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mercredi 15 janvier 2025

Du docétisme bouddhiste

Scène finale Life of Brian

Le sage éclairé du bouddhisme primitif dans un mondeenchanté” évolue en un Bouddha divinisé. Dans la légende du Bouddha (Lamotte 1976, pp. 718 etc.), un bouddhisme docétique se fait jour de plus en plus clairement, où le Bouddha ne sera plus un être ordinaire, mais l’émanation d’un bodhisattva évoluant dans le ciel de Tuṣita[1], comme un "pure rayon de sagesse et de pouvoir". Dans le bouddhisme primitif, le Bouddha est mort comme un être humain ordinaire lors de son parinirvāṇa, et ses reliques, répartis parmi ses disciples, ont fait l’objet d’un culte. Le véritable “corps du Bouddha” était l’ensemble de ses instructions (dharmakāya).
"Soyez vous-même votre lampe, soyez vous-même votre recours ; ne dépendez pas de quelqu'un d'autre. Que mon enseignement soit votre lampe, qu'il soit votre recours ; ne dépendez pas d'un autre enseignement..." (Mahāparinibbāna Sutta (DN 16)
Il faudra attendre le Bouddha suivant pour de nouveau avoir accès à l’enseignement d’un Bouddha.

L’objectif du bouddhisme primitif était la sortie de l’errance (saṃsāra) par l’ascèse des “quatre branches” (caturaṅga) : l’éthique (śīla), la concentration (dhyāna) et la sagesse (prajñā), conduisant à la libération (vimutti). Le Bouddha était le sage éclairé qui avait découvert la façon de se libérer, et dont l’action se limita à indiquer le chemin (Gaṇaka-Moggallāna Suttaṃ, Majjhima, III, p.6[2]).

Le Bouddha divinisé n’évolue pas dans le nirvāṇa, mais est toujours directement ou indirectement actif dans tous les niveaux du “monde enchanté”, par le biais d’émanations et de missions, dans son corps de métamorphoseoufictif (nirmāṇakāya) ou par des “créatures fictives”. Celles-ci “ne sont pas soumises à la naissance (jāti), à la vieillesse (jarā), à la maladie (vyādhi) et à la mort (marana) ; elles n’éprouvent ni malheur (duhkha) ni bonheur (sukha), et diffèrent ainsi des créatures humaines. C’est pourquoi elles sont vides (śūnya) et inexistantes (asat).” (Lamotte, MPPS 1944)
"Le Sūtra du Lotus suggère que tous les bouddhas sont éternels mais affirme en réalité seulement que leurs vies sont extrêmement longues. Dans le Sūtra du Nirvāṇa, le Bouddha est et a toujours été éternel et immuable. Il apparaît sur terre comme il l'a fait, jouant le rôle de prince qui renonce à la vie mondaine, uniquement pour 'se conformer aux voies du monde' (en sanskrit lokānuvartana ; en chinois suishun shijian 隨順世間). En d'autres termes, s'il n'avait pas suivi ces étapes élaborées, les habitants du Jambudvīpa (c'est-à-dire l'Inde) ne lui auraient pas fait confiance en tant que saint authentique. Il a pris cette forme humaine afin que les gens prêtent attention à son enseignement.[3]"
Selon l’Apocalypse de Pierre (NH VII, 3), ce fut également le cas pour Jésus, le Christ. Dans ce texte qualifié de gnostique, le Christ révèle le grand secret à Pierre. Il aurait fait semblant de naître homme. Son corps charnel (dauṣṭhulyakāya) n’est pas son vrai corps. Son vrai corps est incorporel et spirituel, “le vivant Jésus”. Pierre est invité à abandonner ses sens physiques pour accéder à une vision spirituelle supérieure. Pierre voit une "lumière nouvelle plus grande que la lumière du jour” qui se pose ensuite sur le Sauveur. Les mystères de la Gnose lui sont révélés dans une scène avec un Christ riant, qui n’a rien à envier à la dernière scène de Life of Brian.
Sur la croix, le corps charnel, ce substitut, est cloué et souffre, offert aux regards des aveugles qui ne discernent pas le véritable Sauveur. Cette enveloppe matérielle reste soumise à la douleur et à la mort.

