Affichage des articles dont le libellé est tattva. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est tattva. Afficher tous les articles

jeudi 4 juin 2020

Le bouddhisme est-il trop subtil ?



Les pratiques religieuses de type individuel (ascétique, contemplatif) sont un développement ultérieur par rapport à des formes collectives, même si les discours sur la genèse d’une religion (p.e le bouddhisme) peuvent faire remonter l’origine de la religion à une révélation, ou dans le cas du Bouddha, la (re)découverte d’une doctrine ancienne. Tout comme le tīrthaṅkara Mahāvīra, qui fut un maître Jain appartenant à une longue lignée, le bouddhisme considère que Gautama Bouddha (le quatrième Bouddha) s’inscrit dans une lignée de Bouddhas. Il ne fut donc pas un ascète « self made ».

Selon cette conception traditionnelle, il n’est pas considéré comme l’inventeur de sa propre doctrine (le Dharma), même si sa légende contient des éléments qui pourraient le faire croire. Il ne suffit pas d’avoir trouvé la vérité, encore faut-il être un « maître de vérité ». Le bouddhisme croit en des périodes (kalpas, éons), sous le règne d’un Bouddha, qui « redecouvre » ou rétablit sa doctrine, qui dégénérera aussitôt jusqu’à la fin de son éon. Un autre Bouddha prendra alors la suite dans un autre éon faste. Cette présentation de choses est évidemment aussi une astuce pour accroître l’autorité de la religion du Bouddha, qu’il ne faut pas considérer comme une doctrine nouvelle. Elle fait du bouddha un « maître de vérité » d'une tradition sérieuse et pas un illuminé.

La réalité est que qui que fût le Bouddha (s’il a vécu), il fut le membre d’une civilisation et d’une société avec des croyances et une idéologie bien établie. Son expérience et sa « découverte » ne se sont pas produites dans un vide idéologique, même si l’idéologie qui avait cours à son époque et dans son milieu (śramaṇa) faisait grand cas d’une « libération » (skt. mokṣa) d’un cycle de renaissances (skt. saṁsāra). Il y avait donc un « monde » trop imparfait et la sortie de celui-ci (skt. nirvāṇa etc.). Tant que tous les facteurs du saṁsāra étaient présents, « l’âme » en restait prisonnière. La cessation de toutes les causes du saṁsāra, à un niveau individuel, constituait automatiquement la libération de « l’âme ». Les causes du saṁsāra pouvaient être détruites par la purification d’anciennes causes et par la mortification (tapas) des « puissances de l’âme », afin d’éviter la production de nouvelles causes. Ce qui tenait « l’âme » prisonnière et la retenait dans les sphères sublunaires était le poids de ses actes passés (karma). Les Jains croyaient à l’existence d’une âme (« corps spirituel ») quasi-substantielle à laquelle adhérait un karma aussi quasi-substantiel. Ce dernier pouvait être détruit par le feu ascétique (tapas), et dans certains cas même physique.

En ne produisant plus de nouveaux actes (karma) par le biais des « puissances de l’âme », l’ancien karma était brûlé, et l’âme devenait plus légère en s’élevant dans des sphères plus hautes, jusqu’au siddhaloka pour les Jains. C’était un peu plus compliqué pour les bouddhistes, puisque ces derniers ne croyaient pas en l’existence d’une âme quasi-substantielle. « Quelque chose » était purifiée et délestée du karma, suite à quoi, les « puissances (cette fois-ci sans âme support) », n’ayant plus de cause, cessaient. Pouf ! ou pschitt !

Pourquoi abolir un élément (ici l’âme) d’une idéologie, dont on continue à très bien voir les contours (les puissances), si tout le reste est presque gardé à l’identique ? Pourquoi garder toute l’infrastructure théorique religieuse en n’y apportant que quelques modifications ?

Il faut préciser que le mouvement des Renonçants (śramaṇa), initialement un peu en marge de la société, auquel appartient le bouddhisme s’était distingué de la pratique collective et sacrificielle du brahmanisme, en mettant l’accent sur une pratique religieuse individuelle, avec du karma « individuel » (mais sans support) et une sortie (mokṣa) individuelle du saṁsāra. Le sacrifice collectif fut remplacé par l’ascèse individuelle. Quelle était l’origine de ce mouvement, de cette nouvelle idéologie ? Je ne vais pas l’aborder ici, et de toute façon les opinions diffèrent à ce sujet. Mais il avait un certain succès, et ces « gymnosophes » semblaient même avoir impressionné les Grecs. Est-ce que « le yoga » avait influencé ce mouvement, ou est-ce que le mouvement des renonçants avait influencé « le yoga », qui cherchait également une sorte de libération-dans-la-vie (jīvanmukti, moins radicale), à travers la purification, l’ascèse, l’élévation de l’âme, parce que « le yoga » croyait en l’existence d’une âme (« corps spirituel »), et l’immortalité de celle-ci. Même le Sāṃkhya croyait en l’existence de l’âme (puruṣa), comme la dernière hypostase (tattva) et la source des 24 autres tattva.

