Dr. Ernest Chambard dans l'Encéphale, journal des maladies mentales et nerveuses, 1881

Les fameuses "Tirades" du capitaine Haddock

***

[1] Les énergies de Dieu sont aussi incréées mais l'homme peut y participer par grâce.

[2] « The aim is no longer the ‘ecstasy’ of the mind from the body, it is the immediate sense of Grace as exaltation of the soul and divine warmth. Certainly the hesychast aims for the union of his will with the celestial will to the glory of God, but what counts is the experience of Grace itself. Thus Gregory of Sinai’s emphasis on the seated position and the painfully contorted posture along with consequent warmth of the spirit complements the technique introduced by Nikephoros and pseudo-Symeon. There thus arose a novel form of ‘attentiveness’ – supportive of prayer – that was connected with breathing and posture. Both pseudo-Symeon and Gregory demand a slow rhythm in breathing (for the former it is through the nose, for the latter it is with closed lips); Nikephoros recommends in a general way concentration on the breath and along with pseudoSymeon he suggests starting with the invocation of the Name and then mentions attentiveness; Gregory is indifferent to the starting point, which may thus be with attentiveness, since the inward invocation, appropriately divided, has the role of regulating inhalation and exhalation. » INCONCEIVABLE NOTHINGNESS, The Philokalia and the roots of modern Greek Nihilism An essay in philosophical anthropology, Stelios Ramfos.

[3] Wikipédia

[4] Wikipédia

Commentaire de Jacques Vigne sur les attaques de Barlaam : « Au XIVème siècle, Barlaam, un critique des hésychastes dont une des pratiques était d’amener l’énergie dans le nombril, les surnommait les omphalopsychoi, ceux qui sont concentrés sur leur nombril ; en fait, il ne faisait que montrer son ignorance de l’alchimie subtile qui a son origine dans le creuset du nombril, on pourrait dire dans l’athanor du Thabor. » Le Mariage intérieur: En Orient et en Occident, Dr Jacques Vigne

[5] MYSTICISME SOUFISME ET CONFRÉRIES: Tome I MYSTICISME, Papa Cheikh Jimbira Sakho

[6] Wikipédia

jeudi 11 juin 2020

L’amour de l’Origine et vice versa


Kit de violenta caritatis

Je force le trait un peu dans ce blog, je me suis un peu amusé. Punissez-moi dans les commentaires.

Avec la primauté de l’Esprit, où toute réalité sublunaire, sous la forme d’une création, d’une illusion, d’un reflet etc., est subordonnée à l’Esprit (un Royaume ou un Plérôme), il serait insensé d’investir en une création éphémère, une illusion, un reflet, une bulle prête à éclater à tout moment … Un des effets des traditions de l’Esprit, qui pointent vers la Source est que la Terre, ses habitants, l’expérience « ici-bas » est un Ersatz très imparfait, indigne de notre amour et attention, qu’il vaudrait mieux tourner vers le haut. Comment avoir foi en ce qui est impermanent, imparfait et douloureux ? D’autant plus que les traditions de l’Esprit expliquent que tout ce que nous avons reçu, et ce que nous sommes vient de l’Esprit, et que celui-ci est notre Origine, notre Fin, notre Tout. L’Esprit précède la matière, et l’Être l’existence.

Si ce n’était pour les bons points à gagner ici-bas, en faisant « le bien »[1], tel que défini par les traditions de l’Esprit, ce serait depuis longtemps que les assaillants du Ciel auraient quitté le navire. S’il faut aimer l’Esprit de tout son cœur et âme, comment avoir un peu d’amour en rabe pour la Terre et les terriens ? Car, en vérité, le ruissellement du trop-plein d’amour des adeptes des traditions de l’Esprit sur la Terre n’est pas toujours évident.

