jeudi 14 janvier 2021

"Faire les choses, sans les faire vraiment"

Chogyam Trungpa et Major John Riley Perks

S’il y a un lac, les cygnes y iront”, disait le seizième Karmapa en 1976, quand on lui demanda la raison de sa visite aux Etats-Unis[1]. Ce lac, la réceptivité de l’Occident par rapport à la sagesse orientale dans sa forme bouddhiste tibétaine, ne s’est pas formé spontanément. L’Occident s’est progressivement ouvert à la “sagesse orientale”, puis bouddhiste, et notamment bouddhiste tibétaine. Le chemin avait été préparé par les Lumières, les anti-lumières ou contre-lumières, l’intérêt pour l’Inde comme berceau de la religion des Aryens et pour la réincarnation, la naissance de la théosophie et son intérêt pour les maîtres cachés (mahatma) du Tibet, son projet d’une religion universelle, le renouveau tantrique en Chine républicain, les yeux spirituels se tournèrent vers le Tibet, etc. Au niveau géopolitique, le Tibet suscitait des intérêts et subit des invasions, d’abord britannique, puis chinoise (1951-1959). Des “mahatmas” tibétains s’exilaient en Inde, avec une partie du peuple tibétain, où des jeunes occidentaux, à la recherche de nouvelles portes de la perception, pouvaient les rencontrer. Assez rapidement, les cygnes furent invités à visiter des lacs, dont ils ignoraient quasiment tout, puis à s’y installer.

Il est sans doute assez naturel que des intellectuels spirituels d’un peuple, qui vient de perdre sa terre, cherchent à faire ailleurs ce qu’ils faisaient chez eux. Une part de nostalgie, une part de survie, de nouveaux moyens de subsistance, de nouveaux réseaux, de nouvelles ressources humaines, mais toujours guidés par la même idéologie théocratique.

Les convertis occidentaux, sortant à peine de la période hippy et en pleine libération sexuelle, n’étaient pas très portés sur une vie monastique célibataire, mais rêvaient d’avoir accès aux enseignements ésotériques des “mahatmas” tibétains, de devenir des yogis comme Milarepa, et de pratiquer le yoga sexuel comme Padmasambhava et Yéshé Tsogyel. Se libérer par le désir et le sexe, selon les tibétains ce serait possible !

Les “mahatmas” tibétains furent donc accueillis les bras ouverts. D’abord, ils furent installés dans des “centres” de ville, puis dans des “centres” plus grands à la campagne, où l’on pouvait faire des grandes réunions, de cérémonies, d’initiations, de retraites, etc. Il fallait construire de l’accommodation, un temple, un stupa, des centres de retraite, un institut d’études, etc., puis de nouveau de l'accommodation, etc. Des “antennes” furent créées dans d’autres villes, et si celles-ci se développaient, à proximité, un centre plus grand à la campagne. On entendait le bruit des bétonneuses à longueur de journées autour des “lacs”.

Tout cela dans l’intérêt de la diffusion du Dharma, les occidentaux ayant leurs propres idées sur la question, et les tibétains les leurs. Sans l’infrastructure nécessaire (“lac”), les cygnes ne pourraient pas diffuser le Dharma. La pratique de la méditation (śamatha et vipaśyanā, le désapprentissage de la pensée), les rituels quotidiens, et le pouvoir de transmutation du vajrayāna permettaient d'associer progression immobilière et progression spirituelle, le karmayoga était leur bébé. Occidentaux et Tibétains, mains dans les mains, marchant à grand pas vers l’éveil.

J’avais abandonné le navire, ou plutôt le radeau, peu avant 1990, et avant le prix Nobel du Dalaï-lama en 1991. Il paraît que cet événement, et l’engouement mondial pour le bouddhisme tibétain auquel il avait donné suite, avait contribué à donner des ailes à certains.

Visite de Dilgo KR en 1976, juste avant la grande transformation

En 1976, après la première visite de Dilgo Khyentsé Rinpoché aux Etats-Unis, “Major” John Riley Perks, qui était déjà au service de Trungpa et qui s’était occupé de Dilgo KR, devint officiellement le butler de Trungpa à Kalapa Court[2]. Cette visite semble avoir considérablement inspiré Trungpa, qui allait désormais endosser le rôle du Maître-roi. Perks raconte, comment en arrivant à Vajradhatu en 1973, les disciples de Trungpa l’appelaient “Rimp” (court pour Rimpoche), et parfois même “Rimp the Gimp” (à cause de son côté gauche paralysé). Perks fut le premier à l’appeler “Sir”. 1976 semble donc être l’année de naissance de la Cour de Kalapa, et indirectement du projet Shamballien.