Pas les bouddhistes qui tenaient à leur anatta, le non-soi. Cette différence était finalement peut-être surtout une différence de méthode. A force de vouloir quelque chose, à vouloir se débarrasser d’une chose (le corps) et en voulant s’identifier à une autre (l’âme et son Repos), elles restaient présentes par et dans cette volonté, une sorte de boxe de l’ombre (shadow boxing). Je base cette hypothèse sur L’Exposition des Eléments - Dhatuvibhanga-sutta (Majjhima Nikaya 140), sur la progression bouddhiste à travers les quatre dhyāna et les quatre sphères, la notion des huit dissociations (skt. vimokṣa tib. rnam thar brgyad) progressives, la non-identification à un « moi ou mien », le non-fondement de la Voie du Milieu (skt. apratiṣṭhāna-madhyamaka tib. dbu ma rab tu mi gnas pa) etc. Le « repos » bouddhiste n’est pas un repos en Dieu, ou une autre entité ou lieu positivement défini. Puisque cette détermination (« toute détermination est une négation » Spinoza) empêcherait de laisser derrière lui « les puissances » (tattva), ou les réactiverait. La détermination est un acte mental, ou procède de toute façon des « puissances ». L’appropriation ou l’identification est alors un acte de trop, innécessaire et contraproductif. « La vacuité est essentiellement la cessation de toute élaboration. » (Candrakīrti[1]). Il ne s’agit pas non plus de s’appuyer sur « la vacuité » ou sur le « non-soi » comme une sorte d’entité d’ersatz pour l’approprier ou s’y identifier. Il s’agit de ne pas faire de pas de trop, quand on « y » est déjà. La « vacuité » et le « non-soi », qui sont des termes volontairement incommodes (=ne se prêtant pas facilement à l’appropriation et l’identification), sont alors des expédients (upāya). Et c’est la toute la différence entre le bouddhisme tel que je le conçois et toute autre religion d’élévation d’âme.

Contrairement aux religions théistes de l’Inde, « l’âme » bouddhiste, sortie (temporairement ou définitivement) du saṁsāra et des « puissances » n’a - en théorie- pas besoin d’être guidée, attirée ou accueilli par une entité surnaturelle : Dieu, un ange, un Royaume, un khecāra, que sais-je. De toute façon, à la question « Qu’advient-il au tathāgata ou au soi après sa mort ? », le Bouddha avait refusé de répondre. Qu’est ce qui lui en avait empêché de répondre ? En outre, pourquoi avait-il refusé initialement, selon la Légende, d’enseigner à cause la complexité de sa doctrine ? En quoi se distinguait-elle des autres doctrines ? Pourquoi avait-il, toujours selon la Légende, finalement accepté d’enseigner sa doctrine ? Si on passe par-dessus ces petites différences, l’upāya, la voie du milieu, le non-fondement, etc., cette petite réserve du bouddhisme, on passe par-dessus sa singularité et le bouddhisme devient une religion comme toutes les autres.

A cause de cette singularité (ni moi, ni mien), il n’y a pas d’appropriation, pas d’identification. En théorie, l’adepte bouddhiste qui arrive au niveau de la dernière hypostase ne recevra pas de main tendue d’un ange, de Dieu, ou d’un autre Sauveur. Qui avait tendu la main au sage des Śākya (Śākyamuni) pour le tirer vers l’éveil ? A quel Dieu ou principe avait- « il » été (re)intégré ? Dans quel Royaume se repose-t-il ou repose son « âme » ?

Mais malgré toute cette habileté (upāya) trop subtile, le bouddhisme n’échappe pas au même fonds idéologique que celui des religions ou des Renonçants. Si ça se trouve, c’est même cette habileté subtile qui a empêché la voie enseignée par le Bouddha de réussir, la voie telle que le Bouddha l’avait imaginée quand il hésitait encore, et croyait avoir trouvé la subtilité, lui permettant de faire passer son message. Si cette subtilité, le non-soi, la voie du Milieu, l’habileté en les moyens, la vacuité, est véritablement le cœur de sa doctrine, il faudrait faire le constat que le compte n’y est pas en regardant ce que le bouddhisme est devenu. A moins que nous n’ayons pas les yeux assez purs pour voir cette subtilité à travers la surface des affaires (vyavahāra) bouddhistes. Comme le répètent sans cesse les hiérarques tibétains, qui sommes-nous pour juger les actes éveillés d’un saint.[2]

***

[1] "La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute élaboration (S. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute élaboration (prapañca). [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité dêtre une vue nihiliste : ] Vous qui interpretez la vacuité comme néant (S. nāstitva) et qui en ce faisant continuez la toile des élaborations, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute élaboration ? Ce que signifie la production conditionnée (S. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (S. abhāva), la vacuité ne signifie pas." INTRODUCTION TO THE MIDDLE WAY: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336

[2] Voir Lama Zopa Rinpoche’s Additional Advice to Students of Dagri Rinpoche 24/05/2019. « I want to say that I am deeply sorry about all the people who got hurt from Rinpoche’s holy actions. »
Plus de détails dans ce blog.

mardi 10 septembre 2013

Le mythe de la double origine du monde



Un aspect important de tous les mythes, qui racontent les origines, est la division en deux : cause active et cause passive, mâle et femelle, ciel et terre. C’est la cause active qui forme, informe la cause passive. Selon Platon, et toutes les notes de bas de page à ses dialogues, seule la cause active se meut d’elle-même et est antérieur à tout, c’est-à-dire à la nature, ou aux jeux d’éléments. Les effets, actifs, de cette première cause sont autant d’agents qui la propagent partout, en toute chose. Tout ce qu’il y a d’actif, d’efficient, de formant, d’informant dans une chose relève de la cause première, est en quelque sorte identique à celle-ci (T. de nyid S. tattva[1]) et la part essentielle de cette chose. Au fond, seule cette cause première (avec ses agents) existe, le reste n’est qu’effets, illusion, liberté ou jeu.