Au-dessus de la croix, le vivant Jésus, Sauveur véritable et le "vivant Jésus", se tient debout, radieux et joyeux. Cette entité spirituelle et lumineuse s'est libérée des entraves de la chair, hors d'atteinte de toute souffrance.

Dans son dialogue avec Pierre, le Christ glorifié dévoile le sens profond de cette vision, soulignant l'aveuglement de ceux qui ne voient que le corps souffrant, incapables d'apercevoir la réalité spirituelle qui se manifeste au-dessus de la croix. Il y a les aveugles et les “enfants de lumière”, ceux qui ont accès à la vraie connaissance et au salut.
"Car [les aveugles et/ou faux prophètes[4]], non seulement ils n’entreront pas, mais ils ne laisseront pas (entrer) ceux qui viendront pour (obtenir) leur consentement en vue de la rémission (de leurs péchés). [...] Car de tels gens, ce sont les ouvriers qui seront jetés dans la ténèbre extérieure, hors des enfants de lumière"

Jésus invite Pierre à rejoindre le rang des “enfants de lumière” grâce aux mystères de la Gnose. L' Apocalypse de Pierre, tout comme le Deuxième Traité du Grand Seth (NH VII, 2) , met l'accent sur la nécessité de la séparation d'avec le monde matériel et ses illusions pour atteindre le salut. La résurrection devient alors une "résurrection spirituelle", une naissance spirituelle. L'auteur de l'Apocalypse de Pierre critique explicitement la théologie paulinienne (74,12-27), en particulier l'idée de la crucifixion comme moyen de salut. Il dénonce aussi les pratiques rituelles du baptême (74,13) et de la pénitence (76,14-78,31) qui en découlent, et critique très explicitement le laxisme de la hiérarchie ecclésiastique des adversaires (79,22-31), ceux qui "se greffent sur le nom d'un mort", pratiquant des rites et des doctrines contraires à la Gnose…

L’enseignement continu du Bouddha divinisé, éternel et immuable, n’est évidemment plus le même que celui du sage éclairé d’antan. Ceux qui suivent l’enseignement du Bouddha divinisé vont même jusqu’à dénigrer le bouddhisme primitif et ses adeptes.
"C'est pourquoi je veux que vous sachiez qu'après que le Tathāgata quitte ce monde, à ce moment-là, il y aura des personnes qui enseigneront sur les thèmes de la permanence, de la félicité, du soi et de la pureté."

"Quand un roi qui fait tourner la roue du dharma apparaît dans le monde, les êtres ordinaires [=śrāvakas] ne seront plus capables de prêcher sur la moralité, la méditation ou la sagesse [śīla-dhyāna-prajñā, caturaṅga, voir ci-dessus] ; ils se retireront de ces activités, tout comme les voleurs de bétail se sont retirés."

"Si un tathāgata devait apparaître dans le monde et expliquer complètement aux êtres vivants l'enseignement ordinaire, mondain ainsi que l'enseignement extraordinaire, transcendant, cela permettrait aux bodhisattvas de le suivre et de prêcher ces choses par eux-mêmes. Une fois que ces bodhisattva-mahāsattvas obtiennent cet excellent sarpirmaṇḍa, ils continueraient à amener un nombre incalculable d'autres êtres vivants à obtenir eux aussi l'ambroisie intemporelle et insurpassée du dharma : c'est-à-dire la permanence, la félicité, le soi et la pureté d'un tathāgata." (Blum 2013[5])
Le naturel et les méthodes naturelles laissent place au surnaturel et à des méthodes surnaturelles. La dualité est résolue par un monisme surnaturel, et le pan “naturel” devient une simple illusion (māyā). Avec l’importance croissante de la pensée diversement interprétée (cittamātra, yogācāra, tathāgatagarbha, etc.) la moralité, la méditation et la sagesse (śīla-dhyāna-prajñā), tout comme la cognition valide (pramāṇa) et le raisonnement (yukti) peuvent aider à préparer l’individu à avoir un aperçu de la “nature de la pensée” (t. sems nyid) et de son essence de Bouddha (buddhadhātu), mais ne suffisent pas à la “bouddhification” d’un individu, conformément aux voeux de bodhisattva de Mañjuśrī, souvent pris comme modèle.

