dimanche 31 mai 2020

Un corps de gloire sans âme, est-ce possible ?


Ange marseillais, cimetière Saint Pierre
Autre sujet abordé par François Malaval dans sa Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation : la plénitude de Jésus-Christ, qui n’est autre que son « union hypostatique », sa double nature divine et humaine. C’est sur ce point que la pratique de la contemplation devient clairement religieuse, et se sépare d’autres approches contemplatives. La même question se pose d’ailleurs pour le Bouddha, qui est présenté comme un guide humain chez les śramaṇa, « les bouddhistes avant de l’être ». Son statut de sage éveillé l’a en quelque sorte « divinisé ». On pourrait dire que le Christ est un dieu devenu humain, et le Bouddha un humain divinisé, mais très rapidement, les théories d’un Bouddha transcendant se développent[1] avec un panthéon, des saints, une mythologie et un culte.[2] La religion de ce Bouddha transcendant propose le salut par tous les moyens dont disposent les religions. Dès la Légende du Bouddha composée par Aśvaghoṣa, le Bouddha n’est plus un simple humain.

La double nature du Christ comme du Bouddha a l’avantage de présenter leur humanité anthropomorphe à ceux qui y sont sensibles. Philotée, l’interlocuteur de Malaval (qui est son directeur spirituel dans La Belle ténèbre), utilise l’humanité du Christ au début de son parcours d’élévation. Quand son directeur lui demande si la pensée de inhumanité de Jésus-Christ n’empêche pas en lui l’habitude de la contemplation, Philotée répond que « la très sainte humanité [lui] sert pour [s’]éléver doucement à la divinité ». Le directeur précise qu’il ne faut jamais « quitter » la très sainte humanité du Christ, mais en conserver la présence.
« Comme c'est le propre de Jésus-Christ de ramener les hommes à son père et à la future divinité, il vient un temps ou les âmes spirituelles accoutumés à la familiarité sensible du Sauveur, passent des mystères de sa vie à la considération des perfections divines, de la bonté de l'immensité, de la toute-puissance et des autres excellences de la nature divine. Alors elles quittent les mystères pendant quelques intervalles, mais ne quittent pas pour cela Jésus Christ parce qu’elles ont en elles l'habitude de la foi. Et lorsqu'elles pensent au mystère de la Trinité, à la procession du Verbe ou du saint Esprit, à la sainteté de Dieu, elles ne sauraient avoir en même temps la pensée de l'humanité. Elles en conservent seulement le souvenir habituel qui leur serait impossible de perdre. C'est comme si nous disions à un fils qui ne doit jamais quitter son père. Nous n'entendons pas l'obliger à tenir les yeux sans cesse collés sur lui, mais à le conserver toujours en sa mémoire, pour lui rendre en temps et lieu ce qu'il lui doit. »
La divinité du Christ est en même temps la promesse de la "divinisation" de l’âme humaine à travers lui. Pour que l’âme s’élève, les différentes étages inférieurs et supérieurs de l’âme doivent être progressivement largués pour que l’âme se mette en orbite autour de Dieu. Malaval écrit : « […] l’âme, après avoir été revêtue de la lumière de gloire et élevée à un état qui la rend une même chose avec Dieu, cette élévation, connaît Dieu par sa propre connaissance, l’aime de son amour, l’adore, le loue, le glorifie par des actions qui lui sont entièrement propres. »[3] Après la mort, le corps ne fait plus obstacle à l’opération de l’âme, la forme est libérée de la matière (l’hylémorphisme d’Aristote)[4].
« Le corps est semé dans la corruption, il ressuscitera dans l’incorruptibilité. Il est semé dans l’ignominie, il ressuscitera dans la gloire ; il est semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la puissance. Il est semé corps animal, il ressuscitera corps spirituel » (1 Co 15, 42b-44a).
Ce corps spirituel, est le corps de gloire, un corps de lumière, de la même nature que le corps glorieux du Christ ressuscité.
« ‘Corps spirituel’, au sens large de l’expression, signifie corps traversé de part en part par l’esprit, entièrement pénétré de l’âme. » (Étienne Vetö, article cité)
Thomas d’Aquin a décrit les (quatre) qualités (« dots ») de ce corps de gloire : la subtilité, l’incorruptibilité ou l’impassibilité, l’agilité et la clarté (voir l’article d’Étienne Vetö pour les détails). Le corps de gloire « est entièrement maître de sa communication aux autres », et Étienne Vetö le qualifie ainsi de corps « communicant », ce qui pourrait être une traduction parfaite de sambhogakāya.

