La plupart des écoles des auditeurs se sont développéess pendant le 2ème et 3ème siècle après le départ du Bouddha, soit 1-2 siècles avant notre ère.[1] L’école des Vātsiputrīya (fondée par l’Ancien Vātsiputra), dérivée des Stharavādins (« Anciens ») (peu avant le règne d’Aśoka), mérite notre attention à cause de sa doctrine particulière appellée « personnalisme » (S. pudgalavāda). Plus tard, une autre école, Sāṃmitīya (fondée par l’arhat Saṁmita), la rejointe dans cette doctrine et deviendra la principale des deux. Le pélerin chinois Hsüan-tsang/Xuanzang (c. 602 – 664) avait dressé la liste de la présence des Sāṃmitīya, qui était considérable,[2] et il avait ramené en Chine 15 volumes de textes de leur Tripiṭaka. Un des textes des Sāṃmitīya était le Sāṃmītya-nikāyaśāstra (qui aurait déjà été traduit au 3-4ème siècle sous le titre de San-mi-ti pu lun) et traite de la théorie du pudgala, ou de l’individu indéfinissable (S. avaktavya pudgala).
« Elle admettait un Pudgala, c’est-à-dire un individu, une personne tout en reconnaissant qu’il n’est ni identique aux éléments, car il serait susceptible d’anéantissement (uccheda) ; mais il n’est pas autre que les éléments car il serait éternel (śāśvata) et donc inconditionné (asaṃskṛta). »[3]Un des suttas clé de cette école est le Discours sur le porteur de fardeau (Bhāra sutta) où les cinq éléments constituent le fardeau et le porteur est « telle personne (pudgala) de tel nom et de tel clan ».
« Pour les Vātsīputriya-Saṃmatīya cette personne est le seul dharma à transmigrer (saṃkrāmati) de ce monde-ci dans l’autre monde, et il semble bien que ce soit à eux que l’on puisse attribuer la curieuse théorie de la « non-destruction » (avipraṇāśa) destinée à expliquer le mécanisme de la rétribution. L’acte bon ou mauvais périt aussitôt né, mais non sans avoir déposé sans son agent une « non-destruction » de lui-même, comparable à une reconnaissance de dette et véritable droit au fruit. Cet avipraṇāśa est un dharma dissocié de la pensée ; neutre du point de vue moral, il peut affecter aussi bien le pécheur que le saint. Il continue d’exister tant qu’il n’a pas donné son fruit dans l’un des quatre mondes : kāma, rūpa, ārūpya ou anāsrava-dhātu (T. zag med khams). Il n’agit plus quand il a donné son fruit ou quand on échappe à son fruit en accédant à un monde supérieur à celui dans lequel il aurait dû normalement fructifier.Le Sāṃmītya-nikāyaśāstra, mentionné ci-dessus, traite de quelques sujets caractéristiques de cette école, qui avaient donné lieu à de contreverses véhéments : la part indestructible (avipraṇāśa) qui porte le karma, la personne (pudgala) et l’existence intermédiaire (S. antarābhava T. bar do). Le texte donne les arguments des uns et des autres pour ou contre ces trois thèses de l’école. La thèse de la part indestructible, porteuse de karma, permettrait à des personnes spirituellement avancées (S. ārya T. ‘phags pa) d’atteindre le parinirvāṇa sans reprendre naissance. Ces trois thèses ont pour but de soutenir l’idée de la transmigration et d’un karma se transmettant d’une existence à une autre et tentent de donner des réponses aux problèmes soulevés par cette idée par rapport à la thèse centrale du bouddhisme, l’absence d’un principe individué, porteur du fardeau (P. anatta).
Toutes les écoles bouddhiques se sont liguées contre le Pudgala indéfinissable des Vātsīputriya-Saṃmatīya, où elles soupçonnaient une réhabilitation de l’ātman des hérétiques et qu’elles jugeaient entaché de la croyance au moi (satkāyadṛṣṭi) condamné par le Buddha. De deux choses l’une : ou le Pudgala existe comme entité (dravyatas T. rdzas su, substance) et il sera éternel -, ou il existe comme désignation (prajñāptita T. tha snyed du) et alors tous les bouddhistes sont d’accord. »[4]
Que se passe-t-il au moment de la mort ? Selon les adversaires des Sāṃmītya :
1. Seuls les cinq agrégats sont transférés d’une existence à une autre et la conscience (vijñāna) et les actes (karma) déterminent la destinée.Les réponses des Sāṃmītya :
2. Seule la personne (pudgala) passe d’une existence à la suivante, sans les agrégats.
3. Ceux qui sont nés ne renaîtront pas. Personne ne transmigre, car selon le Bouddha, il existe de nouvelles personnes divines, qui reçoivent un nom en fonctions accomplies ici et là-bas. Quand des personnes vertueuses apparaissent dans le monde, nombreux sont ceux qui se rejouissent du bonheur qu’elles amènent. [théorie curieuse, dont je ne connais pas l’origine].