Le cosmos dans lequel nous évoluons, notre monde, nos corps, nos facultés, etc. appartiennent au domaine naturel, même dans une approche idéaliste ou moniste, qui considère le “naturel” comme une réalité inférieure, voire une illusion. La réalité supérieure est surnaturelle ou divine/spirituelle. Même en maîtrisant parfaitement le naturel à l’aide de la triple ascèse, le raisonnement, le repos dans la vacuité, etc., l’accès à la réalité surnaturelle, pourtant spontanément présente éternellement, n’est pas forcément réalisée. C’est même “la maîtrise”, la volonté, qui peuvent empêcher cela, et finalement surtout le manque de foi en la réalité surnaturelle, qui demande une soumission totale. 

La réalité naturelle est subordonnée à la réalité naturelle, comme dans toutes les religions (même celles qui se déclarent naturo-compatibles, immanentistes ou incarnées), quelles que soient les définitions ou modalités des deux réalités. En déclassant les méthodes naturelles, l’efficacité réelle et ultime est accordée au surnaturel. La bouddhification est d’ordre surnaturel ou divin. Le surnaturel/divin est recouvert par le naturel. Il s’agit donc de d’abord neutraliser le naturel par des méthodes naturelles (maîtrise, ascèse, purification, etc.), et lorsque le naturel est neutralisé, dans le sens qu’il n’occulte plus la réalité surnaturelle, celle-ci commencera à percer et à se manifester, d’abord par des bribes, puis pleinement. Voilà la théorie.

La métaphore du bloc de marbre contenant déjà la statue s’applique. Le bloc de marbre contient déjà la statue de Bouddha. Il est comme la base. En sculptant, le Bouddha apparaît petit à petit, c’est le chemin. Quand tout ce qui recouvrait la statue de Bouddha a été éliminée, elle apparaît en toute sa gloire, c’est le fruit. Cette métaphore piège la pensée, en partant d’un “fruit” qui serait déjà contenu dans la “base”. Idem pour le silence caché sous le son. Ce qui est plus étrange, et toujours sur le plan des métaphores, la lumière ne recouvre pas l’obscurité, et n’est pas ce qui est à éliminer, au contraire. "Dieu dit : Qu'il y ait de la lumière ! Et il y eut de la lumière." (Genèse 1:3)

Dans le Dzogchen, tout comme dans le tantrisme, “la base” et “le fruit” sont identiques, “le chemin” étant simplement le processus de reconnaissance de ce qui est déjà présent : reconnaître la statue du Bouddha déjà présente dans le bloc de marbre, comme Michelange... "Je ne fais que libérer la figure qui est déjà emprisonnée dans le marbre". Il suffit de déterminer ce qui est “l’essence” et d’enlever ce qui est non-essentiel, si tel était notre souhait ou mission.

Alternativement, on peut se contenter de la connaissance que l’on est déjà potentiellement un Bouddha, considérer non-essentiel ce qui doit l’être, ou ne pas lui accorder une importance ou une réalité. Prendre ses rêves pour la réalité. Il ne reste qu’à en convaincre les autres et la réalité naturelle…

***

[1] Le "Mahāvastu", un texte canonique de l'école Mahāsāṃghika Lokottaravāda du bouddhisme primitif compilé entre le IIe siècle avant notre ère et le IVe siècle de notre ère, présente une conception de la venue au monde du Bouddha qui s'apparente au docétisme observé dans certains courants gnostiques chrétiens.

Tout comme le Christ dans la vision docétiste, le Bouddha du Mahāvastu n'est pas conçu et né comme un être humain ordinaire. Il est décrit comme une "pure rayon de sagesse et de pouvoir" descendant du ciel de Tuṣita pour entrer dans le ventre de sa mère, la reine Māyā, de manière immatérielle.