Luyipa, mangeant les entrailles d'un poisson HA50153
Mais tel qu’en parle Vetö, le corps du Christ ressuscité a l’air tout aussi réel d’un nirmaṇakāya, sans être passé par la case (re)naissance.
« Le corps du Ressuscité n’était pas imaginaire ou apparent, comme dans les cas d’apparitions angéliques : la preuve en est qu’il y a eu réellement manducation au bord du lac de Galilée, lorsque le Ressuscité mange avec ses disciples – alors que l’ange de Tobit n’en donne que l’apparence. Tout subtil et spirituel qu’il est, il n’en a pas été non plus pour autant transformé en esprit, en substance spirituelle : il serait absurde que l’âme-forme soit unie à une autre substance spirituelle. Il s’agit bien d’un vrai corps matériel. »
« Le corps glorieux doit par définition posséder un lieu, que le Docteur Angélique situe « au-dessus de tous les cieux » (Eph 4,10), avec le corps glorieux du Christ. » (Vetö)
A lire cela, on voit bien que le bouddhisme ésotérique n’a rien à envier aux religions du Livre. Même si en tant que « bouddhisme » il prétend ne pas croire en l’existence de l’âme (ātman), ses doctrines, croyances et pratiques kāyayoguiques montrent qu’un corps de lumière (d’arc-en-ciel), de gloire, qui est tout spirituel ne peut être autre que « l’âme ». Le lieu de ce corps désincarné de lumière, est le monde des siddhas (siddhaloka) ou une autre Terre pure, constituée autour d’un Bouddha transcendant.

Une différence de taille est cependant l’intérêt particulier que porte le bouddhisme ésotérique à l’édification du corps de gloire (kāyasādhana), qui n’est pas attendue comme une grâce reçue. Bien sûr, comme toute grâce dépend du Maître et de la divinité indissociable, la non-réussite de l’édification sera due au manque de sa grâce, mais tout est mise en œuvre dès cette vie-ci pour réussir son édification.

***

[1] Histoire du bouddhisme indien, E. Lamotte, p. 715. Les sarvāstivādins ont jeté les bases de la doctrine du triple Corps du Bouddha, les Mahāsāṃghika ont inventé un Bouddha transcendant.

[2] Lamotte, p. 687

[3] Malaval, p. 166

[4] Le corps humain à la lumière du corps du Christ ressuscité chez Thomas d’Aquin, d’Étienne Vetö, dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques 2016/1 (Tome 100), pages 97 à 116

2 commentaires:

  1. Il me semble qu'il était obligatoire de mentionner Jésus. Tous les traités du XVIIè, y-compris ceux qui prônent la contemplation la plus dépouillée, ajoutent un chapitre consacré à la méditation de l"humanité du Christ". Mais il est clair que ces ajouts sont adressés aux censeurs.
    Or, cette contemplation "sans images ni espèces" peut vivre dans cette référence. Et encore, "présence du Christ" ne signifie pas nécessairement présence de la forme : comme le rappelle Madame Guyon, on peut fort bien se sentir "en présence" d'un être sans le voir, comme par exemple quand je marche avec quelqu'un, sans pour autant le garder dans mon champs de vision à chaque instant.
    Il reste donc une présence invisible. Or, dire que cette présence est celle de Jésus est une interprétation, que chacun est libre d'accepter ou de refuser. Ce qui nous laisserait avec un aspect de présence, personnelle mais invisible. A mon sens, cette présence peut s'interpréter comme présence de la couche la plus profonde de la perception du corps propre ou, disons, de la vie. Cette "oraison de silence" peut donc se vivre en dehors de tout cadre religieux. Et c'est bien ce qu'ont senti les autorités catholiques, puis toutes celles et ceux qui se sont nourris de ces écrits, notamment dans les contrées anglophones.

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  2. Oui, c’est vrai que Bossuet en avait fait une condition d’orthodoxie catholique. L’orthodoxie affichée dans les écrits quiétistes, est-elle uniquement destinée aux censeurs ? Pas si sûr. Les quiétistes sont très clairement des croyants et tenaient à rester dans l’Eglise. Ils tenaient aussi beaucoup à leur méthode, car ils avaient fait directement l’expérience de ses bienfaits. Nous, ou du moins moi, venant du bouddhisme, je peux très facilement concevoir une méthode qui fonctionne sans Dieu, et sans grâce spécifique qui ne soit pas naturelle, et j’ai pu présenter les quiétistes dans ce sens. C’est Tang Huyen qui m’avait aiguillé vers Fénelon et Madame Guyon dans les années 1990. J’avais alors réinterprété “Dieu” dans mon sens (plutôt très dilué). Mais ce n’est sans doute pas faire justice aux auteurs quiétistes, pour qui Dieu est bien le Dieu d’Israël, et membre de la trinité au même titre que le Christ. Je ne sais pas s’il y a de l’habileté intentionnelle de leur part comme dans les expédients des bouddhistes ésotériques.

    Je suis d’accord avec ce que tu écris sur la présence du corps propre ou de la vie. Personnelle, je ne sais pas. Les autorités catholiques comme les autorités religieuses en général ne sont pas très fans de cette liberté sans cadre, c’est vrai et très dommage, car c’est ce qu’elles auraient de mieux à offrir.

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