dimanche 21 avril 2019

La charité est-elle réellement charitable ?


Notre Dame de Vuitton (Mona Chollet)

Article écrit en février 2017

Sous Théodose, le christianisme devient en 392 la religion officielle de l’Empire romain et les chrétiens furent placés sous l’autorité de l’évêque de Rome, le pape. Ambroise de Milan (mort en 397) fixa l’attitude de l’Église en face de l’état, et substitue, dans son De Officiis ministrorum, les nouvelles vertus cardinales aux anciennes, la Charité remplaçant la Justice et la Foi, la Sagesse.[1] En devenant politique, la spiritualité devient religion et rend possible une civilisation, dans ce cas la civilisation chrétienne, où la foi et la charité deviennent les nouvelles valeurs phares.

Dans le christianisme devenu religion, la charité (donner à manger, donner à boire, accueillir les étrangers, donner des habits, visiter les malades et les prisonniers… Matthieu 25, 31-46) devient une volonté divine, car ceux qui ne pratiquent pas la charité, se trouveront le jour du jugement dernier à la gauche du Fils de l’homme, siégeant sur son trône de gloire, qui leur dira : « Allez-vous-en loin de moi, vous les maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et ses anges. »[2]

La charité n’est donc pas forcément le prolongement de l’empathie, de la compassion, et de la générosité, mais peut aussi faire suite à un commandement religieux, être le résultat de la peur, voire être un acte intéressé[3]. La charité religieuse a un caractère obligatoire : la charité juive (tsedaka), la charité chrétienne (caritas), la charité musulmane (zakat, le troisième des cinq piliers), la charité bouddhiste (dhāna)…

La charité ne peut exister que par la grâce des inégalités, naturelles et morales, et semble vouloir pallier à ces mêmes inégalités, mais sans chercher à les éliminer tout à fait. D’ailleurs, les religions n’ont pas véritablement de problème avec les inégalités et sont souvent créatrices de nouvelles inégalités morales (ordines, castes…). Pour le philosophe Rousseau, la propriété privée est la source de toutes les inégalités.[4] C’est le rôle de la justice, qu’Ambroise de Milan remplaça par la charité, de rééquilibrer et réparer les inégalités[5]. Logiquement, la justice – comme principe - doit tendre vers l’égalité, pour rétablir l’équilibre. Mais la justice humaine est rendue en fonction des lois qui protègent la propriété privée et maintiennent les inégalités sociales.

La charité paraît ainsi un moyen pour créer et maintenir non pas un équilibre social, mais une paix sociale, en palliant aux inégalités morales inhérentes au système socio-économique. Avec la perte de l’influence des religions, les motivations d’actes charitables ont changé aussi. Ce ne sont plus la peur du feu éternel et la volonté divine qui commandent la charité, mais des raisons plus intéressées et vénales. Il s’agit de sauver la propriété privée[6] avec les inégalités qui en découlent, tout en maintenant la paix sociale. Quand les principes de justice et d’égalité font défaut, la charité est avancée comme cache-misère d’un système injuste.

Historique du conservatisme compassionnel

Les déréglementations commencées à la fin des années 1970 au Royaume-Uni (Margaret Thatcher) et aux États-Unis (Ronald Reagan) et la libéralisation économique qui s’en est suivi ont augmenté les inégalités. Pendant les élections présidentielles de 2000 aux États-Unis, Georges W. Bush avait proposé le « conservatisme compassionnel » comme un des points principaux de son programma. Les problèmes sociaux comme la santé publique ou l’immigration devraient être résolus en coopérant avec des entreprises privées, les charités et les institutions religieuses, au lieu d’être gérés directement par des ministères, autrement dit par des services publics.