Ceux qui ignorent la primauté de l’Esprit, et ce qui s’en suit, investissent toute leur amour et attention dans des êtres et des choses sublunaires, en d’autres égarés, en des choses matérielles, en des idées péremptoires, en des bulles. Du point de vue de l’Esprit, cet intérêt dévié est du « matérialisme ». Que peut-on bien tirer de bien de ce qui est impermanent, imparfait et douloureux ? Mais sans la dualité Esprit-Matière (l’intelligible et le sensible), ce serait juste la vie, des gens qui vivent et qui meurent. C’est l’Esprit et son dualisme qui fabrique les « matérialistes ». Pourtant rien n’empêche un « matérialiste » d’aimer, de cultiver l’amitié, d’aimer la beauté, la nature, de profiter des moindres choses de la vie, tout en sachant que cela ne dure pas[2].

Pour vivre selon l’Esprit, il faut tourner le regard vers la Source, diriger tout son attention et amour vers la Source, cela s’appelle « conversion ». Le véritable objectif de tout terrien captif ici-bas est alors de retourner à sa Source, d’abord en pensée (attention et amour), par la parole (louanges, prières, formules, etc.), et ultimement physiquement. Pas dans son corps matériel évidemment, mais dans son « corps spirituel » (l’âme). En vidant l’âme de tout ce qui est « matériel », elle se remplirait entièrement d’Esprit.

C’est le cadre religieux originel de toutes les approches religieuses, spirituelles, attentionnelles, de bien-être etc. qui invitent l’homme à regarder en arrière, à se tourner vers sa Source, à « refaire le chemin en arrière jusque là d'où il vient », à retourner ses lumières vers la Lumière, à « retracer le rayonnement », à « voir son visage originel », etc. Il existe également des approches où l’Origine, le Retour (chemin) et la Fin étant une, il n’y a rien d’autre à entreprendre, hormis peut-être à « être là » en toute simplicité, et éventuellement, en répandant la bonne nouvelle comme mission d’une vie bien remplie. C’est la notion d’être "déjà arrivé" qui permettra pendant un temps un sentiment de relâchement complet. Ce cercle atemporel (espace, élément), où tout se confond, est la fin de tout espoir et peur. Jusqu’à ce que la réalité sublunaire nous rappelle à elle. Il suffit dans ce cas de rejoindre le cercle, le retour éternel.

Cela a pour effet de dévaloriser la réalité sublunaire, puisque toute amour et attention est investie dans l’Esprit. Un peu comme lorsque les investissements dans une économie virtuelle sont aux dépens de l’économie réelle. Pour celui qui vie selon l’Esprit, les notions habituelles de ce qui est réel et virtuel sont comme inversées. Que l’Esprit soit vécu comme transcendant ou immanent ne change au fond pas grand-chose dans l’ordre hiérarchique de l’Esprit et de ce qui n’est pas l’Esprit. Même dans une conception panthéiste, où l’Esprit est partout, il reste encore en creux l’Esprit et « le partout ». La perte de petits bouts de partout n’est pas une perte réelle, tant que l’Esprit reste indemne. « Who dies if England live? » (Kipling). Voir par l’Esprit permet de voir les choses à distance, à atténuer leur impact, ou à ne pas subir d’impact du tout, d’autant plus que ce que voit « l’œil divin » est une réalité virtuelle.

Ceux qui vivent par l’Esprit peuvent se retirer du monde, temporairement ou définitivement. « De leur vivant », ils ont alors un lieu de refuge, à l’abri du vacarme, blotti contre l’Esprit. Même en fonctionnant au milieu du vacarme, leur esprit est avec l’Esprit, ce qui leur permet de n’être « là » qu’à moitié, en évoluant comme une sorte de somnambule, un mort-vivant, ou un esprit, et de ne pas subir le plein impact. Ceux qui nous gouvernent décident à distance, sans voir le plein impact de leurs décisions sur la vie réelle. Ils sont un peu comme des dieux. Cette vision à distance passe forcément par l'attention à une réalité virtuelle de chiffres, de zones, de catégories, de seuils, de barèmes, de statistiques, de sondages, où il ne reste plus aucune trace de l’impact réel subi dans la chair. Ce dernier est gommé, et n’existe même pas dans la vie (ou la vision) par l’Esprit.