Cette cause première peut être présentée comme un dieu, comme un principe, comme une vibration primordiale ou comme un Esprit primordial dont les ondes se répandent à l'infini, cette représentation s’inscrira toujours dans un mythe de la double origine, avec des facteurs actifs et passifs.



The cosmological argument expliqué par un disciple de Richard Dawkins

[1] Au nombre de 24, 25, 36 etc. selon les systèmes. Aussi appelés « degrés de manifestation », manifestation du Même (T. de nyid), le Feu, l'essence, la conscience...

jeudi 4 juillet 2013

Un peu de théologie non-théiste


Le mot bhāva vient de la racine bhū, qui signifie « faire se manifester; produire, créer, causer, devenir ». Le mot bhāva signifie « existence, présence; mode d'être; état, condition ». Il s’agit d’une présence manifeste, visible aux cinq sens et au sens interne. Le préfixe a- étant un privatif, le mot abhāva désigne l’absence de manifestation, de réalité visible, mais qui n’est pas le néant. Le mot bhāva peut se traduire en tibétain par « dngos po » (chose, manifeste, réel –au sens de visible) et par « srid pa » (devenir, exister).

Le mot bhāva peut aussi être précédée de sva-, un pronom réfléchi qu’on traduit par sa, son, propre, personnel. L’ensemble, svabhāva, signifie « disposition naturelle, nature innée ou spontanée », ou encore « nature propre », ce qu’une chose est en propre. Quand, comme Nāgārjuna, on pense que les choses n’ont pas de nature propre et qu’elles sont le produit de causes et de conditions, ont dit qu’elles n’ont pas de nature propre (S. niḥsvabhāvā).

Pour les bouddhistes, bhāva c’est l’existence dans son ensemble, une succession de naissances et de disparitions, et des états (produits de causes et de conditions) entre les deux. Fixer les états (bhāva) entre la naissance et la disparition est perdre de vue leur nature, qui est de naître et de disparaître. Leur véritable nature est de ne pas avoir de nature, c’est-à-dire quelque chose qui existe par elle-même (sva-bhāva).

Dans les systèmes théistes, la véritable nature est divine. Toute chose participe du Divin et dérive de lui son existence. Les choses ont donc une nature (svabhāva) et elles existent par la grâce de celle-ci. Quand un système non-théiste comme le bouddhisme pré-tantrique parle de nature propre (svabhāva), il s’agit en fait de la coproduction conditionnée, aussi appelée vacuité, et par là d’une absence de nature propre (S. niḥsvabhāvā). Quand un système théiste parle de nature propre, elle veut parler de la nature divine d’une chose.

Il faut encore distinguer entre des systèmes proprement théistes et des systèmes non-théistes mais prenant la forme d’un système théiste pour diverses raisons. Dans les systèmes théistes Dieu ou le Divin a donc une nature qu’il partage avec le monde. Une particularité de Ramanuja (1017–1137) est que la nature divine a un aspect intérieur, c’est-à-dire des attributs qui lui appartiennent en propre (svarūpa), et un aspect extérieur qu’il partage avec tout. Il est à la fois transcendant (paratva) et immanent (saulabhya). Les qualités ou les attributs qu’il a en propre (svarūpa) sont évidemment au nombre de cinq.

1. satya : être ;
2. jñāna : conscience illimitée ou « connaissance » (T. mkhyen pa) ;
3. anantatva : (l'Illimité ou partition) infinie, libre de toute limitation de lieu, de temps ou d’une nature spécifique ;
4. ānanda : joie ou extase, la multiplication infinie de l'extase de l’âme finie, purifiée de toute souffrance ;
5. amalatva : absence de souillure ou pureté, libre d’effets (karma) et de matérialité (bhāva).

Ensemble, ces cinq attributs montrent que la nature divine est une conscience-en-soi (svacitta), infinie et joyeuse, avec une réalité extérieure immaculée. Tous les autres qualités/attributs divins constituent sa nature (svabhāva) partagée par rapport aux autre entités. Y compris sa relation au cosmos en tant que la base, le gouverneur, et le propriétaire. Son rôle d’agent en tant que créateur, mainteneur et destructeur de la création. Cela comprend aussi sa qualité de « trésorerie », d’océan de qualités auspicieuses et de sa présence dans le cosmos, sous forme d’émanation cosmique (vyuha), incarnation occassionnelle (avatara) et contrôleur interne (antaryamin) de chaque âme individuel. Parfois Ramanuja parle du royaume éternel (nitya-vibhūti, plérôme) des partenaires divins et des anges missionaires, et même du royaume terrestre des âmes sujets au karma, comme le royaume du Jeu du Seigneur (līlāvibhūti). Vibhūti signifie « manifestation de force, déploiement d'énergie, puissance » et le verbe vibhūṣ « orner, décorer », les Parures (T. rgyan) et le Jeu (T. rol pa) que l’on retrouve dans le Dzogchen.

Dans la tradition bengalie qui fut une alliance du vishnouïsme et du sahajiyā, l’idée du Jeu du Seigneur se retrouve dans la relation entre Kṛṣṇa et Rādhā (sujet et objet de délectation), où la séparation apparente de Kṛṣṇa et Rādhā sert d'astuce à Kṛṣṇa pour avoir accès à lui-même, à se (svarūpa) reconnaître dans les formes (rūpa), à se reconnaître…

Dans ce système, Kṛṣṇa, le Seigneur, possède trois Puissances : la Puissance de sa nature propre (svarūpa-śakti), la Puissance qui produit les êtres (jīva-śakti) et la Puissance qui produit le monde (māyā-śakti). La Puissance de sa nature propre (svarūpa) consiste en trois attributs : l’être (sat), la conscience pure (cit) et l’extase[1] (ānanda). Cela fait de nouveau cinq attributs ou qualités. Trois attributs constituent la Puissance de sa nature propre, les deux autres concernent respectivement les êtres et le monde, l'Autre. Chaque forme (rūpa) ou chaque chose (bhāva), être ou chose, reflète la nature divine et a cette part divine triple : l’être (sat), la conscience pure (cit) et l'extase (ānanda).

