Deux nouveaux livres ont retenu mon attention sur une page FB de Dharma Ebooks, un site de livres électroniques religieux lancé en 2017 par le 17ème Karmapa Ogyen Trinley Dorje (OTD). Il s’agit de deux textes de rituels composés en 2024.
Rituel pour guider les défunts ("Porte du Sud") avec Cakrasaṃvara (བདེ་མཆོག་ལྷོ་སྒོའི་ཆོ་ག)
Rituel d'investiture (ཁྲི་མངའ་གསོལ་གྱི་ཆོ་ག)
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Inauguration de Dharma Ebooks 2017 (youtube) |
La persistance, en plein XXIe siècle, de l’imaginaire et de l'idéal théocratique dans le bouddhisme tibétain m’interpelle. Ces deux textes ont été composés pour de différents besoins, afin de combler à un manque des rituels existants.
Karma Dondrub, le père du 17ème Karmapa, est décédé en 2024, et son incinération a eu lieu en août 2024 au Tibet. C’est à cette occasion, et suite à un rêve particulier (gzim lam), que le 17ème Karmapa a fait un Rituel de guidance vers Sukhāvatī (dag pa'i zhing du 'phen pa) avec Cakrasaṃvara, alors qu'il avait initialement envisagé de le faire avec Avalokiteśvara. Sukhāvatī est la Terre Pure d'Amitābha à l'ouest. Avalokiteśvara est un bodhisattva/divinité de kriyātantra, et Cakrasaṃvara, une divinité de classe supérieure (anuttarayoga tantra).
Dans le texte du rituel, les bodhisattvas à Sukhāvatī s’étonnent de voir arriver quelqu’un par des moyens de tantras supérieurs. Le défunt est accueilli par les bodhisattvas, dont un qui s’interroge sur le nouvel arrivé.
"Le bodhisattva enquête : d'où est-il né ? où est-il né ? par quelle cause est-il né ? Il découvre qu'il est né de Jambudvīpa vers la terre pure de Sukhāvatī par le pouvoir des rituels tantriques."C’est à cet effet, que le nouveau rituel de guidance vers Sukhāvatī contient une courte initiation du Cakrasaṃvara anuttarayoguique. Le Rituel cite le tantra racine de Cakrasaṃvara (chapitre 51) :
"Ema ho ! Ô guide Śākyamuni ! Comme tes actions d'éveil sont merveilleuses ! Car les êtres tombés dans les destinées infortunées sont rapidement libérés comme l'éclair !"
"Ema ! Comme les bénédictions des mantras des Bouddhas sont extraordinaires ! Car les êtres tombés dans les destinées malheureuses renaissent ainsi rapidement dans les sphères divines ![1]"
"Au moment du transfert (pho ba, saṃkrānti) des yogis,En plus des rituels de renaissance à Sukhāvatī davantage connus, celui-ci permet aux défunts de recevoir une initiation post-mortem et, fraîchement initiés, d’être guidés vers les Khecarī (mkha’ spyod), en théorie. Ou sinon pour passer le pont. Ce qui est une nouveauté pour moi, est la possibilité d’initier l’âme du défunt. Si le défunt était un tāntrika, cela permettrait de purifier ses samaya et voeux endommagés, et cela purifierait du même coup l’officiant du rituel…
Le Glorieux Buveur-de-Sang (khrag 'thung dpal, Heruka), Vajrayoginī (rdo rje rnal 'byor ma) et les autres,
Tenant dans leurs mains de fleurs colorés,
Et diverses bannières et étendards de victoire,
Accompagnés des sons de divers instruments de musique
Et d’offrandes de chants variés,
Cette conception appelée 'mort',
Est conduite au royaume de Khécara (mkha' spyod gnas)[2]."
“Il faut accomplir le maṇḍala des trois [aspects] - génération de soi comme la divinité, génération de la divinité en face et génération de la divinité dans le vase - de quelque divinité d'élection que ce soit, faire les offrandes, etc. En particulier, si l'on confère l'initiation au défunt, il est absolument nécessaire que [l'officiant] lui-même soit engagé dans [la pratique] et ait reçu l'initiation. Même si l'on ne confère pas l'initiation [au défunt], pour accomplir un rituel comme celui de la “Porte du sud”, l'officiant du rituel doit impérativement avoir des samayas et des vœux parfaitement purs. Car, en raison des circonstances actuelles de lieu et d'époque, les transgressions racines surviennent très facilement, et cette prise d'initiation pour restaurer les samayas et vœux dégradés est donc indispensable. Cependant, si soudainement un cas spécial particulier se présente, [on peut recourir à] la Visualisation des cinq divinités de Cakrasaṃvara (bde mchog lha lnga'i mngon rtogs[3]) composée par le 8ème Karmapa.”La deuxième publication est un Rituel d'investiture pour un “grand tulku” (mchog sprul). La reconnaissance et l'intronisation de tulkus a explosé en exil ("tulku boom"), depuis l’invasion chinoise (1959). La lignée de pratique Karma Kamtsang, bien qu'étant historiquement une source du système des tulkus, ne semblait guère posséder de rituels d'intronisation formalisés, à l'exception possible de quelques notes manuscrites de Jamgön Lodrö Thayé.