La compassion dont on dote l’Esprit est purement fonctionnel. Elle ne ressent pas l’impact ni la souffrance. Elle fait ce qu’il faut pour pragmatiquement sortir les terriens du pétrin, et les mettre face à l’Esprit. Si seulement ceux-ci vivaient et voyaient par l’Esprit. Ils verraient alors la Terre comme une fourmilière et seraient même capables de rire de l’agitation de ces fourmis courant dans tous les sens.
« Ha ha, j'éclate de rire à la vue de cet étonnant spectacle. » (passage paraphrasé du texte Tibétain de Longchenpa, intitulé :" Chos Dbyings Rin Po Che ï Mdzod" - Le Trésor De L'Espace De La Réalité, extrait du livre Le bonheur est entre vos mains. Dzigar Kongtrül Rinpoche)
Heureux ceux qui ne voient pas les souffrances du monde, et qui, le dos tourné vers lui, ne voient plus que l’Esprit. Puissions-nous après notre mort tourner définitivement le dos au monde, et n’avoir d’yeux que pour l’Esprit[3] !

Selon Richard de Saint Victor, « l’impétuosité de l’amour » (l’Esprit) passe par les Quatre degrés de la violente charité (quatuor gradibus violentae caritatis) pour attirer les âmes vers elle.
« L'amour à un niveau de violence qui pourrait se nommer passion. Celui qui jette dans la damnation ou l'extase. C'est d'abord un « amour qui blesse » : il arrache au monde, s'il est Charité, et donne le goût ardent de Dieu. Dès le second degré, cet amour « qui lie », unit à Dieu par le vol de la contemplation. Au troisième, il transforme l'âme ; « languissante », elle se liquéfie en Dieu. Ainsi transformée, ressuscitée dans le Christ, elle vit de Dieu et par cet amour qui l'habite, elle aime le prochain. C'est le quatrième degré : l'amour qui fait défaillir. » Pour plus de détails
Qui aime bien châtie bien.

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[1] Matthieu 25:40 « Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites. »

[2] « Si vous êtes conscient d’anicca, l’incertitude, vous saurez lâcher prise et ne plus vous accrocher à rien. Vous dites : « Ne cassez pas mon verre ! » Pouvez-vous empêcher que se casse un objet dont la nature est d’être cassable ? S’il ne se casse pas aujourd’hui, il se cassera plus tard. Si vous ne le cassez pas vous-même, quelqu’un d’autre le fera, et si personne ne le fait, alors ce sera peut-être une poule qui le cassera ! Le Bouddha nous apprend à accepter ces choses-là. Il a pénétré la vérité des choses, il a vu que, fondamentalement, ce verre est déjà cassé. Dans le verre intact, il voyait le verre cassé. À chaque fois que vous utilisez ce verre, vous devriez considérer qu’il est déjà cassé car un jour viendra, inévitablement, où il se brisera. Utilisez le verre, prenez-en soin jusqu’au jour où il vous glissera des doigts et se cassera. Ce ne sera pas un problème. Pourquoi ? Parce que vous aurez compris et accepté sa nature « cassable » avant qu’il ne se casse Vous dites : « Ne cassez pas mon verre ! » Pouvez-vous empêcher que se casse un objet dont la nature est d’être cassable ? S’il ne se casse pas aujourd’hui, il se cassera plus tard. Si vous ne le cassez pas vous-même, quelqu’un d’autre le fera, et si personne ne le fait, alors ce sera peut-être une poule qui le cassera ! Le Bouddha nous apprend à accepter ces choses-là. Il a pénétré la vérité des choses, il a vu que, fondamentalement, ce verre est déjà cassé. Dans le verre intact, il voyait le verre cassé. À chaque fois que vous utilisez ce verre, vous devriez considérer qu’il est déjà cassé car un jour viendra, inévitablement, où il se brisera. Utilisez le verre, prenez-en soin jusqu’au jour où il vous glissera des doigts et se cassera. Ce ne sera pas un problème. Pourquoi ? Parce que vous aurez compris et accepté sa nature « cassable » avant qu’il ne se casse. » Méditation et sagesse, Volume 1, Ajahn Chah

[3] La vision béatifique.