Dans le bouddhisme « non-théiste », chaque propriété intelligible (dharma) ou chose (bhāva=ensemble de propriétés) n’a pas de triple nature divine, mais a néanmoins une triple « nature d'intelligible » (dharmatā), à savoir extatique[2] (sukha), lumineuse/manifeste (vyakta, spuṭha, avābhāsa[3]) et indifférencié (vikalpa). Avec un peu d’imagination on peut y reconnaître les attributs de la nature divine. Reconnaître le dharmatā en chaque dharma est comme retrouver le corps spirituel (dharmakāya) à chaque degré de manifestation (tattva).

Rappelons aussi que les trois caractéristiques de chaque propriété dans le bouddhisme ancien étaient insatisfaisant (P. dukkha), impermanent (P. anicca) et sans en-soi (P. anatta).

***

[1] État particulier dans lequel une personne, se trouvant comme transportée hors d'elle-même

[2] Qui a le caractère de l'extase; qui est hors de soi, extraverti, projeté à l'extérieur. En d’autres termes, libre, comme la liberté du Seigneur dans la Reconnaissance.

[3] ava pf. vers le bas; à l'écart de | péjoratif.

Source : Dasgupta, Shashi Bhushan, Obscure religious cults,K. L. Mukhopadhyay, Bengal, 1969

mardi 26 février 2013

Elucubrations égalitaristes, l'égalité d'accès



Le Bouddha était éveillé, c’est même pour cela qu’il s’appelle bouddha. Il s’est éveillé au Réel. J’ajoute une majuscule, car le réel est défini comme « Qui existe d'une manière autonome, qui n'est pas un produit de la pensée », ou « Qui est dégagé de la subjectivité du sujet ». Qu’est-ce qui peut bien exister[1] de manière autonome, qui n’est pas un produit de la pensée et qui est dégagé de la subjectivité du sujet ? Nous vivons toujours un peu sous le règne de la mythe de l’objectivité, soyons prudents. Le Réel du Bouddha n’est pas sans pensée, sans subjectivité, mais dépasse et le sujet et l’objet, et l’existence et la non-existence, ce qui ne veut pas dire qu’il se tient quelque part au-dessus des deux. C’est le fameux Milieu, qui n’est pas le milieu entre deux pôles, mais qui est l’espace entre les deux pôles, où la pensée évolue librement. A la limite, rien ne l’empêcherait même d’aller vers les extrêmes, si elle ne perd pas la perspective globale (the big picture).

Le Bouddha était une personne comme vous et moi, sujet aux mêmes souffrances. Il a cherché longuement, mais son intuition n’était pas le résultat ou la somme de tout ce qu’il avait fait. Nous sommes tous différents. En mettant nos pas exactement dans les pas du Bouddha, il n’est pas certain d’arriver à la même intuition, celle du Réel. Et pourtant nous avons la tendance de le penser. Un multimillionnaire écrit un livre et explique comment il est devenu multimillionnaire  Il a évidemment son idée et parle de son point de vue et ne manquera pas de les faire savoir. Le facteur chance, pourtant essentiel, sera minimisé, sinon, il n’aurait pas de mérite et le livre ne serait pas informatif et n’aurait pas de raison d’être. Et ceux qui veulent devenir multimillionnaire vont tenter de retracer, tels qu’ils les ont compris, les pas du multimillionnaire  tels que ce dernier se les a représentés et tels qu’il les a racontés. Rien à voir avec le Réel, qui continue à être là, simplement et bêtement.

Étant éveillé, le Bouddha voit bien que le curriculum de l’espèce de winner qu’il est n’a rien à voir avec le Réel. Et pourtant ceux qui veulent devenir comme lui vont lui demander « Comment avez-vous fait ? », « Que faut-il faire ? » , « Comment peut-on devenir comme vous ? ». « Il ne s’agit pas de devenir comme moi »[2] aurait répondu le Bouddha, « il s’agit de voir le Réel par vous-mêmes. »

Le Bouddha a donc essayé de guider les amis qui souhaitaient comme lui s’éveiller au Réel à l’aide des conversations (sutta). Du vivant du Bouddha, les moines s’adressaient mutuellement par le nom « ami » (āvuso), un terme utilisé entre égaux. Le Bouddha était adressé par le nom bhante (monsieur, ou seigneur). Pas Rinpoché, pas Sa Sainteté ou Son Éminence non, bhante. Ce serait juste avant sa mort que le Bouddha aurait dit aux jeunes moines d’appeler les anciens bhante ou āyasmā (vénérable). Les anciens continuaient d’appeler les jeunes « ami ». Il y a un sutta (MN 140), où un jeune ne reconnaît pas le Bouddha et l’appelle « ami ». Le Bouddha ne le corrige pas. On dirait qu’il n’attachait pas d’importance à son titre.