“Ce [rituel] appelé ‘L'aube du bonheur et de bien-être’ est la cérémonie d'investiture des nobles réincarnations (mchog sprul) sur son trône du Dharma est l'une des œuvres importantes composées par Sa Sainteté le 17e Gyalwang Karmapa[4].Le trône est le centre du rituel d’investiture. L’acte d’intronisation est enraciné dans des précédents historiques, comme l'intronisation du Roi Trisong Deutsen par Padmasambhava ou l'intronisation de Karmapas antérieurs par des empereurs[6]. Un “grand tulku” (mchog sprul) au Tibet était un théocrate avec un pouvoir à la fois séculier et spirituel. Ses références théocratiques sont les monarques universels (cakravartin), les “rois de dharma” (dharmaraja, chos rgyal), les rois de Shambala (rigs ldan, Kalki), le roi/empereur Trisong Deutsen. Puis, les grands théocrates historiques des diverses lignées.
Bien que le système des tulkus (réincarnations) soit répandu dans toutes les écoles du Tibet - Sakya, Gelug, Kagyu et Nyingma - les rituels d'intronisation autonomes sont extrêmement rares. En particulier, bien que la lignée de pratique Karma Kamtsang soit historiquement devenue la source du système des tulkus, les rituels d'intronisation des tulkus ne semblent guère apparaître, à l'exception peut-être de quelques notes manuscrites de Jamgön Lodrö Thayé.
Par conséquent, cette année, en raison du grand besoin pour l'intronisation de la réincarnation de Bokar Rinpoché, et suite aux requêtes de Bokar Khenpo Rinpoché et d'autres, Sa Sainteté le 17e Gyalwang a examiné tous les documents pertinents des archives tibétaines : les cérémonies d'intronisation royale, les rituels de longue vie, les rituels d'intronisation, ainsi que d'autres biographies qui clarifient les circonstances liées aux intronisations.
Il a ainsi composé ce [rituel] aux mots et au sens remarquables, dans des versions étendues et condensées appropriées, principalement basé sur les offrandes aux Arhats selon la tradition des soutras, et qui convient à la fois aux pratiques traditionnelles et aux besoins contemporains.
Ceci est une œuvre d’ordre historique, et parce qu'elle sera très nécessaire lors de la reconnaissance et de l'intronisation futures de nombreuses réincarnations de maîtres, lamas et tulkus, nous l'avons maintenant produite sous forme de livre électronique ('phrul deb) et diffusée[5].”
L’investiture est à l’image de la consécration imaginée de Maitreya, “le prince héritier consacré” (abhiṣikta)[7], intronisé comme régent (yuvarāja) par le Bouddha, avant que ce dernier ne descende de Tuṣita pour prendre naissance sur la terre et de conduire sa carrière de Bouddha, comme un “nirmāṇakāya suprême” (mchog sprul), déployant les douze actes caractéristiques d’un Bouddha. Dans le Rituel d’investiture, le “nirmāṇakāya suprême” est “la suprême réincarnation d’un mahāpuruṣa (skyes chen dam pa'i yang srid)”. Un mahāpuruṣa est un “grand homme”.
Tout cela est-il purement symbolique et métaphorique ? Cependant les métaphores programment notre esprit (Lakoff). Quel peut être dans ce l’effet du symbolique impériale ? Ou est-ce "Faire les choses, sans les faire vraiment" ?
Le texte souligne que "ceci est une œuvre de nature historique, et parce qu'elle sera très nécessaire lors de la reconnaissance et de l'intronisation futures de nombreuses réincarnations de maîtres, lamas et tulkus"[8]. L'objectif serait donc, malgré les nombreux problèmes avec des tulkus, de reconnaître et investir de nombreuses réincarnations à l’avenir.