1. Quand les agrégats disparaissent, le pudgala est transféré par le biais d’une existence intermédiaire (antarābhava) et prend naissance dans une autre destinée. Seul l’œil divin est capable de déceler l’existence intermédiaire.Il semblerait admis parmi les Sāṃmītya, qu’il y ait bien transmigration du pudgala porteur de karma vers une autre destinée, par le biais d'une existence intermédiaire, qui passerait par l’appropriation d’agrégats intermédiaires. Le moment suivant l’abandon des agrégats anciens, les agrégats intermédiaires apparaissent. Les deux ne coexistent donc pas.
2. Il est impossible de dire que ce serait la personne seule qui va vers une autre destinée, puisque l’opinion selon laquelle il existe une personne réelle séparément (des agrégats), qu’elle soit éternelle ou non, est une vue erronée (mithyādṛṣṭi T. log lta).[5]
Les adversaires des Sāṃmītya objectent que le Bouddha n’avait jamais enseigné une existence intermédiaire ; qu’il n’y avait pas d’autre destinée que les cinq (plus tard six) destinées (gati T. ‘gro ba), ni de karma conduisant à l’existence intermédiaire ; que la naissance dans l’enfer d’Avici est immédiat sans passer par une existence intermédiaire ; qu’il est impossible de concevoir la production d’éléments qui ne sont ni identiques ni différents des éléments de l’existence au moment de la naissance (upapattibhava) ; que le Bouddha donne bien les caractéristiques des cinq destinées, mais pas de l’existence intermédiaire ; et que la naissance à lieu le moment qui suit le décès du corps actuel.
Pour les Sāṃmītya, le stade intermédiaire entre la mort et la naissance est bien une existence intermédiaire. Et le Bouddha enseigne qu’il faut abandonner tout attachement au stade intermédiaire (1) ; il parle bien d’un individu composé d’un corps mental (manomayakāya), de la soif (tṛṣṇā) et de l’appropriation (upādāna) (2) ; que Celui-qui-ne-reviendra-plus (anāgāmin) atteindra le parinirvāṇa à partir de l’existence intermédiaire (3) ; l’idée qu’un corps subtil est nécessaire pour atteindre l’autre existence, puisque le corps grossier ne l’atteindra pas (4) ; que l’œil divin voit l’existence intermédiaire, car il voit l’apparition et la disparition des êtres (5) ; que le Bouddha mentionne l’existence du gandharva, comme un des trois éléments de l’embryon (6) ; que l’existence intermédiaire est nécessaire pour que des rapports mutuels puissent exister entre la mort et la (re)naissance (7) ; que les graines produisent les semis et les semis produisent les graines (8) ; que le bodhisattva descend de Tuṣita pour entre la matrice de sa mère et devenir un bouddha (9) ; et qu’il y a un changement de conscience (citta) au moment de prendre une nouvelle naissance, ce qui ne serait pas possible sans l’existence intermédiaire.[6]
De nouveau, les critiques des adversaires semblent assez pertinents.
1. Le stade intermédiaire est bien constitué des six consciences (vijñāna), mais pas d'une existence intermédiaire.Comme on peut le voir, l’existence d’un stade intermédiaire entre la mort et la naissance est généralement admise, mais pas celle d’une véritable existence intermédiaire (S. antarābhava T. bar do), qui est une thèse Personnaliste (Pudgalavādin). Cette thèse a cependant connu un grand succès au Tibet, où elle a donné naissance à un corpus d’instructions relatives au passage de la vie à la mort, de la mort à l’existence intermédiaire et de celle-ci à la libération ou à une naissance humaine propice. Ces instructions, connues en occident sous le nom « Livre tibétain de la mort » s’intégraient bien dans les pratiques post-mortem existantes, destinées, initialement, plus particulièrement à la classe royale. Voir aussi le billet Le sixième en plus des cinq, pour une autre application de la théorie d'un porteur d’agrégats... ou de tathāgatas pour ceux qui ont la vision pure.
2. Quand le Bouddha parle de la combinaison du corps mental, de la soif et de l’appropriation, il veut désigner l’attachement à la saveur de la méditation (dhyāna) et la soif, mais pas l’existence intermédiaire.
3. Atteindre le parinirvāṇa pendant le stade intermédiaire ne signifie pas atteindre le parinirvāṇa pendant l’existence intermédiaire.