En revanche, les « amis » qui avaient été promus « bhante » après la mort du Bouddha attachaient beaucoup d’importance à savoir qui avait accès au Réel, et qui pourrait donc se prévaloir du titre arhat. Cela se reflète dans de nombreux sutta, où le Bouddha déclare qui est arhat et qui ne l’est pas.  C’est comme si ceux qui y avaient accès ne le savaient même pas eux-mêmes… Dès qu'un moine meurt, les autres demandent au Bouddha quel était son score. Après sa mort, le Bouddha n’étant plus là pour dire qui avait accès au Réel, il fallait que d’autres prennent la relève. Des arhats titularisés décidaient peut-être en petit comité qui avait accès et qui n’avait pas accès au Réel. Imaginez la tension parmi la sangha quand le jury s’avançait pour leur annoncer les nouveaux titulaires.

L’accès au Réel semble être une chose qui demande une certaine gestion. On pourrait dire, « mais il est ici le Réel, il suffit de le voir ». Mais comment en être certain, si un autre, une personne dont l’accès au Réel a été dûment agréé, ne vous le confirme pas ? Les écoles bouddhistes où l’accès au Réel est une question de transmission tiennent des archives. Qui est bhante, qui est arhat, qui est patriarche, qui a obtenu le corps d'arc-en-ciel ou autre réalisation ultime ? Le premier patriarche, à titre posthume, est le Bouddha, suivi par Mahākāshyapa, Ananda etc. L’accès au Réel est régularisé. Il faut passer par son supérieur hiérarchique et il vaut mieux qu'il vous le mette par écrit, dûment scellé. Si vraiment on conteste la décision de son hiérarchie et qu’on estime que l’on a bien accès au Réel, on peut toujours fonder son propre système de certification avec son propre contrôle qualité. Si on était cynique et porté à la caricature et à la provocation, ce que je ne suis pas, on pourrait faire le dessin schématique (donc imparfait, par exemple la séparation et la distance entre "vous" et le "Réel" ne me plaît pas) ci-dessous.


Dans les lignées de transmission telles qu'elles sont pratiquées au Tibet, l'idée de la grâce (adhiṣṭhāna) transmise est essentielle. Cette grâce, en principe celle-là même qui remonte au Bouddha, n'est autre que l'accès au Réel. Quelle autre grâce pourrait-il y avoir ? Mais selon le dogme des lignées de transmission, elle n'est accessible que par le biais de la lignée. C'est comme s'il y avait un portillon entre vous et le Réel, et qu'il fallait passer par la lignée comme par un câble ADSL (ou fibre optique si vous avez de la chance) pour arriver au Réel et boire à sa fontaine. La lignée est un fournisseur d'accès (pas FAI mais FAR, fournisseur d'accès au Réel). Ci-dessus vous avez un schéma avec une seule lignée, mais il existe évidemment de nombreuses lignées (FAR). Pourtant nous baignons déjà dans le Réel et dans la grâce, nous sommes le Réel. L'idée d'accès (et à fortiori celle d'un FAR) et de non-accès est une illusion. Ou une liberté dirait l'école de la Reconnaissance, qui prend cela du bon côté.


L'idée de transmission et de lignée est sans doute née avec celles de Famille et de Clan (kula, gotra) et d'affiliation, avec celle de la transmission entre père et fils (upanişad), puis guru et disciple, et avec le cadre initiatique qu'imposent les mystères des divers cultes locaux intégrés. Il y a un sens d'exclusivité, dont on était très conscient à la renaissance tibétaine. La transmission spirituelle était d'ailleurs souvent doublée d'une transmission généalogique et de pouvoir séculier. 

Le Bouddha avait pourtant précisé que ce qu'il avait enseigné (plutôt ad hoc, en fonction de ceux qu'il avait en face de lui), n'était que la poignée de feuilles que pouvait contenir une main (et transmettre pour ceux affiliés à un FAR certifié). La forêt (le Réel) abonde de feuilles partout où l'on regarde. Comme une île d'or.        

***

[1] ex(s)istere « sortir de, se manifester, se montrer »

[2] « Celui qui me voit, voit le dhamma ; celui qui voit le dhamma me voit. » Saṃyutta III.120, Dans le Milindapañho III.5.18 le moine Nāgasena dit : « De même on ne peut désigner le Bienheureux comme étant ici ou là. Mais il peut être désigné par le Corps de la Loi (dhammakāya) : car la Loi a été enseignée par lui."

mardi 5 février 2013

Symbolisme et création pure



Le mot tibétain « dag pa » (S. śuddha) a les significations suivantes : correct, vrai, exact 2) propre, pur, purifié, immaculé 3) propreté, purété, aspect pur/purifié 4) authentique 5) libre, libéré. Dans les systèmes "émanationnistes", où le monde est la manifestation (S. ābhāsa) ou le reflet (S. pratibimba) de l’absolu, la face véritable (S. bimba). Quand cette manifestation est authentique et inaltérée, elle est dite « pure » (S. śuddha T. dag pa) et quand elle est altérée par nos limitations, elle est dite « impure », incorrecte, non authentique (S. aśuddha T. ma dag pa).

Dans le système émanationniste comportant une hiérarchie des degrés de manifestation ou de pureté (tattva), les cinq premiers degrés[1] sont considérés comme « purs » (la création pure), puisqu’ils sont libres de déformation (S. mala) et de différenciation (S. bedha). A ce niveau de manifestation, il y a bien manifestation, mais sans la différenciation entre sujet et objet. C’est à partir du cinquième degré de manifestation (dans le sens de l’émanation/procession) de la subjectivité pure, de la connaissance authentique, voire de la connaissance de la pureté, que la Māyā devient opérationnelle et c’est le début des degrés de manifestations (S. tattva) impurs (la création impure).