Quelqu’un qui a connu les débuts du bouddhisme tibétain en Europe, malgré tout une période avec une certaine ouverture d’échange et d'adaptation -- peut-être provisoire et stratégique en s’appuyant sur les quatre façons d’attirer le monde (bsdu ba'i dngos po bzhi)[9] -- n’échappe pas à l’impression d’un revirement. Les Tibétains ont de bonnes raisons de vouloir préserver leur culture, même si cela passe souvent par ce que l’on pourrait considérer comme des choix conservateurs et passéistes. La tendance planétaire actuelle semble d’ailleurs leur donner raison... L’Inde de Modi, où se trouvent grand nombre de réfugiés tibétains, et le mouvement Hindutva les poussent également dans ce sens. En faisant abstraction du fait que le bouddhisme tibétain est désormais davantage tourné vers l’Asie, d’un point de vue européen, ce bouddhisme suranné à l’ésotérisme impérial, avec le Kālacakra Tantra comme modèle, pourrait-il encore attirer les jeunes européens ?
***
[1] Rituel pour guider les défunts
byang chub sems dpa' des kyang rang nyid gang nas skyes/ gang du skyes/ rgyu gang gis skyes brtags pas/ 'dzam bu'i gling nas bde ba can gyi zhing khams su sngags kyi cho ga'i stobs kyis skyes par mthong nas/[2] Rituel pour guider les défunts
e ma ho/ shakya mgon po'i/ sangs rgyas mdzad pa ngo mtshar che/ gang phyir ngan song lhung ba yi/ sems can glog bzhin myur du grol/
e ma sangs rgyas rnams kyi ni/ sngags kyi byin rlabs ya mtshan che/ gang phyir ngan song lhung ba yi/ sems can lha gnas myur du skyes/
rnal 'byor pa rnams 'pho ba'i tshe//khrag 'thung dpal sogs rnal 'byor ma//
lag na me tog sna tshogs thogs//
rgyal mtshan ba dan sna tshogs dang
sna tshogs glu yi mchod pa yis//
'chi ba zhes bye rnam rtog 'di//
mkho' spyid gnas su khrid par byed//
rnal 'byor pa rnams 'pho ba'i tshe//
khrag 'thung dpal sogs rnal 'byor ma//
[...] mkha' spyod gnas su khrid par byed/
[4] Rituel d'investiture
skyes chen dam pa'i yang srid chos kyi khri la mnga' gsol ba'i cho ga phan bde nyin mor byed pa'i snang ba zhes pa 'di ni
[5] Rituel d'investiture
skyes chen dam pa'i yang srid chos kyi khri la mnga' gsol ba'i cho ga phan bde nyin mor byed pa'i snang ba zhes pa 'di ni rgyal dbang karma pa sku phreng bcu bdun pa chen pos mdzad pa'i gsung rtsom gal che ba zhig yin cing*/ de yang bod la sprul sku'i lam lugs sa dge bka' rnying thams cad la ma khyab pa med kyang / khri mnga' gsol gyi cho ga rang rkang tshugs pa ni shin tu dkon/ lhag par sgrub brgyud karma kam tshang ni lo rgyus thog sprul sku'i 'byung khungs su gyur kyang sprul sku khri 'don gyi cho ga ni 'jam mgon blo gros mtha' yas kyi gsung zin bris lta bu zhig las phal cher mi snang*/ der brten lo 'dir 'bo dkar rin po che'i yang srid khri la mnga' gsol ba'i don du dgos mkho che bar brten/ 'bo dkar mkhan rin po che sogs kyis bskul ma zhus pa ltar rgyal dbang bcu bdun pas bod kyi yig tshang rnams las rgyal po mnga' gsol dang /brtan bzhugs kyi cho ga /khri mnga' gsol gyi cho ga_gzhan yang khri mnga' gsol dang 'brel ba'i gnas tshul gsal ba'i rnam thar sogs 'brel yod kyi yig cha thams cad la gzigs rtog mdzad nas/ srol rgyun gyi phyag bzhes dang deng dus kyi dgos pa gnyis ka dang mthun pa/ gtso bo mdo lugs kyi gnas brtan phyag mchod la sbyar ba'i cho ga rgyas bsdus 'tshams la tshig don rmad du byung ba 'di nyid mdzad/ 'di ni lo rgyus rang bzhin gyi gsung rtsom yin cing / 'byung 'gyur bstan bdag bla sprul mang po'i yang srid ngos 'dzin dang mnga' gsol bgyi ba'i skabs dgos mkho che ba'i phyir da res nga tshos 'phrul deb tu bzos nas 'grems spel zhus yod/
[6] Le texte mentionne également que les Karmapas précédents, à partir du 2ème Karmapa, furent intronisés comme 'Roi du Dharma des trois royaumes' et reçurent des couronnes d'empereurs chinois et mongols, comme l'Empereur Ming.
[7] Mantras et mandarins, Michael Strickmann, p.85
[8] Rituel d'investiture
[7] Mantras et mandarins, Michael Strickmann, p.85
[8] Rituel d'investiture
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