Pourquoi Kalapa ? Selon le grand commentaire du Kālacakra Tantra par le grand Mipham[3], le pays de Shambala se situait au nord de la rivière Sita, et était divisé par quatre chaînes de montagnes. Le palais des rois universels Rigden était construit au sommet d’une montagne circulaire. Il s’appelait Kalapa, s’étendait sur plusieurs miles et avait un parc au centre[4]. Les choses ont très rapidement changé. Major Perks le butler raconte :
I was happily energized, creating this important part of Shambhala, the enlightened society. We purchased a copy of Debrett's Correct Form, an inclusive guide to everything from drafting a wedding invitation to addressing an archbishop. Also, of course, we obtained Emily Post's and Amy Vanderbilt's books on etiquette. A set of silver was donated, as were place mats, table linen, china, crystal, candlesticks, silver tea sets, napkins, serving trays, salt-and-pepper sets, place-card holders, oyster forks, and butter knives.
 
Hippies and beatniks, who one week earlier had been seen in jeans and tie-dyed shirts and sporting long hair and beards, were now outfitted in charcoal pinstriped three-piece suits or blue blazers with gray flannels for the afternoon. Evening wear was a tuxedo or evening gown, with hair trimmed, nails cleaned, and shoes polished.
 
In afternoon tea lessons we learned that a servant never enters the room at tea time unless rung for and that the hostess asks, preferably with an Oxford accent, "How do you like your tea, one lump or two?" We learned to serve tea sandwiches, pastries, slices of layer cake, pate de foie gras, gingerbread, and biscuits.
 
Just two weeks earlier, any one of us might have been discovered lying nude on the beach, smoking pot and stoned out of his or her mind. Now we remembered our grandparents' trunk in the attic and out came the forgotten string of pearls, the diamond ring, the gold pocket watch, and the silver teapot. Truly a gracious tea!
 
The Prince let it be known that smoking pot was out. Drinking wine and knowing when to use red, white, rose, or brandy was in, along with cigars and cigarettes with jewel-encrusted holders. Two weeks earlier you might have been at an orgy, drunk out of your mind, copulating under a table to the sound of rock music. Now you were dancing to a Strauss waltz in a room where servants carried trays of hors d'oeuvres and champagne in fluted glasses
.”
Perks et Trungpa au Texas (photo dans le livre de Perks)

Cela commence de façon assez ludique, mais une partie du “jeu” est de prendre tout cela très au sérieux. Trungpa avait rédigé un petit guide pour les Kasung (gardes de Trungpa), qui contenait 8 règles.
1. Have confidence to go beyond hesitation
2. Alert before you daydream.
3. Mindful of all details. Be resourceful in performing your duties
4. Fearless beyond idiot compassion
5. Warrior without anger
6. Not afraid to be a fool
7. Invisible heavy hand
8. Be precise without creating a scene
"It will help later on", Trungpa et Perks (photo livre de Perks)

Cela permettait de “faire les choses, sans les faire [vraiment]” (“you do it, but you don't do it”). Pour impressionner ses étudiants, Trungpa prenait parfois un rasoir qu’il léchait de sa langue, en la courbant même sur le fil du rasoir. “Tu vois Johnny, tu le fais, mais tu ne le fais pas[5]. On s’habille en butler et en soubrette, et on fait à longueurs de journées ce que font les butlers et les soubrettes, mais pas entièrement pour de vrai. Idem pour les gardes de Trungpa, se déguisant en militaires. Trungpa lui-même joue qu’il est un maître, et s’habille et se comporte comme un maître. Vu de l’extérieur, on pourrait croire qu’il s’agisse d’une ordinaire relation maître-esclave/serf/serviteur, mais ce serait manquer l’astuce du “mais pas vraiment”. En outre, la règle 6 précise de ne pas avoir peur de passer pour un con. Cela fait partie du difficile travail sur l’ego.

Le faiseur de rois Dilgo KR et Sakyong Trungpa en 1982 ?

A la deuxième visite de Dilgo Khyentsé R aux Etats-Unis en 1982, tout ce beau monde est prêt pour assister à l'intronisation de Trungpa comme Sakyong, Rigden, Cakravartin. Dilgo Khyentsé R. se servait du même rituel que celui avec lequel il avait intronisé le roi du Bhoutan. “You do it, but you don't do it”.