Les exercices spirituels (S. sādhana) ont pour but d’opérer au niveau de la création pure (T. dag pa), sans différenciation entre le sujet et l’objet et sans souillures. Donc au niveau symbolique. Ces méthodes ne sont pas « magiques », ni automatiques. Il ne suffit pas de les pratiquer rituellement avec un réalisme naïf, pour qu’elles produisent les bénéfices dont elles se réclament  Chaque méthode vient avec son tableau de correspondances du sens symbolique (T. dag pa). Cela rejoint tout à fait ce que dit La Hiérarchie céleste de Pseudo-Denys l'Aréopagite.
« Car il ne faut pas imaginer avec l’ignorance impie du vulgaire fine ces nobles et pures intelligences aient des pieds et des visages, ni qu’elles affectent la forme du bœuf stupide, ou du lion farouche, ni qu’elles ressemblent en rien à l’aigle impérieux, ou aux légers habitants des airs. Non encore ; ce ne sont ni des chars de feu qui roulent dans les cieux, ni des trônes matériels destinés à porter le Dieu des dieux, ni des coursiers aux riches couleurs, ni des généraux superbement armés, ni rien de ce que les Écritures nomment dans leur langage si fécond en pieux symboles. Car, si la théologie a voulu recourir a la poésie de ces saintes fictions, en parlant des purs esprits, ce fut, comme il a été dit, par égard pour notre mode de concevoir, et pour nous frayer vers les réalités supérieures ainsi crayonnées un chemin que notre faible nature peut suivre. » 
Ainsi, les divinités courroucées ou semi courroucés, Heruka etc. sont-ils des représentations symboliques de la création pure qui pointent vers elle. Prenons par exemple le sens symbolique (T. dag pa) de Cakrasaṃvara, expliqué par Tāranātha :
« Le teint bleu, parce que le fond des choses (dharmatā) est immuable [comme le ciel vide]. Un seul visage parce que toutes les choses (dharma) ont une saveur unique quant à leur nature. Deux bras, symboles des deux vérités. Les yeux injectés de sang, pour sa compassion universelle. Trois yeux à cause de la connaissance des trois temps. Le courroux, parce qu’il a rejeté les représentations (vikalpa). Le charme, parce qu’il a développé les qualités. La passion, à cause de sa compassion universelle. Quatre canines, parce qu’il a détruit les quatre māra. Etc. »[2] 
Il ne s’agit pas de s’imaginer être effectivement Cakrasaṃvara, avec les attributs pris au premier degré, et de mettre ses pas dans les pas d’un être mythologique et symbolique. La voie spirituelle n'est pas une imitation. Il s’agit donc de prendre les symboles pour des symboles et pas pour une réalité.

***

[1] Dans le trika Śiva, Śakti, Sadāśiva, Īśvara et Śuddhavidyā/Sadvidyā.

[2] gnyis pa 'bras bu lhar rdzogs pa ni tshig don go sla la dag pa ni/chos nyid mi 'gyur bas sku mdog sngon po/chos thams cad de bzhin nyid ro gcig pas zhal gcig/bden gnyis dag pas phyag gnyis//snying rje chen pos spyan rtsa dmar ba/dus gsum mkhyen pas spyan gsum/rnam rtog spangs pas khro ba/yon tan rgyas pas sgeg pa/snying rje chen pos chags pa/bdud bzhi 'joms pas mche ba bzhi/ Extrait de shangs lugs bde mchog lha lnga'i sgrub thabs kyi rnam par bshad pa zab don gsal byed bzhugs so 

lundi 28 mai 2012

Détenteur de gloire



L'émergence de la beauté

Le mot « dpal ldan », glorieux, que l’on voit souvent ajouté à des noms de saints tibétains ou à des lignées, se compose de « dpal », souvent traduit par gloire, et de « ldan », qui a. Il est la traduction du mot sanscrit « śrīmat », également composé de « śrī » et de « mat » qui sert à former des adjectifs possessifs. Le mot sanscrit signifie « illustre, resplendissant, prospère ».

Selon le site Inria, Le mot śrī signifie « chance; prospérité, fortune, bonheur; gloire | beauté » Dans la mythologie indienne, il est le nom propre de Śrī «Fortune», « un épithète de Lakṣmī, déesse de la prospérité, épouse-śakti de Viṣṇu; elle est dite issue du barattage de la mer de lait primordiale (kṣīrodamathana) ».

Le sens premier du mot est cependant splendeur, luminance ou diffusion lumineuse, ou encore beauté, bonheur, bénédiction. Un mot qui pourrait resumer tous ces sens est radieux.
Sir Monier Monier Williams nous apprend que śrī signifie à la fois « brûler, flamboyer et diffuser de la lumière »[1] et « mélanger, se mélanger et cuire ». D’où, tout ce qui apparaît radieux dans le monde tient-il sa gloire ? Du feu céleste (G. keraunos). Nous savons par Héraclite, que le feu céleste, le feu pur, n’est pas possible dans le monde, et qu’il doit subir des conversions, c’est-à-dire qu’il doit se mêler, avant de nous devenir accessible.
« d’abord mer, de mer, la moitié terre, et la moitié souffle brûlant » (Fragment 82, Diels 31).
Si la mer est une conversion du feu et que le feu est mêlé à la mer, il est comme l’essence de la mer. En barattant la mer, on fait émerger l’essence de la mer, qui est toute la splendeur du monde : Lakṣmī, mais rappelons qu’Aphrodite aussi est née de l’écume de la mer.