« Les conservateurs compassionnels […] proposent une nouvelle façon de concevoir la pauvreté. Ils savent que dire aux pauvres qu’ils ne sont que les victimes passives, du racisme ou de facteurs économiques très vastes, n’est non seulement faux, mais en plus destructeur, car cela paralyse les pauvres en renforçant l’idée de leur propre impuissance et inaptitude. Les pauvres ont besoin d’un soutien moral plus large de la société ; ils doivent entendre le message de responsabilité personnelle et d’autonomie, par l’assurance optimiste que s’ils essaient – ce qu’ils doivent faire – ils peuvent s’en sortir. Ils doivent comprendre aussi qu’ils ne peuvent pas blâmer « le système » pour leurs propres erreurs. » — Myron Magnet, The Wall Street Journal[7]

Le conservatisme compassionnel avait fait des émules parmi d’autres chefs d’état comme l’ancien premier-ministre David Cameron et l’ancien premier-ministre néo-zélandais John Key. Et peut-être en France le candidat présidentiel François Fillon.[8] Ce conservatisme se caractérise dans la pratique par des coupes budgétaires dans les services publics, la privatisation des services publics et un rôle plus grand accordé au secteur privé et aux associations et entreprises caritatives. L’état se retire des affaires sociales et laisse de plus en plus la place au privé.

Les entreprises privées, qui devraient prendre la place de l’état, peuvent-elles vraiment servir l’intérêt général. Notamment en matière fiscale, car ce sont les impôts qui permettent de rééquilibrer les inégalités et de financer les services publics, surtout suite aux crises économiques, l’accroissement de la dette publique et la destruction des emplois par les robots et les nouvelles technologies[9] C’est plutôt le contraire, car au lieu de payer les impôts comme les autres contribuables, une évasion fiscale généralisée[10] est organisée et une pression collective est exercée sur les pays refusant de déréglementer[11]. Les inégalités Nord-Sud déjà anciennes persistent toujours[12].

Soucieux de leur image et en bons conservateurs compassionnels, les grandes entreprises ont chacune leurs programmes de bienfaisance, de mécénat et de sponsoring. Les entreprises se posent de plus en plus comme de nouveaux acteurs de la solidarité internationale. C'est un phénomène nouveau en France, mais qui existe depuis de nombreuses années aux États-Unis ou au Royaume-Uni.[13] Les programmes de bienfaisance peuvent passer par des organismes de charité ou organismes de bienfaisance (OB)[14], des organisations caritatives et des associations[15]. Par les dons transformés en crédits d'impôt, les entreprises peuvent choisir des organisations caritatives avec des objectifs compatibles, auxquelles elles souhaitent se lier, au lieu de payer la même somme en impôts. Plus le succès et le pouvoir des organisations caritatives s’accroît, et plus celui des états en matière de solidarité diminuera. L’argent et la solidarité iront là où les grandes entreprises veuillent bien qu’elle aille. Cela conduira ultérieurement à la privatisation de la solidarité et à une « charité » intégrée dans le consumérisme. Plus on consomme et plus on sera charitable. Rappelons néanmoins qu’une entreprise est un organisme à but lucratif ; toutes ses actions et le moindre euro qu’elle dépense sont tournés vers un seul objectif, dégager du profit.[16]

La rentabilité maximale vaut aussi pour les rapports entre les entreprises à but lucratif et les organismes de bienfaisance, de façon légale … ou moins légale. L'Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) qui a pour mission de « promouvoir les politiques qui amélioreront le bien-être économique et social partout dans le monde » avait publié en février 2009 un Rapport sur les abus des organismes de bienfaisance pour le blanchiment d'argent et l'évasion fiscale (en anglais)[17]. Le Rapport compile notamment les méthodes courantes de l'abus des organismes de bienfaisance et les secteurs à risque.[18]

Tout comme dans le passé, la charité et la foi sont en train de remplacer la justice et la sagesse. La foi n’étant plus la foi en une religion, mais la foi en la loi du marché et en la théorie du ruissellement (en anglais : « trickle down economics »), et la charité deviendra peut-être la solidarité totalement prise en charge par le marché et par le secteur privé. Une solidarité, « dont les piliers sont la dignité, la responsabilité et l’autonomie des personnes », comme le précisent François Fillon[19] et Myron Magnet (voir ci-dessus).

C’est une vision de conservatisme compassionnel à la droite de l’échiquier politique et donc une vision politique. Elle envisage de laisser le projet de la justice et de la solidarité sociale dans les mains des grandes entreprises, dont les statuts ne stipulent pas comme objet l’intérêt général, mais l’intérêt de l’entreprise et de ses actionnaires, autrement dit le profit personnel. La solidarité sera-t-elle dans de bonnes mains ?