[2]
What, brahmin, is the cause and condition
why, while Rājagaha exists
and the road to it exists
and you tell them the way,
one man takes a cross-road and goes west,
while another gets safely to Rājagaha? [6] Where is my responsibility,
Gotama? -
I only indicate the way.
Just in the same way, brahmin,
while Nirvana exists
and the road to it exists
and I tell them the way,
some of my disciples do,
and others do not,
succeed,
with this guidance and instruction,
in winning the ultimate goal of Nirvana.
Where is my responsibility, brahmin?
[3]The Lotus intimates that all buddhas are eternal but in fact only states that their lives are very, very long. In the Nirvana Sutra the buddha is and always has been eternal and unchanging. He appears on earth as he did, going through the motions of being born as prince and renouncing the household life, only to “correspond to the ways of the world” (Skt. lokānuvartana; Ch. suishun shijian 隨順世間). In other words, if he had not taken these elaborate steps, the people of Jambudvīpa (i.e., India) would not have trusted him as a genuine saint. He took on this human form so that people would pay attention to his message.”

BDK English Tripiṭaka Series, THE NIRVANA SŪTRA (MAHĀPARINIRVĀṆA-SŪTRA) VOLUME I (Taishō Volume 12, Number 374) Translated from the Chinese by Mark L. Blum, BDK America, Inc. 2013

[4]Ceux-ci viendront après toi et seront greffés sur le nom d’un mort tout en pensant qu’ils seront purifiés, alors qu’ils n’en seront souillés que davantage et qu’ils trébucheront sur un nom erroné, aux mains d’un magicien mauvais, et sur une doctrine multiforme, tout gouvernés qu’ils sont par l’hérésie. En effet, certains d’entre eux deviendront blasphémateurs de la vérité et médisants, et ils se calomnieront les uns les autres.” Apocalypse de Pierre (NH VII, 3) traduit par Jean-Daniel Dubois


[5]Therefore I want you to know that after the Tathāgata passes from this world, at that time there will be such people who lecture on the topic of permanence, bliss, self, and purity.”

When a dharma wheel-turning king appears in the world, ordinary people [=śrāvakas] will no longer be able to preach about morality, meditation, or wisdom; they will retreat from such activities, just as the cattle thieves retreated.”

Were a tathāgata to appear in the world and thoroughly explain to living beings the ordinary, worldly teaching as well as the extraordinary, transcendent teaching, it would enable bodhisattvas to follow him and preach these things on their own. Once those bodhisattva-mahāsattvas obtain that most excellent sarpirmaṇḍa, they would go on to bring an incalculable number of other living beings to where they, too, obtained the unsurpassed, timeless ambrosia of the dharma: that is, the permanence, bliss, self, and purity of a tathāgata.”

dimanche 31 mai 2020

Un corps de gloire sans âme, est-ce possible ?


Ange marseillais, cimetière Saint Pierre
Autre sujet abordé par François Malaval dans sa Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation : la plénitude de Jésus-Christ, qui n’est autre que son « union hypostatique », sa double nature divine et humaine. C’est sur ce point que la pratique de la contemplation devient clairement religieuse, et se sépare d’autres approches contemplatives. La même question se pose d’ailleurs pour le Bouddha, qui est présenté comme un guide humain chez les śramaṇa, « les bouddhistes avant de l’être ». Son statut de sage éveillé l’a en quelque sorte « divinisé ». On pourrait dire que le Christ est un dieu devenu humain, et le Bouddha un humain divinisé, mais très rapidement, les théories d’un Bouddha transcendant se développent[1] avec un panthéon, des saints, une mythologie et un culte.[2] La religion de ce Bouddha transcendant propose le salut par tous les moyens dont disposent les religions. Dès la Légende du Bouddha composée par Aśvaghoṣa, le Bouddha n’est plus un simple humain.