Dans la version shivaïste du barattage de la mer primordiale, le poison kālakūta en émerge. Ce poison avait la capacité de détruire le monde. Serait-il l’équivalent du feu de la fin des temps ? Le feu céleste, sous sa forme pure, extrait du mélange, mais qui sur la terre serait totalement déstructrice. De quelle manière ? Le feu céleste en se mêlant met de l’ordre dans le chaos et crée ainsi le cosmos. Le feu pur est pure intelligence. Pour preuve, quand Viṣṇu tente d’avaler le poison kālakūta, cela a pour effet de le prostrer par terre et de le rendre sans voix ! Sans logos, sans Discours, sans ordre, il n’y a pas de monde, mais que du chaos. Et c’est pourtant avec ce même feu céleste, « de la fin des temps » que Śiva détruira le monde.

La gloire du monde (śrī) n’est donc pas le feu céleste à l’état pur, mais mélangé, et le mélange est radieux (śrīmat) par la présence du feu céleste mêlé, qui est bénéfique. Toute la manifestation cosmique porte à chaque niveau de manifestation (S. tattva T. de nyid), un degré de mélange du feu céleste. Le shivaïsme compte 36 degrés de manifestation (tattva) de Śiva, jusqu’à l’élément le plus grossier. Ces tattva sont considérés comme des essences et ne disparaissent pas quand a lieu la dissolution cosmique (laya). Ils sont les éléments constitutifs de la manifestation cosmique. Pour le Trika, Śiva est le seul tattva, puisqu’il est la source de tout ce qui existe dans l’univers. Les 36 tattva sont donc en essence Śiva.[2] Celui qui dans toute la manifestation s’identifie aux tattva, s’identifie à Śiva et au feu céleste. C’est un détenteur de feu céleste (keraunos) mélangé, un détenteur de foudre, un détenteur de vajra (vajradhara) aux quatorze étages du saṁsāra. Il est détenteur de gloire, il est radieux (S. śrīmat T. dpal ldan ).

Le terme klong 'khyil signifie "halo",  un "rayonnement émanant de quelqu'un (ou de quelque chose), ou créé par l'imagination" (Atilf). "Zone circulaire faiblement lumineuse, blanche ou colorée, qui baigne ou entoure des objets, des personnes, ou que l'œil perçoit comme telle." Faiblement lumineuse, car il s'agit d'un état mêlé, d'une incarnation. C'est le halo (de gloire) qui indique la présence du feu céleste dans la manifestation.
  

Illustration : La Naissance de Vénus (Botticelli) de Sandro Botticelli, peint vers 1485 et conservé aux Offices de Florence.



[1] P. 1098 burn, flame, diffuse light. To mix, mingle, cook
[2] The Trika Saivism of Kashmir, Moti Lal Pandit, p. 219

lundi 24 mai 2010

Oeuvre : Les dix versets sur le Réel (tattvadasaka)


Les dix versets sur le Réel (Tattvadaśaka)
[1]

1. Ce qui est à l'abri de l'être ou du non-être
Qui [reste] immaculé (S. nirmala) en toute circonstance
Qui a pour être propre (S. svabhāva) l'accès à l'éveil (S. saṃbodhi)
Devant le Réel (S. tattva) je m'incline.

2. Ceux qui souhaitent connaître le Réel
N'y arriveront ni avec ni sans les formes mentales/représentations (S. ākāra)
La voie du Milieu qui n'est pas ornée[2] des instructions du Guide
N'est que la voie du Milieu intermédiaire

3. Ce qui est présent (S. bhāva) est l'éveil (S. saṃbodhi)
Et a pour être propre l'absence d'attachement
C'est à partir de l'attachement qu'il y a méprise (S. bhrānti)
Cette méprise n'a donc pas de fondement.

4. Qu'est-ce le Réel ? L'être propre de ce qui est présent (S. bhāva)
Ce qui est présent est non-existent (S. abhāva)
Mais même sans exister il est présent (S. bhāva)
En tant que (S svabhāva) causalité.

5. Ainsi les faits (S. dharmā) ont une saveur/sève identique (S. eka-rasa)
Ils sont libres (S. asaṅga) et ne durent pas
Quoiqu'il arrive pendant la méditation (S. samādhi)
Tous [les faits] sont les reflets de la Luminosité (S. ābhās-vara).

6. Quoiqu'il arrive pendant la méditation (S. samādhi)
Celle-ci est soutenue par un fort engagement (S. prasthānacitta) [d'éveil]
En faisant l'expérience (T. rig pa) de cet état (T. gnas)
Le Réel se produira sans cesse.

7. En absence de toute connaissance et de connaissable
La destinée (S. durgati) est dite non-duelle (S. advaya)
Même l'identification (S. mananā) de l'absence de dualité
Est dite n'être autre que la Luminosité et son rayonnement (S. ābhās-vara)

8. Ayant définitivement accès au Réel de cette façon
Quoiqu'il en soit et quoi qu'il fasse
Le contemplatif (yogi) aux yeux grands ouverts
Se comportera en toutes circonstances comme un lion[3].

9. En se détournant des [huit] arguments mondains[4]
Et en suivant le style de vie (S. vrata) d'un insensé (S. unmattaka)
Tout est fait sans appui/de façon insaisissable (S. ālambana)
Les formes mentales étant ornées de leur propre grâce (S. adhiṣṭhāna)

10. Ce qui est enseigné comme le principe immaculé[5]
Et tout ce à quoi adhèrent les adeptes de la non-dualité[6]
Est libre de notions d'égalité ou d'inégalité
Et convient (T. rigs) comme un objet de connaissance pour les philosophes.