Fréquenter les patrons de grandes entreprises pour obtenir des fonds pour des projets particuliers, favoriser l’approche caritative aux dépens d’une solidarité et de services publics organisés et gérés par un état démocratique et payés par l’impôt, c’est faire un choix très politique, sciemment ou non.

*** 

[1] Le christianisme médiéval, Jacques le Goff, publié dans Histoire des religions, volume II**, Folio Essais, éditions Gallimard (1972), p. 771.

[2] Matthieu 25, 31-46

[3] The good causes of the famous ‘benefit themselves more than the charities’, Emily Dugan, The Independent, Thursday 7 August 2014

[4] « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eut point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant un fossé, eût crié à ses semblables: Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature ».  Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, seconde partie.

[5] Les huit personnes les plus riches du monde possèdent autant que 50% des personnes les plus pauvres. Source : Oxfam. World's eight richest people have same wealth as poorest 50%
Courrier International, Oxfam fustige la concentration "indécente" de la richesse dans le monde, PARIS (AFP) 16.01.2017

[6] « I think we should adopt the slogan of compassionate conservatism...We can be fiscally conservative without losing our commitment to the needy and we must redirect our policy in that direction. » U.S. Representative James Robert Jones (D-OK) au New York Times en 1984.

[7] What Is Compassionate Conservatism? February 5, 1999.
« Compassionate conservatives [...] offer a new way of thinking about the poor. They know that telling the poor that they are mere passive victims, whether of racism or of vast economic forces, is not only false but also destructive, paralyzing the poor with thoughts of their own helplessness and inadequacy. The poor need the larger society's moral support; they need to hear the message of personal responsibility and self-reliance, the optimistic assurance that if they try – as they must – they will make it. They need to know, too, that they can't blame "the system" for their own wrongdoing. »

[8] FRANCOIS FILLON « Toutes ces mesures sont à mes yeux incontournables car ce sont elles, et elles seules, qui permettront à la France de retrouver le chemin de la croissance, c’est-à-dire d’atteindre le niveau de plein emploi auquel sont parvenus nos voisins allemands et britanniques.

Mais, pour autant, je considère que c’est l’honneur de notre pays que de se montrer attentif aux plus démunis.

M’exprimant publiquement le mardi 7 juin dernier à Boulogne-Billancourt sur les enjeux de la cohésion sociale et me référant à ce que disait sur ce sujet Philippe Séguin, j’ai affirmé clairement ma vision de la solidarité, dont les piliers sont la dignité, la responsabilité et l’autonomie des personnes. » [Caractères en gras ajoutés par moi. La terminologie rejoint celle de Myron Magnet ci-dessus]

« C’est donc avec le tissu associatif et ses milliers de volontaires, avec les travailleurs sociaux, avec tous les professionnels du terrain que les pouvoirs publics devront coopérer étroitement afin que la solidarité nationale exerce pleinement sa fonction de bouclier social et de filet de sécurité des habitants de notre pays face à tous les chocs économiques et sociaux.

Tout au long du quinquennat, une attention sera particulièrement accordée au dialogue et à la concertation avec les partenaires publics, privés et associatifs de toute la chaine de l’intervention sociale, en particulier dans le cadre du Conseil National des Politiques de Lutte contre la Pauvreté et l’Exclusion (CNLE).

Dans ce même ordre d’idées, je tiens essentiellement à ce que la conception et la mise en oeuvre du futur Plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et contre l’exclusion sociale soient accompagnées, dans la sphère publique comme dans l’univers associatif, d’une démarche concertée de mise en valeur des métiers du social. « Lettre de François Fillon aux associations caritatives et sociales de France publié le 08/11/2016

[9] Source : Robots et nouvelles technologies feront perdre 5 millions d'emplois d'ici à 2020, Jean-Pierre Robin, Le Figaro 18/01/2016,

[10] Fraude et évasion fiscales, aggravation des injustices, affaiblissement de la démocratie, mardi 28 juin 2016, par Gérard Gourguechon

[11] Lettre du Silicon Valley Tax Directors Group au gouvernement néerlandais le 6 mai 2016. . Le Silicon Valley Tax Directors Group représente les intérêts fiscaux des plus grandes entreprises du monde, parmi lesquels Apple, Facebook, Google, Microsoft,… La liste complète se trouve à la fin de la lettre.