La double nature du Christ comme du Bouddha a l’avantage de présenter leur humanité anthropomorphe à ceux qui y sont sensibles. Philotée, l’interlocuteur de Malaval (qui est son directeur spirituel dans La Belle ténèbre), utilise l’humanité du Christ au début de son parcours d’élévation. Quand son directeur lui demande si la pensée de inhumanité de Jésus-Christ n’empêche pas en lui l’habitude de la contemplation, Philotée répond que « la très sainte humanité [lui] sert pour [s’]éléver doucement à la divinité ». Le directeur précise qu’il ne faut jamais « quitter » la très sainte humanité du Christ, mais en conserver la présence.
« Comme c'est le propre de Jésus-Christ de ramener les hommes à son père et à la future divinité, il vient un temps ou les âmes spirituelles accoutumés à la familiarité sensible du Sauveur, passent des mystères de sa vie à la considération des perfections divines, de la bonté de l'immensité, de la toute-puissance et des autres excellences de la nature divine. Alors elles quittent les mystères pendant quelques intervalles, mais ne quittent pas pour cela Jésus Christ parce qu’elles ont en elles l'habitude de la foi. Et lorsqu'elles pensent au mystère de la Trinité, à la procession du Verbe ou du saint Esprit, à la sainteté de Dieu, elles ne sauraient avoir en même temps la pensée de l'humanité. Elles en conservent seulement le souvenir habituel qui leur serait impossible de perdre. C'est comme si nous disions à un fils qui ne doit jamais quitter son père. Nous n'entendons pas l'obliger à tenir les yeux sans cesse collés sur lui, mais à le conserver toujours en sa mémoire, pour lui rendre en temps et lieu ce qu'il lui doit. »
La divinité du Christ est en même temps la promesse de la "divinisation" de l’âme humaine à travers lui. Pour que l’âme s’élève, les différentes étages inférieurs et supérieurs de l’âme doivent être progressivement largués pour que l’âme se mette en orbite autour de Dieu. Malaval écrit : « […] l’âme, après avoir été revêtue de la lumière de gloire et élevée à un état qui la rend une même chose avec Dieu, cette élévation, connaît Dieu par sa propre connaissance, l’aime de son amour, l’adore, le loue, le glorifie par des actions qui lui sont entièrement propres. »[3] Après la mort, le corps ne fait plus obstacle à l’opération de l’âme, la forme est libérée de la matière (l’hylémorphisme d’Aristote)[4].
« Le corps est semé dans la corruption, il ressuscitera dans l’incorruptibilité. Il est semé dans l’ignominie, il ressuscitera dans la gloire ; il est semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la puissance. Il est semé corps animal, il ressuscitera corps spirituel » (1 Co 15, 42b-44a).
Ce corps spirituel, est le corps de gloire, un corps de lumière, de la même nature que le corps glorieux du Christ ressuscité.
« ‘Corps spirituel’, au sens large de l’expression, signifie corps traversé de part en part par l’esprit, entièrement pénétré de l’âme. » (Étienne Vetö, article cité)
Thomas d’Aquin a décrit les (quatre) qualités (« dots ») de ce corps de gloire : la subtilité, l’incorruptibilité ou l’impassibilité, l’agilité et la clarté (voir l’article d’Étienne Vetö pour les détails). Le corps de gloire « est entièrement maître de sa communication aux autres », et Étienne Vetö le qualifie ainsi de corps « communicant », ce qui pourrait être une traduction parfaite de sambhogakāya.

Luyipa, mangeant les entrailles d'un poisson HA50153
Mais tel qu’en parle Vetö, le corps du Christ ressuscité a l’air tout aussi réel d’un nirmaṇakāya, sans être passé par la case (re)naissance.
« Le corps du Ressuscité n’était pas imaginaire ou apparent, comme dans les cas d’apparitions angéliques : la preuve en est qu’il y a eu réellement manducation au bord du lac de Galilée, lorsque le Ressuscité mange avec ses disciples – alors que l’ange de Tobit n’en donne que l’apparence. Tout subtil et spirituel qu’il est, il n’en a pas été non plus pour autant transformé en esprit, en substance spirituelle : il serait absurde que l’âme-forme soit unie à une autre substance spirituelle. Il s’agit bien d’un vrai corps matériel. »
« Le corps glorieux doit par définition posséder un lieu, que le Docteur Angélique situe « au-dessus de tous les cieux » (Eph 4,10), avec le corps glorieux du Christ. » (Vetö)
A lire cela, on voit bien que le bouddhisme ésotérique n’a rien à envier aux religions du Livre. Même si en tant que « bouddhisme » il prétend ne pas croire en l’existence de l’âme (ātman), ses doctrines, croyances et pratiques kāyayoguiques montrent qu’un corps de lumière (d’arc-en-ciel), de gloire, qui est tout spirituel ne peut être autre que « l’âme ». Le lieu de ce corps désincarné de lumière, est le monde des siddhas (siddhaloka) ou une autre Terre pure, constituée autour d’un Bouddha transcendant.