4. Atteindre l’autre existence peut être comparé à l’apparition d’un ombre ou à l’impression d’être affleuré par quelque chose. C’est de cette façon que « l’existence du moment de la mort » (maraṇabhava) précède l’existence du moment de la naissance (upapattibhava). C’est pourquoi l’existence intermédiaire est superflue.
5. L’œil divin peut percevoir les destinées subtiles, mais pas l’existence intermédiaire.
6. Par Gandharva le Bouddha désigne l’être en route de sa destinée ou qui est guidé par son karma, mais pas l’existence intermédiaire.
7. Des rapports mutuels peuvent être manifestes entre « l’existence du moment de la mort » et « l’existence du moment de la naissance », mais pas entre « l’existence du moment de la mort » et l’existence intermédiaire.
8. L’idée de graines et de semis (seeds and seedlings) est dangereuse pour votre position, car selon cet exemple, si, en quittant l’existence humaine, on reprenait une existence intermédiaire, on ne reprendrait pas naissance dans une autre existence humaine.
9. Votre citation est incorrecte. L’éveil du bodhisattva a lieu quand il devient un bouddha, c’est-à-dire entre le moment où il est un bodhisattva et celui où il devient un Bouddha, mais pas dans l’existence intermédiaire.
10. Le changement de moment de conscience (citta) qui se produit au moment de la (re)naissance est somme dans l’exemple suivant : on rêve de Pañca-Mathurā et on perçoit Mathurā aussitôt ; il n’y a pas de pays intermédiaire. Cela prouve qu’il n’y a pas d’existence intermédiaire.
MàJ 110412 :
34. La renaissance en tous lieux est simultanée
— Nâgasena, de deux hommes qui meurent ici et dont l'un renaît dans le monde de Brahmâ, l'autre au Kachmir, lequel arrive le plus vite ?
— Tous deux arrivent en même temps.
— Donne-moi une comparaison.
— Quel est ta ville natale, mahârâja ?
— Le village de Kalasi.
— Quelle distance y a-t-il d'ici à Kalasi ?
— Deux cents yojanas.
— Et d'ici au Kachmir ?
— Douze yojanas.
— Pense à Kalasi.
— C'est fait.
— Pense maintenant au Kachmir.
— C'est fait.
— Auquel as-tu pensé le plus vite ?
— J'ai pensé aux deux endroits dans le même temps.
— C'est ainsi qu'on renaît en même temps dans le monde de Brahmâ et au Kachmir.
LES QUESTIONS DE MILINDA (MILINDA-PAÑHA)
Traduit du pali (Paris 1923), avec introduction et notes, par Louis FINOT (1864 - 1935)
MàJ 120412
L’école des « anciens » et du Bön éternel ont chacun un livre des morts. Le tertön Karma Lingpa (T. kar ma gling pa, né autour de 1350) a redécouvert un cycle d’enseignements intitulé Autolibération de la Pensée des divinités paisibles et courroucées (T. zhi khro dgongs pa rang grol) auquel appartiennent les fameuses instructions pour l’état intermédiaire post-mortem qui libèrent par l’ouïe (T. bar do thos grol). Ce cycle d’enseignements est attribué à Padmasambhava. Le cycle d’enseignements du Bön éternel avait été redécouvert par le tertön Rikdzin Kundröl Drakpa (T. rig ‘dzin kun grol grags pa né en 1700 [7]). Ce tertön avait eu une série de visions de Dampa Rangdröl (Dam pa rang grol né en 1149[8]) qui lui transmit (T. dgongs gter) le cycle, qui porte comme titre Lampe éclairant la libération par l’ouïe dans l’état intermédiaire (T. snyan brgyud bar do thos grol gsal sgron chen mo). Nous retrouvons le terme « transmission orale » (T. bsnyan rgyud). Dans tous les cas de figures des transmissions orales, celles-ci comblent un certain lapse de temps où l’enseignement avait disparu.
Article de Jean-Luc Achard présentant les enseignements du Bardo de manière traditionnelle.
***
Illustration : abeille transférant le pollen d'une fleur à une autre
[1] Histoire du bouddhisme indien, Lamotte, p. 574
[2] The Literature of the Personalists of early Buddhism, Bhikshu Thich Thiën Châu p. 14
[3] Lamotte, p. 674
[4] Lamotte p. 675
[5] Bhikshu Thich Thiën Châu p. p. 109
[6] Bhikshu Thich Thiën Châu p. 113
[7] Jean-Luc Achard“Kundröl Drakpa et la tradition du Bönsar”, Dzogchen Bulletin, no. 19, p. 4-8, Khyung-mkhar, 2003.
[8] Selon Jean-Luc Achard, dans Bonpo Hidden Treasures : Dam pa rang grol (1038–1096
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