Le terme "atta" en Pāli et "ātman" en sanscrite se traduisent le plus souvent par "soi" et donc leur opposé "anatta" et "anātman" par "non-soi". Il est coutumier d'écrire le soi individuel en bas de casse et de capitaliser le Soi universel. On dit généralement que le Bouddha enseignait le non-soi, voire le non-Soi. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Toutes les tradition indiennes sont d'accord sur le fait que le "non-soi" ou le "non-Soi" n'a pas de réalité durable et qu'il n'est donc pas absolu. Il est alors déconseillé de s'y identifier. Rien de ce qui constitue le domaine de la conscience empirique n'est absolu. Ni le corps, ni les facultés sensorielles, ni la fonction mentale.
La où les traditions bouddhistes se distinguent, c'est que pour elles "non-Soi" ne veut pas dire "ce qui n'est pas le Soi", suggérant par là qu'il y ait bien un Soi identifiable auquel il est acceptable ou recommandable de s'identifier. Ce n'est d'ailleurs pas tant un Soi hypothétique (pouvant se définir de façon très différente) qui pose problème, mais l'acte d'identification.
L'identification est un acte qui s'apparente de l'appropriation (S. upādāna) et il me semble que les notions d'appropriation et de désappropriations sont essentielles pour la méthode bouddhiste. Pour le Bouddha le soi et le non-soi, pas plus qu'autre chose, ne sont pas vraiment les objets d'une spéculation ontologique. Quand le Bouddha parle de soi, les termes moi et mien ne sont jamais loin. Ils peuvent même être réunis en une seule phrase "Cela est mien, je suis cela, cela est mon Soi ?" (P. etam mama, eso ‘ham asmi, eso me attâ ti).
Il peut aussi bien enseigner en disant "
« La forme (P. rūpa), ô moines, n'est pas le Soi (P. attā). La sensation (P. vedanā), ô moines, n'est pas le Soi... (Anattalakkhana-sutta)que
"Moines, ce qui n'est pas à vous, abandonnez-le. Abandonné, cela vous sera à bonheur et à profit. Qu'est-ce qui n'est pas à vous? l'œil, le visible, la connaissance visuelle, la langue… le manas, les objets de la connaissance mentale, la connaissance mentale." (Samyutta, iii, 33, iv, 82).[1]La première méthode enseigne la non-identification, la deuxième la non-appropriation ou désappropriation. L'objectif est le même, le travail est le même, la terminologie un peu différente. Il s'avère de ce rapprochement, qu'il n'y a pas d'intention ontologique dans l'énoncé "n'est pas le soi/Soi".
D'ailleurs le terme "ātman" se traduit en tibétain par "bdag", qui peut aussi signifier "chef, souverain, ou propriétaire". Traiter ainsi le problème du sens de "non-soi" est beaucoup moins problématique. Voilà ce qu'écrit Nāgārjuna dans le Traité du Milieu (S. madhyamaka-kārikā MMK 26.7) :
"L'appropriation étant là, le cours de l'existence se met en branle pour l'appropriateur. Car, s'il était libre d'appropriation, il se rendrait libre en effet. L'existence n'aurait pas lieu." (Guy Bugualt, Stances du milieu par excellence p. 343-344).Le même passage traduit par Georges Driessens :
"Lorsqu'existe l'appropriation se produit l'existence de l'appropriateur. Lorsque l'appropriation n'existe pas, il se libérera et l'existence n'aura pas lieu." (Traité du milieu p248).Ou encore Śavaripa, le maître de Maitrīpa, dans son Dohākośanāma Mahāmudropadeśa (T. do ha mdzod brgyad ces bya ba phyag rgya chen po'i man ngag gsal bar ston pa'i gzhung verset n° 6).
Un propriétaire possède des biensJe terminerai par le dialogue du Porteur de fardeau (P. bhāra-sutta, Saṃyutta III, p. 25))
Mais s’il n'y a jamais eu de propriétaire, que pourrait-il bien posséder ?
Si la conscience (S. citta) existe, il est logique que les faits existent
Mais en l'absence de la conscience qu'est-ce qui percevrait les faits ? [2]
A Sāvatthī.
– Bhikkhus, je vais vous expliquer le fardeau, le porteur du fardeau, l'endossement du fardeau, et l'abandon du fardeau. Ecoutez et faites bien attention. Je vais parler.
– Oui, Bhante.
– Et qu'est-ce que le fardeau? 'Les cinq groupes d'appropriation[3] (P. upādānakkhandha)', devrait-on dire. Quels sont ces cinq? Les appropriations de la forme (P. rūpa), de la sensation (P. vedanā), de la perception (P. saññā), de la volition mentales (P. saṅkhāra) de la conscience (P. viññāṇa). Voici ce qu'on appelle le fardeau.
Et qui est le porteur du fardeau? 'La personne' (P. pudgala), devrait-on dire, le vénérable être ayant tel nom, étant de telle famille. Voici qui est le porteur du fardeau.
Et qu'est-ce que l'endossement du fardeau? C'est l'appétence, qui mène à l'existence renouvelée, qui s'accompagne de complaisance et de désir, cherchant le bien-être ici et là, c'est à dire l'appétence pour les plaisirs sensuels, l'appétence pour l'existence, l'appétence pour la non-existence. Voici ce qu'on appelle l'endossement du fardeau.
Et qu'est-ce que l'abandon du fardeau? C'est l'extinction et la cessation sans résidus de cette même appétence, son renoncement, son abandon, la délivrance et l'indépendence relatives à cette appétence. Voici ce qu'on apelle l'abandon du fardeau.
Telle fut la parole du Bouddha. Après avoir dit cela, le Sublime, l'Instructeur, ajouta:
Les cinq khandhas sont vraiment un fardeau
Et le porteur du fardeau est la personne.
L'endosser, c'est souffrir dans le monde.
Abandonner le fardeau est un bonheur.
Ayant abandonné le lourd fardeau
Sans endosser un autre fardeau,
Ayant arraché l'appétence à la racine,
On est totalement délivré de la faim, totalement libéré.
Source de la traduction française du Porteur de fardeau
d'après le travail effectué à partir du Pali par Thanissaro Bhikkhu
et Connected Discourses of the Buddha de Bhikkhu Bodhi.
***
Illustration : l'attaque de māra. Notez le siège vide.
[2] /gal te bdag po yod na nor yod de//ye nas bdag med de la ci zhig yod/ /sems yod gyur na chos kun yod rigs te//sems med pa las chos shig su yis rtogs/
[3] Pour le terme upādānakkhandha j'utilise la traduction de Guy Bugault (oeuvre cité ci-dessus). J'ai modifié le premier paragraphe de la traduction en la délestant de termes techniques.
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