Un jeune homme radical qui s'est bonifié avec l'âge ?


Jungle Wale Baba, mort (en 2019) par "Sallekhan vrat"

Selon la Légende du Bouddha, le Buddhacārita d’Aśvaghoṣa (IIème) ou Āryasūra (IVème), la famille de Bouddha avait un conseiller royal (mantradhāra) et un prêtre royal (purohito). Le poète Aśvaghoṣa, comme tout poète, se base sur la littérature existante (Mahābhārata, etc.), pour rendre immortel le Bouddha et sa famille, en le décrivant comme de sang royal. En faisant cela, Aśvaghoṣa et/ou Āryasūra reflètent néanmoins l’image du Bouddha de leur époque (II-IVème siècle), ou l’image qu’il aura par la suite grâce à leurs écrits, ou leurs éditions subséquentes.

Dans la Légende, le conseiller royal et le prêtre royal furent ceux chargés d’enseigner au prince les devoirs politico-religieux (dharma)[1] qui lui incombaient. Selon l'auteur de la Légende, pour chaque chef de foyer (gr̥hastha) le dharma se résumait à trois dettes. Envers les ancêtres pour avoir une descendance, aux saints (skt. ṛṣī) pour recevoir la tradition sacrée, et aux dieux en faisant leur culte (IX, 55).[2] Celui qui s’est acquitté de ses trois dettes peut s’appeler « libre » (mokṣa). En tant que prince, Siddharta a également le devoir de succéder à son père, qui s’apprête peut-être à entrer dans le dernier des quatre stades de la vie (āśrama), celui du renoncement (saṃnyāsa). La décision de son fils, l’empêche d’abdiquer et de se retirer. Le prince laisse également sa femme et son fils derrière lui.

C’est un renoncement total, y compris à l’obligation des trois dettes religieuses traditionnelles. Le prince se met dans une situation, où il ne peut que sortir par le haut (la sortie du cycle des existences) ou échouer. Cela dépend de l’issu de son projet. Le prince ne veut pas de l’engagement tiède de grands rois légendaires du passé qui l’ont précédé (Buddhacārita, IX, 67). Son projet est de connaître « la vérité », le « Réel » (tattva, tathātā tib. de nyid), et ainsi de trouver la quiétude (skt. śama tib. zhi ba), qui n’est autre que le nirvāṇa, l’extinction du « feu » (Voir The mind like fire unbound de Thanissaro Bhikkhu). Il semble penser que cette entreprise et sa réussite exonérera de l’acquittement des trois dettes, ou que son objectif dépasse celui de l’acquittement des trois dettes. En fait, les trois dettes ne concernent que les membres de la société, dont le Bouddha et les autres Renonçants (śramaṇa) se sont retirés, en vivant « dans la forêt » jusqu'à leur mort. Ces dettes ne les concernent donc plus. Ils ont fait le premier pas pour réellement sortir du monde et du cycle des existences (saṁsāra).

Ils restent néanmoins moralement liés à la troisième dette, qui concerne les saints et leurs traditions. Ceux qui renoncent, au titre du principe de saṃnyāsa, sont dignes de respect et par conséquent des champs d’offrandes ou d’aumônes du point de vue de la société. Donner de la nourriture à un saint/renonçant, c’est s’acquitter d’une des trois dettes. Même sans être des « saints » appartenant à la tradition védique/brahmanique, les śramaṇa bouddhistes etc. profitent de la générosité des membres de la société. Du point de vue śramaṇa, cela ne constitue cependant pas un endettement envers les donateurs, puisqu’ils fournissent aux donateurs opportunité de se créer du bon karma (qu’ils définissent à leur manière), et de s’acquitter d’une des trois dettes. Un saint est un saint, quel que soit son appartenance, si celle-ci est tolérée par les rois, les conseillers royaux et les prêtres royaux.