Une différence de taille est cependant l’intérêt particulier que porte le bouddhisme ésotérique à l’édification du corps de gloire (kāyasādhana), qui n’est pas attendue comme une grâce reçue. Bien sûr, comme toute grâce dépend du Maître et de la divinité indissociable, la non-réussite de l’édification sera due au manque de sa grâce, mais tout est mise en œuvre dès cette vie-ci pour réussir son édification.

***

[1] Histoire du bouddhisme indien, E. Lamotte, p. 715. Les sarvāstivādins ont jeté les bases de la doctrine du triple Corps du Bouddha, les Mahāsāṃghika ont inventé un Bouddha transcendant.

[2] Lamotte, p. 687

[3] Malaval, p. 166

[4] Le corps humain à la lumière du corps du Christ ressuscité chez Thomas d’Aquin, d’Étienne Vetö, dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques 2016/1 (Tome 100), pages 97 à 116

jeudi 14 février 2013

L'oeil plus gros que le ventre



Dans la conception de l’existence comme un cycle sans fin (saṁsāra), la libération était la sortie définitive de celui-ci. L’ascèse consistait à épuiser les conditions qui pérennisent l’existence. L’épuisement de ces conditions était l’au-delà des peines (nirvāṇa). Celui-ci atteint, il n’aura plus de naissance. L’idéal du bodhisattva vient changer la nécessité de sortie. Le bodhisattva travaille toujours à épuiser les conditions de l’existence cyclique, mais il ne fait pas de sortie et s’engage à alléger les souffrances d’autrui et à éliminer les causes de la souffrance. Il est ainsi celui où se réunissent le saṁsāra et le nirvāṇa, l’activité et la paix.

Cette conception se combine assez aisément avec le taoïsme, où le yin céleste est ombre, froid, repos, mort, féminité, solstice d’hiver et contraction et le yang terrestre lumière, feu, vie, masculinité, solstice d’été et expansion. Deux forces opposées, deux souffles, deux côtés de la même médaille. Les deux aspects de l’Éveillé, deux intuitions ou deux corps : le corps spirituel (invisible) et le corps formel (visible).

Selon le RGV, les corps formels se déploient naturellement, sans aucun effort de la part de l’Éveillé.[2] l’Éveillé, ne l’oublions pas, c’est pour ainsi dire chacun au plus profond de soi. Sans bouger, l’Éveillé se manifeste sous toutes les formes. Il diffuse la lumière de l’intuition comme le soleil sa lumière.[3] Sa Pensée est comme le précieux joyau (cintāmaṇi). Et ce qui fait que l’on voit l’Éveillé en notre pensée c’est l’absence de souillure, semblable au béryl.[4] C’est en fonction de de l’absence de souillures du béryl de notre pensée, que les formes de l’Éveillé (buddhapratibimba) y sont présentes ou absente, mais le Seigneur (muni) n’apparaît ni disparaît dans son corps spirituel (dharmakāya), qui est comme Indra (Sakra).[5] Et cela sans effort tant que le monde existe[6].

Ce passage est suivi d’un avertissement (disclaimer) : les métaphores ne sont que des métaphores et leur portée est limitée. Chacune des métaphores[7], corrige et répare la dissimilarité de la métaphore précédente. P.e. l’Éveillé est comme le soleil, mais pas tout à fait, car le soleil ne peut pas dissiper toute l’obscurité. Ce serait plutôt le joyau qui exauce/ le béryl qui détruit l’obscurité, car il a une lumière incréée.[8] Mais ce joyau n’est pas si difficile à trouver que l’Éveillé[9]. Les métaphores sont donc insuffisantes et ne sont certainement pas à prendre littéralement. C’est ce qui arrive cependant sans cesse.

L’exemple de la luminosité de l’esprit et son exploitation visionnaire a fait une carrière spectaculaire qui dure toujours. Ainsi, la lumière incréée et invisible (mais qui vainc l’obscurité) de l’intuition non-représentationnelle (la basse continue du bouddhisme), devient lumière visible et se fractionne en cinq lumières, cinq intuitions, qui seront la matière première d’un bodhisattva ingénieur, lui permettant de construire un monde pur, une création pure, faite de gnose, à coups de yoga (qui signifie « effort »), de mantras et de rituels, et où tout est fait pour durer. Ce n’est pas la voie naturelle de (re)connaissance, mais une voie d’artifices (upāya) qui transmute. Cette transmutation est possible grâce à la nature lumineuse de la pensée.