***

[1] Traduit à partir d'une version tibétaine que j'ai reconstituée à partir du commentaire de Sahajavajra, Tattvadaśakaṭīka - de kho na nyid bcu pa'i grel pa DGTG n° 2254 PKTG N° 3099

[2] Le mot ornement (S. alaṃkāra, qui peut aussi signifier "poésie") forme toujours une opposition avec la substance, la matière (S. vastu). Les ornements sont fabriqués avec de la matière, sans matière pas d'ornement. Quand il y ornement, il y a matière.

[3] Cette image se rattache aux quatre types d'activité (T. lus kyi spyod lam rnam bzhi : marcher, être assis, manger et dormir) et se trouve dans le dohākośagīti de Saraha (n° 56), dont deux commentaires ont été attribués à Advayavajra.

[4] L'équanimité (S. upekṣā T. tang snyoms) est définie comme l'indifférence à l'égard des profits et des pertes (lābha, alābha), des gloires et des déshonneurs (yasa, ayasa), des éloges et des blâmes (pasansā, nindā), des bonheurs et des malheurs (sukha, dukkha), bref des huit arguments mondains.

[5] nirmala-tathatā). Dans le Ratnagotravibhāga chapitre 6, premier verset le principe souillé (S. samala-tathatā) est un terme pour l'Elément (S. dhātu) non-libéré des voiles, le Tathāgatagarbha. Nirmala-tathatā est un terme pour le même Elément caractérisé par la parfaite manifestation à la base (āśraya-parāvṛt) dans le stade de Bouddhéité, le Dharmakāya du Tathāgatagarbha.


[6] advayavādin T. gnyis su med pa smra ba

Version translitérée (Wylie)
La version bilingue tibétain/français peut être téléchargée ici (PDF bilingue).

1. gang zhig yod med sbyor ba spangs//
gang la rnyog pa med pa nyid//
byang chub rtogs pa’i rang bzhin can//
de bzhin nyid la phyag ‘tshal btud//

2. de bzhin nyid ni shes ‘dod pas//
rnam bcas ma yin rnam med min//
bla ma’i man ngag gis ma brgyan pa’i//
dbu ma ‘bring po tsam nyid do//

3. dngos po ‘di ni byang chub ‘gyur//
chags pa spangs pa’i rang bzhin nyid//
chags pa las ni ‘khrul par ‘gyur//
‘khrul pa gnas ni med par ‘dod//

4. de nyid ci na dngos rang bzhin///
dngos po dngos med gang yin pa’i//
dngos po med par yang dngos por ‘gyur//
rgyu dan ‘bras bu’i rang bzhin gyis//

5. de ltar chos rnams ro gcig ste//
thogs pa med cing gnas med par//
ji ltar ‘byung ba’i ting ‘dzin gyis//
‘di dag thams cad ‘od gsal te//

6. ji ltar ‘byung ba’i ting ‘dzin yang*//
rab tu ‘jug pa’i sems kyis ‘gyur//
gang phyir de yi gnas rig pas//
de nyid rgyun mi ‘chad las skye//

7. shes dang shes bya rnam bral ba//
‘gro ba nyid ni gnyis med ‘dod//
gnyis dang bral bar rlom pa yang*//
gang phyir de ni ‘od gsal ‘dod//

8. de lta’i de nyid nges rtogs nas//
ji lta de ltar gang de na//
rnal ‘byor mig ni rgyas ‘gyur ba//
kun tu seng ge de bzhin rgyu//

9. ‘jig rten chos las rnam log ‘dis
smyon pa’i brtul zhugs la brten nas//
dmigs pa med pas thams cad byed//
rang byin brlabs pas rnam brgyan pa’o//

10. rnyog med de nyid gang bstan cing*//
gnyis su med pas gang smras pa//
mnyam dang mi mnyam spang pa’o//
blo gtan rnams kyis shes byar rigs//


20 | tattvadaśaka | sadasadyogahīnāyai tathatāyai namo namaḥ |anāvilā yataḥ saiva bodhato bodhirūpiṇī ||1||na sākāranirākāre tathatāṁ jñātumicchataḥ |madhyamā'madhyamā caiva guruvāganalaṅkṛtā ||2||bodhirasau bhaved bhāvaḥ saṅgaṁ tyaktā svabhāvataḥ |āsaṅgo bhrāntito yāto bhrāntirasthānikā matā ||3||kiṁ tattvaṁ vastuno rūpaṁ rūpaṁ cārūpakaṁ yataḥ |arūpaṁ ca bhaved rūpaṁ phalahetusvabhāvataḥ ||4||evameva rasā dharmmā nirāsaṁṅgā nirāspadāḥ |prabhāsvarā amī sarvve yathābhūtasamādhinā ||5||yathābhūtasamādhiśca bhavet prasthānacittataḥ |ajasraṁ jāyate tattvaṁ yasmāt tat padavedinām ||6||jñānajñeyavihīnaṁ [tu]jagadevādvayaṁ matam |dvayahīnābhiropaśca tathaiva hi prabhāsvaraḥ ||7||etat tattvāvarodhena yena tena yathā tathā |vivṛtākṣo bhramed yogī keśarīva samantataḥ ||8||lokadharmmavyatīto'sau unmattavratamāśritaḥ |sārdhaṁ karotyātālambaḥ svādhiṣṭānavibhūṣitaḥ ||9|| --------------------------------------------------------samāsamamatā hitvā jñātumahānāyādhanāḥ ||10||
||tattvadaśakaḥ samāptaḥ |kṛtiriyaṁ paṇḍitāvadhūtādvayavajrapādānāmiti ||