Sakyong Mipham et Trungpa

Encore une chose. Tout le monde ne peut pas être un Maître-roi. On a beau pratiquer, “s’éveiller”, devenir un maître à son tour ; pour devenir un véritable “dictateur spirituel” comme le disait Trungpa, il faut avoir du sang royal. Il faut descendre d’une famille royale. Le clan Mukpo, auquel appartenait Trungpa, descendrait du roi légendaire Guésar de Ling. Dame Diana Pybus, la femme de Trungpa, aurait du sang Habsbourg (orthographié Hapsburg chez les Trungpistes…) dans ses veines. En entrant à Kalapa Court, on était priés de laisser sa carte de visite dans un bocal en argent sur la table “Hapsburg” dans le hall. Le prêtre royal Dilgo Khyentsé R. descendrait du roi tibétain Trisong Détsen (8ème siècle) et son père était un ministre du roi de Dergé. Tout était donc en règle. Pour le régent vajra américain, un simple roturier suffisait, en attendant le règne du fils de Trungpa, le Sakyong Mipham, dont le père aurait souhaité qu’il soit un tulku de Mipham, l’auteur du commentaire du Kalacakra. Tout cela ne manque pas de don-quichottisme, d’idéologie Nation-Roi-Religion, de snobisme et d’arrivisme, et, vu de l’extérieur, de puérilisme. Pour s’en faire une idée, lire The Mahasiddha and His Idiot Servant de John Riley Perks. 

Campement Kasung à Magyal Pomra 2008

La docilité et l’obéissance (meekness), mais tout en jouant (you do it, but you don't do it) la relation maître-esclave, servait à se débarrasser de son ego. Butlers et militaires pour les hommes, soubrettes et escort girls pour les femmes. Ceux qui résistaient et avaient peur de paraître ridicules avaient encore du travail à faire. Pour faire partie de cette société éveillée, il fallait accepter les règles, toutes les règles.

***

MàJ02112021 “On another trip to the United States, Trungpa Rinpoche came with hundreds of students to welcome Dilgo Khyentse in the airport near Boulder; the cars all carried flags right and left. Rinpoche stayed at Marpa House and gave a few empowerments and reading transmissions. The main ceremony during his stay was the enthronement ofTrungpa Rinpoche as King of Shambhala, which was done with great pomp and grandeur at Dorje Dzong. Trungpa in return gave Dilgo Khyentse the rank and emblems of a general of Shambhala. Each of his attendants also got an official rank in the Shambhala army. When we returned to his room, Khyentse Rinpoche said, 'Attach my emblem to the cloth wrapper of my daily chant book:' After a few days it disappeared.”

Brilliant Moon The Autobiography of Dilgo Khyentse by Dilgo Khyentse, Ani Jinba etc. p.218

[1] How the Swans Came to the Lake: A Narrative History of Buddhism in America (1992), Rick Fields

[2]Sometime after Khyentse Rinpoche's visit, Trungpa Rinpoche asked me to organize his household in a small house at 7th Street and Aurora, which had also been the home of Scott Carpenter, the astronaut. This house was rented for a year by Vajradhatu, the Buddhist church. In residence would be Trungpa Rinpoche; his young son, Osel Mukpo; David Rome, Rinpoche's secretary; and myself. Max King would be the chef, but he would live elsewhere with his wife. When I asked Rinpoche about how formal he wanted this household to be, he replied, "As formal as you can make it.
He also added, "You should open it up and invite other people to serve. You can train them in how to do that." In the sangha, there were several people working as waiters and waitresses in different area restaurants and I approached these people to help me start some kind of service for Rinpoche. Among them were Joanne and Walter Fordham, who were destined to become valued members of the Kalapa Court staff. I took care of Rinpoche: dressing him, bathing him, and washing his hair.
He said to me, "You should become very intimate with my body
."

The Mahasiddha and His Idiot Servant, by John Riley Perks, Chapter 7 The Court ; The Commentary.

[3] Il existe une traduction anglaise en ligne d’un commentaire par Mipham (dpal dus kyi a’khor lo’i rgyud kyi tshig don rab tu gsal byed rdo rje’i nyi ma’i snang byed).

[4]According to the Great Commentary on the Kalachakra by the renowned Buddhist teacher Mipham, the land of Shambhala was north of the river Sita in a country divided by eight mountain ranges. The Palace of the Imperial Rulers was built on top of a cir­cular mountain. The palace was called Kalapa and it consisted of buildings stretching out over several miles with a park in the center.

Our Kalapa Court was more modest, but vast in terms of enterprise. It consisted of a house on Pine Street in Boulder, Colorado. The building had four bedrooms, two-and-a-half bathrooms, dining room, kitchen, two sitting rooms, a sun porch, and a small garden. Into this dwelling we stuffed nine adults, five children, and one large dog. Described another way, this was two families of four (Mukpos and Riches), one family of three (Voglers) assisting as servants, an adult couple employed as nannies, and myself as the Master of the House.


[5]Rinpoche the Trickster is what the Regent called him. All of Rinpoche's tricks carried with them the message "Wake up! Pay attention!" One particular trick he would do that freaked me out was to run his tongue down the edge of a razor-sharp samurai sword. Not only that, but his tongue would actually curl over the edge. It gave me shivers. Rinpoche would say, "You see, Johnny, you do it, but you don't do it."

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