L’approche du RGV, de l’accès à la non-représentation, des Suiveurs de la conscience et de la Mahāmudrā d'Advayavajra est plutôt passive, c’est-à-dire sans effort, sans action appuyée. L’activité « transformatrice » découlant spontanément du Cœur de l’Éveillé. Le RGV explique que l’intellect peut être plus ou moins « pur » (T. dag), c’est-à-dire « sans souillure », ou sans « poussière dans les yeux »[10]. Ceux qui ont l’intellect le moins pur sont les êtres du monde (laukika), suivis des auditeurs (śrāvaka), les ascètes solitaires (kāntacāri), les sages (dhīmat) puis les Éveillés. La quantité de poussière semble proportionnelle à la grossièreté de l’élément auquel ils sont comparés. Le RGV dit que les quatre premiers sont respectivement comparés à la terre, à l’eau, au feu et au vent, car ils soutiennent le monde.[11] Mais l’Éveillé est comparé à l’espace, car il dépasse à la fois ce qui est mondain et supramondain (laukyalokottara). Autrement dit, le saṁsāra ET le nirvāṇa. Dans une autre comparaison élémentaire du RGV, ce n’est pas l’Éveillé, mais la nature de la pensée (cittaprakṛti) qui est comparée à l’espace. La nature (prakṛti) [de la pensée] est semblable à l'espace. Au fur et à mesure que les éléments « du monde » s’ajoutent, l’intellect se voile, et le monde se fige. Pour rappel :
« L'élément air est semblable à l'engagement mental incorrect (ayoniṣomanaskāra).
L'élément eau est semblable à l'agir (karma) et aux passions (kleśa).
L'élément terre est semblable aux constituants psychophysiques (skandha), aux domaines perceptuels (āyatana), et aux éléments constitutifs (dhātu). »
On voit le lien entre l’émergence progressive des « éléments » et l’enracinement dans le monde. L’émergence de fonctions psychiques comparées aux éléments, qui sont utilisés de façon métaphorique dans le RGV, fait pendant à un mode d’émergence plus concrète des éléments dans le taoïsme religieux. Sans les précautions et les avertissements du RGV.
« Le yin et le yang se transformèrent et formèrent les Cinq Agents qui sont le Bois, le Feu, le Métal, l’Eau et la Terre. On les appelle aussi les Cinq Souffles. » La théorie des Cinq Agents rend compte de la croissance et de la décroissance des êtres et des choses. Chaque Agent est susceptible d’être « conquis » ou détruit par celui qui est plus fort que lui : le Bois par le Métal, celui-ci par le Feu ; ce dernier par l’Eau et celle-ci par la Terre, que le Bois peut vaincre (cet ordre de destruction se trouve à partir de l’ordre d’engendrement en sautant une « génération ».[12] 
Chez les taoïstes, il y a une divergence entre Zhuang-zi et Ge Hong. Le mode d’émergence devient plus concrète au fur et à mesure que se développent les diverses méthodes de recherche d’immortalité qui cherchent à l’utiliser et à le contrôler. On voit la même tendance au Tibet. On trouve alors à l’origine un état primordial, qui dépasse la polarité. De l’énergie (T. gdangs S. ghoṣa) de la vacuité jaillit la luminosité (T. gsal ba), qui engendre les cinq lumières. Si la nature des cinq lumières est reconnue, elles seront les cinq éléments purs (nirvāṇa). Sinon, les éléments ne seront pas reconnues comme étant la manifestation des lumières pures de l’état fondamental, et c’est l’existence cyclique qui s’ensuit.[13] Dans la conception yogico-alchimiste qui s’est développée à partir du 12ème siècle environ, la lumière sous la forme de cinq lumières, a pris de la substance. Elle n’est plus simplement un reflet (pratibimba), mais quasiment une substance que l’on peut saisir "yoguiquement et gnosiquement", capturer, et qui peut nous reconduire à la source[14]. Les cinq lumières donnent forme à l’univers, au corps, aux canaux, aux souffles, aux organes, aux passions et les animent. Il ne s’agit alors plus tellement de rester dans le Cœur en laissant se déployer l’activité spontanément, comme autant de reflets (pratibimba) naturels, mais d’intervenir au niveau des cinq lumières. De les couler comme une matière première. De réparer les déséquilibres éventuels en rétablissant l’équilibre à l’aide des cinq lumières et leurs dérivés. Comme si elles n’étaient pas les reflets naturels de la source. Cela revient à oublier la vérité de la source, la Base, et son rôle primordial. Ou du moins, à s'éloigner du message du RGV. Les cinq lumières ont beau être pures, elles sont toujours un "produit". Leur manipulation, même pour de bonnes raisons, n'est pas leur déploiement spontané.  

