Le terme tibétain "rtogs pa" traduit les équivalents en sanscrite "avabodhi" et "prativedha". Les synonymes tibétains donnés pour "rtogs pa" sont "shes pa" (connaître, percevoir), "go rtogs" (comprendre), "rang rtogs" (être conscient de) et "shes rtogs" (compréhension, aperçu).
Les termes en sanscrite signifient respectivement "comprehension directe" et "éveil" pour avabodhi (litt. nye bar rtogs pa) et "pénétration[1]" pour prativedha (P. paṭivedha). Dans les traductions du tibétain, "rtogs pa" est le plus souvent traduit pas "réaliser", "actualiser"…
Il ne s'agit pas d'une simple connaissance ou compréhension, mais d'une connaissance profonde (S. ava- T. nye bar) et d'une pénétration, dans le sens que l'on atteint le principe et qu'il ne s'agit pas d'une connaissance dualiste avec un sujet et un objet différenciés.
Quand "rtogs pa" est utilisé comme un verbe, on le voit souvent associé au terme intuition (S. jñāna T. ye shes). Par exemple "dharmadhātu-prativedha-jñāna" (T. chos kyi dbyings rtogs pa'i ye shes). Cela se traduit par l'intuition qui accède à l'élément des attributs. Le terme "nirvikalpa-jñāna" (T. mi rtog pa'i ye shes) est souvent un synonyme de "bodhi". Il se traduit par l'intuition de l'absence de construction mentale de représentation ou d'imagination.
La connaissance ou l'intuition ultime (bodhi) n'est donc pas vraiment une connaissance dans le sens habituel. Il est sans doute préférable d'utiliser des verbes comme "atteindre", "accéder" ou "rejoindre" au lieu de verbes qui expriment une connaissance. La traduction "réaliser" ne paraît pas correcte non plus. Ce verbe signifie "faire exister, accomplir, obtenir un résultat, mener à bien un projet par la mise en œuvre de moyens appropriés, par une action volontariste[2]… On ne fait pas exister le "bodhi", il n'est pas le résultat d'une action volontariste, au contraire.
Peut-on parler de gnose, d'une connaissance qui libère ? Les gnostiques croient que l’être est connaissable et que l’on se sauve par cette connaissance. Mais dans le cas du bodhi, qui est l'intuition de l'absence d'activité mentale, est-il encore souhaitable de parler de connaissance ?
Longchenpa, par la plume de Stéphane Arguillère[3], écrit qu'il n'y a que trois solutions au problème de la connaissance de l'absolu. Ces trois possibilité sont :
1. L'absolu fait l'objet d'une connaissance extrinsèque, c'est-à-dire qu'il est perçu par quelque chose qui, en un sens, n'est pas lui-mêmeStéphane Arguillère écrit que Gampopa souscrit à la deuxième thèse et parle de la "curieuse doctrine" de Gampopa sur la connaissance par inconnaissance, qui avait été réfutée par Gorampa (Go rams pa 1429-1489 [4]), Sakya Paṇḍita, Longchenpa etc., selon le goût de certains trop proche du Ch'an chinois. C'est en particulier le passage sur le corps absolu (S. dharmakāya) comme buddha véritable qui semble poser problème[5] :
2. L'absolu est de tout point inconnaissable
3. L'absolu se connaît soi-même de manière immédiate, sans dualité sujet-objet.
"Le Bouddha ne possède pas de sagesse."[6]Les sūtra du Prajñāpāramitā foisonnent de ce genre d'affirmations ou négations.
Voici la phrase entière : "Aussi, le Buddha [véritable] est le corps absolu (S. dharmakāya) et le corps absolu est non-produit et libre d'élaboration et n'est par conséquent pas doté d'intuition (S. jñāna)".[7] La traduction ci-dessus n'est donc pas assez précise. Un Buddha a trois corps, le dharmakāya en est un, le principal, et c'est en parlant du dharmakāya que Gampopa dit qu'il n'est pas doté d'intuition (S. jñāna).
Le problème est un peu du même ordre que dans celui posé par Thomas d'Acquin quand il écrit que le Christ n'eut ni la foi, ni l'espérance. Parce qu'il était Dieu, et que Dieu n'a pas à croire en Dieu, puisqu'il se connaît lui-même[8]. On pourrait ajouter que l'être n'a pas besoin de se connaître pour être. Et de quel type de connaissance parlerions nous ? Réflexive ? Certains parleront d'une connaissance ineffable, mais si les mots ne portent plus de sens propre (ineffable) et que la connaissance n'est plus une connaissance telle que nous la concevons habituellement, que voulons-nous dire en parlant d'inconnaissance ou de connaissance ineffable ?
"Un intellectuel qui rêvait d'accomplissement posa la question au Bouddha lui-même, qui lui répondit : 'Ne pensez pas qu'on puisse répondre de façon unilatérale. Le corps absolu transcende l'intellect ; il est sans naissance et libre de toute élaboration conceptuelle. Au lieu de questionner, observez votre esprit. Voilà la vérité."[9]
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[1] Edgerton p. 369
[2] http://atilf.atilf.fr
[3] Profusion de la vaste sphère: Klong-chen rab-'byams p. 308
[4] Dans son œuvre Déstruction des mauvaises théories (lta ba ngan sel)
[5] Le précieux ornement de la libération de Gampopa, Padmakara p.313 Péma Wangyal Rinpoché commente que "Dans l'état libre de toute élaboration conceptuelle, le concept de sagesse ne peut être présent.
[6] Traduction de Padmakara, p. 313
[7] des na sangs rgyas ni chos kyi sku yin la/ chos sku ni skye med spros bral yin pas ye shes mi mnga' bo/ Rumtek p. 170b
[8] André Comte-Sponville, l'Esprit de l'athéisme p.69
[9] Le précieux ornement de la libération de Gampopa, Padmakara p.313. La traduction du même passage par Stéphane Arguillère (p. 309) est plus proche. ye shes kyang de lta bu yin te/ mkhas su re ba'i blos byas pas/ sangs rgyas rang la zhus kyang phyogs gcig pa cig gsung du yod mi snyam/ chos sku blo 'das skye med spros bral yin/ nga la ma dri/ sems la ltos dang*/ de 'dra cig yin gsungs pas de ltar du bzhed pa med yin no/ Rumtek p. 171
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