[12] Source : Mondialisation et inégalités : parcours guidé, Site Alternatives économiques.

[13] « Danone qui s'engage à financer des puits au Niger via l'Unicef pour tout achat de bouteilles d'eau Volvic, Air France qui profite de son activité pour apporter une aide logistique à des organisations humanitaires, Veolia qui met à disposition d'associations son réseau Veolia Water Force de collaborateurs volontaires prêts à intervenir en situations d'ur­gence ou en coopération internationale… » L'entreprise, nouvel acteur dans l'humanitaire,

Gaëlle Ginibrière, Le Figaro 13/05/2008

[14] « Il fait référence aux organismes enregistrés en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu, lesquels doivent répondre à un certain nombre de critères qui les exemptent du paiement de l'impôt et leur concèdent la faculté de délivrer des reçus pour des dons pouvant être réclamés comme crédits d'impôt. » Le Portail Montréal Art Affaires,

[15] http://fr.kompass.com/a/organisations-caritatives-et-associations/88920/

[16] Partenariats « entreprise-association » : pourquoi c’est si difficile, Laurent Samuel, sur le site Association1901.fr le 24 février 2016.

[17] Lien

[18] « Ce canal souvent caritatif et qui a la sympathie de l’opinion publique est de plus en plus exploité par les blanchisseurs pour les raisons suivantes : ces organisations permettent la collecte et la circulation des fonds présentés comme des fonds recueillis en toute légitimité à des fins caritatives, et souvent par delà les frontières pour faciliter l’intégration des produits d’activités criminelles dans le système financier légal. Les fonds peuvent être collectés par tradition manuelle, par quête sur la voie publique ou par dons anonymes, ouvrant ainsi une voie large à une opacité certaine des ressources de financement. Les associations culturelles, les organisations caritatives et les sectes, qui opèrent dans des pays à réglementation faible, et sans obligations de création, d’enregistrement, de comptabilité, d’information financière et surtout sans obligations de désigner un auditeur, suscitent le plus grand intérêt des blanchisseurs obscurs et des terroristes de tout poil. Elles fournissent un soutien logistique direct aux blanchisseurs et servent de couverture à leurs activités, surtout si elles possèdent plusieurs succursales opérant dans de nombreux pays ou territoires sensibles. Elles permettent ainsi le camouflage et l’amalgame des fonds mal acquis. Le risque des organisations à but non lucratif s’accroît de plus en plus et met en danger la stabilité de nos sociétés surtout qu’il est utilisé par les criminels aussi bien par les terroristes. Il est crucial de le détecter en identifiant un certain nombre de caractéristiques individuelles inhabituelles, des signaux d’alerte comme : la discordance entre les donateurs prétendus et les montants levés ou transférés et incohérence entre le type et la taille des transactions financières d’une part et l’objet déclaré et les activités de l’organisation d’autre part (collecte des sommes très importantes dans des communautés au niveau de vie très modeste, augmentation soudaine de la fréquence et du montant des mouvements d’un compte appartenant à un organisations à but non lucratif, ou réactivation d’un compte dormant qui lui appartenait, transactions en espèces d’un montant significatif et inexpliqué, absence de contributions de la part de donateurs résidant dans le pays d’origine de l’organisation, existence d’un pool, ou d’une holding d’ organisations à but non lucratif avec des relations inexpliquées se transférant mutuellement de l’argent, ou ayant la même adresse, les mêmes dirigeants ou le même personnel. » Le blanchiment de l’argent sale et de l’argent noir : un risque à cerner et à anticiper par les entreprises de toutes tailles par IRHIS1 le 03/07/2016. Institut de recherches historiques du septentrion

[19] François Fillon, Lettre de François Fillon aux associations caritatives et sociales de France publié le 08/11/2016