Il n’est pas besoin de savoir si le « saint » spécifique, en lequel on investit, « réussit » ou non, pour participer au mérite (puṇya). Donner aux « saints » ou à ceux qui en ont l’aspect extérieur est un acte religieux. Recevoir des dons au titre de cette deuxième « dette », créé néanmoins une obligation pour le saint qui en est l’objet. Abandonner son projet est considéré comme une dette non acquittée et l’endommagement de son voeu, par le futur Bouddha (voir ch. IX, Buddhacārita). « Connaître la vérité » (l’éveil) semble effacer toutes les dettes, selon notre jeune prince, ou impliquer l’acquittement de toutes les dettes.

Surtout, si un Bouddha pratique le don du Dharma, ce qui ne semblait pas aller de soi pour le Bouddha fraîchement éveillé. La liberté, cela se mérite (acquittement des trois dettes), ou cela se prend tout simplement pour les intrépides. Quitter sa famille, son fils, ses parents, renoncer à son devoir royal, ignorer l’acquittement de sa triple dette envers la société, et après l’éveil ne pas se sentir obligé de faire le don du Dharma à autrui, c’est-à-dire à ceux qui vous ont nourri. Il faut avoir un sacré culot ! C’est une certaine idée de la liberté. « Seul Dieu n'a besoin de rien. Ni de nous, d'autant moins de lui-même.» V.Holan

Mais le Bouddha a finalement cédé à la demande d’un dieu (Śakra). Ce n’était pas un ordre, car le Bouddha n’obéit pas aux dieux. Puis, il s’est engagé dans le monde, en montrant la sortie du monde et du cycle des existences. Il y a une radicalité indéniable en tout cela.

Cela continue avec son premier enseignement qui portait sur le développement du dégoût (aśubha-bhāvanā), nécessaire pour quitter le monde. A la suite de son enseignement, cinq cents moines se seraient suicidés (Vesali sutta, Samyukta-āgama 809[3]), ce qui aurait conduit le Bouddha à modifier le code monastique (Vinaya), et à plutôt enseigner l’attention au souffle (donc pas son premier choix). Le « suicide lent » était pourtant une méthode utilisée pour mortifier le corps et purifier le mental par les Jaïns (mort par le jeûne, santhara). On en trouve encore des traces dans le bouddhisme même (p.e. Sokushinbutsu).

Quand, lors de sa pratique de mortification, le futur Bouddha est près de la mort, il endommage en quelque sorte le vœu du jeune prince en revenant sur sa décision. Ou plutôt, il juge que la méthode de libération utilisée par les Renonçants ne conduit pas à la connaissance de la vérité. Ses anciens compagnons, qui le voient toujours vivant, en tant que Bouddha, prennent ce changement comme une sorte de trahison de leur engagement et méthode. Comment peut-on être libéré quand le corps physique est toujours vivant ?

Cinq ascètes jaïns

Ce petit pas en arrière du futur Bouddha constitue la voie du milieu, entre la vie pleinement engagée et l’ascèse extrême[4], qui aboutit à la mort du corps physique. Il faut avoir un sacré aplomb, après ses trahisons en série, de se déclarer libéré, éveillé, et ne devant plus rien à personne, ni aux ancêtres, ni aux saints, ni aux dieux, ni aux Renonçants. On ne le voit même pas rendre hommage aux Bouddhas qui l’ont précédé, et qui auraient ouvert la voie, selon la tradition bouddhiste ultérieure.

Cette indépendance d’esprit, cette radicalité, cette liberté, cet aplomb, on ne les voit plus chez les descendants du Bouddha, qui se réclament de lui, de ses paroles, de ses méthodes. Le Bouddha aurait formulé des règles à suivre, une doctrine, une pratique, que ses disciples suivent conformément, pour devenir comme le Bouddha…