Le taoïsme philosophique, ne disait-il d'ailleurs pas ?
XII- Les cinq couleurs aveuglent la vue de l’homme,
les cinq tons assourdissent l’ouïe de l’homme,
les cinq saveurs gâtent le goût de l’homme,
les courses et les chasses égarent
le cœur de l’homme
la recherche des trésors excite
l’homme à commettre le mal.
C’est pourquoi le Sage s’occupe du ventre
et non de l’oeil.
C’est pourquoi il rejette ceci
et choisit cela.[15]
Le vieux débat de l'art contre la nature. Ce n'est évidemment pas l'un ou l'autre, surtout pour l'être humain qui se situe entre les deux. Mais la liberté, la pureté et l'équanimité ont besoin de se tourner vers la part spontanée. Les cinq lumières seront naturellement présentes en tous les cas de figure. La lumière guidera les actions. Pas besoin des Révélations pour dicter des modèles à suivre.

***

[2] "Why, then, in this exposition of examples, is the Buddha, who is always of neither origination nor extinction, explained to be seen with appearance and disappearance and as having actions, to work among all living beings, without effort and without interruption? [To answer this question, there are three verses]" Bibliotheca polyglotta

[3] 87. tshangs bzhin zag med gnas las ma bskyod par || sprul ba rnam pa du ma rab tu ston || nyi bshin ye shes snang ba rab sbro gang || rnam dag rin chen yid bshin nor ’dra’i thugs ||

[4] 89. dag pa bai ḍūrya ’dra yi || sems las sangs rgyas mthong ba’rgyu || de dag pa ni mi zlogs pa’i || dad pa’i dbangṅ po brtas pa nyid ||

[5] 90. dge ba skye dang ’jig pas na || sangs rgyas gzugs ni skye dang ’jig || brgya byin bshin du thub pa ni || chos kyi sku la skye ’jig med ||

[6] 91.de bzhin du ni ’bad med par || skye med ’gag med chos sku las || srid pa ji srid gnas bar du || ston pa la sogs mdzad pa ’jug ||

[7] Indra, le tambour divin, les nuages, Brahmā, le soleil, le joyau qui exauce, l’écho, le ciel et la terre (T. brgya byin rnga dang sprin bzhin dang*//tshangs nyi rin chen yid bzhin nor rgyal bzhin || sgra snyan nam mkha’ sa bzhin)

[8] Le rayonnement ultraviolet, étant invisible à l’œil nu, il peut sembler que l’éclat de béryl est causé par une lumière "incréée".

[9] nyi ma’i gzugs bshin gtan du ni || mun pa ’joms min de ’dra’ang min || yid bzhin nor ’dra ’byung ba ni || rnyed par mi dka’ de ’dra’ang min ||

[10] Ayacana Sutta, SN 6.1 http://www.accesstoinsight.org/tipitaka/sn/sn06/sn06.001.than.html

[11] ’jig rten kun gyi nyer ’tsho’i phyir || sa chu me rlung rnams dang mtshungs

[12] Comprendre le tao, Isabelle Robinet, p. 164-166 citant YJQQ 55.1b (Yun ji qi qian, Commentaire sur les écritures de l’empereur jaune)

[13] Tenzin Wangyal, Les prodiges de l’esprit naturel, p. 188

[14] La lumière qui descend, la lumière qui remonte et leur rejonction. Corbin, Homme de lumière, p. 83, 97. Ou la Lumière Mère et la lumière Fils. Mais ce sont des points de vue essentialisés de la lumière.

[15] Philosophes taoïstes, La Pléiade, p. 14