Le bouddhisme enseigne même ce qui est bien à penser (kuśala) ou pas bien à penser (akuśala). Il enseigne notamment comme une vue fausse (skt. mithyādṛṣṭi P. micchā diṭṭhi tib. log lta), celle que le bouddhisme pāli attribue au Renonçant « matérialiste »[5] Ajita Kesakambalin. C’est une vue qui précède apparemment le jaïnisme et le bouddhisme, et qui considère la perception directe, l’empirisme et les inférences conditionnelles comme des sources de connaissance valide (pramāṇa), pratique un scepticisme philosophique en rejetant le ritualisme et le surnaturel (longtemps avant l'orientalisme, Burnouf, le modernisme bouddhiste et les anthropologues pro-religions). Cette vue sera considérée par la tradition bouddhiste comme « extrême » et est appelée « annihilationisme » (ucchedavāda) par elle. Ce que condamne notamment la tradition bouddhiste dans la vue d’Ajita Kesakambalin[6], à en juger par la définition de la vue fausse, ce sont le rejet des devoirs religieux par rapport à la vie suivante, au culte des ancêtres, au mérite rattaché aux offrandes aux saints (prêtres, contemplatifs, …), au culte des dieux, très précisément l’objet des trois dettes mentionnées ci-dessus. La "générosité" dans ce contexte, n'est pas la perfection du don, mais plutôt les dons et les transferts de mérite aux morts, aux ancêtres, les dons pour des raisons religieuses, les dons aux clercs, les offrandes et les sacrifices du culte des dieux.

Le futur Bouddha semble, lors du grand départ du palais, dans une attitude de Renonçant nettement plus extrême que celle de la tradition bouddhiste après lui, qui a réintégré la pratique des trois dettes sous diverses formes.


Jeunes novices bouddhistes (Gandhara),
bien avant la recherche d'un corps immortel

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Should India's Jains be given the choice to die? Soutik Biswas, 21 August 2015, BBC


[1] Nous sommes dans une monarchie, où le roi tire son autorité de la religion, chargée entre autres du culte du roi dans le temps et dans l’espace du royaume.

[2] 55. ―A man discharges his debt to his ancestors by begetting offspring, to the saints by sacred lore, to the gods by sacrifices; he is born with these three debts upon him, — whoever has liberation (from these,) he indeed has liberation.
naraḥ pitṛṇāmanṛṇaḥ prajābhirvcdairṛṣīṇaāṁ kratubhiḥ surāṇam | utpadyate sārdhamṛṇaistribhistairyasyāsti mokṣaḥ kila tasya mokṣaḥ || 9.55 (9.65)
lha yi mchod sbyin drang srong rnams kyi rig byed dang //
pha yi bu lon med pa bu rnams kyis te mi//
gang gi zhe grol ba yod pa de yi thar pa zhes//
bu lon gsum po de dang lhan cig skyes pa'o// 55

[3] Voir The Mass Suicide of Monks in Discourse and Vinaya Literature, Anālayo

[4] Voir Comment les enseignements du Bouddha se distinguent du Brahmanisme et du Sramanisme

[5] Du mouvement des Cārvāka ou Lokāyata.

[6] « Ajita Kesakambalin me dit, 'Grand roi, rien n'est donné, rien n'est offert, rien n'est sacrifié. Il n'y a ni fruit ni résultat des bonnes ou des mauvaises actions. Il n'y a ni ce monde, ni le monde à venir, ni mère, ni père, ni êtres renés spontanément ; ni prêtres ni contemplatifs qui, se portant bien à juste titre et pratiquant à juste titre, proclament ce monde et le prochain après l'avoir directement connu et réalisé par eux-mêmes. Une personne est un composé de quatre éléments primaires. A la mort, la terre (dans le corps) retourne à et se fond dans la substance-terre (extérieure). Le feu retourne à et se fond dans la substance-feu extérieure. Le liquide retourne à et se fond dans la substance-liquide extérieure. Le vent retourne à et se fond dans la substance-vent extérieure. Les facultés des sens s'éparpillent dans l'espace. Quatre hommes, avec la bière pour cinquième, portent le cadavre. Ses éloges ne résonnent pas plus loin que le charnier. Les os deviennent couleur pigeon. Les offrandes finissent en cendres. La générosité est enseignée par des idiots. Les paroles de ceux qui parlent de l'existence après la mort sont fausses, bavardage vide de sens. A la dissolution du corps, les sages et les fous tout pareil sont annihilés, détruits. Ils n'existent pas après la mort.' » Samaññaphala Sutta, Les fruits de la vie contemplative