dimanche 12 mai 2024

Le Christ comme Sad-guru

Christ, Saint Pierre, Marseille

Le très positif Soi “lumineux” annoncé dans le Mahāyāna Mahāparinirvāṇa-sūtra, et développé dans les doctrines de l’essence de Bouddha (buddhadhātu, tathāgatagarbha, etc.), a fini par neutraliser et remplacer les approches apophatiques du non-soi (anatta), de la coproduction conditionnée (pratītyasamutpāda), de la non-essentialité (asvabhāva) et de la vacuité (śūnyatā). Avec l’intégration du culte divin, comme “moyen habile” (upāya) par Ratnākaraśānti (ca. 970-1045 C.E.) et d’autres, le lien “lumineux” entre le Soi et le Divin était confirmé, les qualités naturellement présentes au niveau du Soi, bien que obnubilées, étant parfaitement actualisées au moment de la réunion du Soi et sa source divine “lumineuse”. Les bouddhistes pratiquant les formes anciennes (les “deux premiers tours de la roue”) étaient fréquemment insultés, dénigrés et accusés d’avoir trafiqué l’enseignement du Bouddha (“voleurs de bétail[1]”, “sots”, “hoi polloi”, “débutants[2], …).

Le bouddhisme ésotérique n’utilise les méthodes anciennes (apophatiques) que pour déterminer ce que le Soi n’est pas, et à partir de là s’engage dans la voie positive de la déification ou "bouddhification" du Soi lumineux, éventuellement porteur des qualités intrinsèques Lumineuses de la Luminosité-source ou du Divin qu’il veut réintégrer. Autrement dit, l’objectif commun du hindouisme, la réalisation que le Soi individuel (ātman) n’est autre que le Brahman, le Soi universel ou divin. Avec ou sans qualités inhérentes (guṇa). Pour l’indien Ramunaja (11ème) et le tibétain Longchenpa (14ème) c’était avec qualités inhérentes s'il vous plaît.

Le rapprochement du Soi individuel (ātman) du Soi universel (Brahman) passe souvent par la pratique d’une divinité. Cela vaut pour l’hindouisme et pour le tantrisme, bouddhiste ou non-bouddhiste, qui passent par le théisme et toutes les pratiques associées pour atteindre leur objectif. Bien sûr, on peut dire que ce théisme n’est qu’un moyen habile (upāya) ou méthode provisoire (vyavasthā), on peut interpréter à l’infini le symbolisme théiste au niveau de “qualités” de l’esprit, archétypes, le sacrifice ultime de l’ego, que tout ceci est vide en essence, que seule l’efficience est réelle, etc. etc. Comment savoir ce qui se passe au for intérieur d’un individu ? Mais les croyances et pratiques théistes sont bien là. Pourquoi ces symboles-ci et pas d’autres ?

Il y a eu des tentatives, y compris dans l’hindouisme, de développer des méthodes de “libération” plus directes, mais toujours avec le même arrière-fond théiste. Ainsi, il y avait un Ramana Maharshi (1879 - 1950), qui vu de l’extérieur ressemblait davantage au Bouddha qu’un tantriste bouddhiste. Sa méthode était l'enquête du soi (ātma-vicāra ou jñānayoga) : “Se concentrer de manière continue sur la source intérieure du "je" ou "je suis", afin de découvrir le vrai Soi, ou Ātman. Cette pratique vise à transcender l'ego et à réaliser directement la non-dualité du Soi.” Peut-on réellement parler de “non-dualité” si au fond le Soi Lumineux est depuis toujours, essentiellement, inséparé du Soi divin? N’est-ce pas plutôt une non-dualité moniste ? Il semblerait que Ramana Maharshi n’ait pas suivi de méthode théiste, simplement cette enquête du soi continue. Sa transmission spirituelle passa par des sessions de questions et réponses, alimentant ainsi l’enquête du soi de ses étudiants. Cela ressemble à l’Introduction (t. ngo sprod), telle qu’elle est expliquée par Khenpo Tsultrim Gyamtso Rinpoche et telle qu’elle se déroule comme dans la rencontre entre Milarepa et le jeune berger Ras pa sangs rgyas skyabs (Mi la mgur ‘bum).

Dans le bouddhisme ésotérique du Tibet, l’Introduction (t. ngo sprod) ne suffit pas. Après celle-ci, il convient de s’engager dans le Vajrayāna, le Dzogchen ou une autre voie théiste ou moniste ésotérique pour arriver au plus vite à la réalisation la plus Lumineuse et la plus complète. Quand on présente le bouddhisme tibétain de façon générale, à une audience générale, c’est la méthode directe qui est présentée. Quand on s’y engage réellement, on aura affaire à une religion avec tout ce que cela implique, notamment les “appareils idéologiques”.

Rien n’empêche un bouddhiste ou un adepte de Ramana Maharshi de se limiter à l'enquête du soi, ou de préserver la reconnaissance de la nature de l’esprit tout en pratiquant le triple entrainement (s. triśikṣā t. blab pa gsum). Pour les suiveurs de “la troisième tour de la roue”, cela ne suffit pas, car il manquerait une méthode de déification ou d’autodéification (ou “bouddhafication”) du Soi lumineux.

Quand on regarde la quantité et la diversité des divinités tantriques, souvent adoptées, adaptées et améliorées de traditions plus anciennes, on voit bien que ce qui importe n’est pas la forme spécifique d’une divinité. Le symbolisme des attributs, etc., ne sert qu’à ancrer la divinité dans une tradition ou transmission spécifique. Le phénomène même des avatars montre que ce sont la “Luminosité” (Noûs, Logos) et une autorité divine qui priment. Un occidental avec un passé chrétien pourrait par exemple suivre un parcours bouddhiste classique, et, si affinité, passer à la déification/bouddhafication, conformément aux voeux de Ratnākaraśānti et d’autres, mais en prenant le Christ pour divinité intermédiaire. Le Christ est un Logos pour le moins aussi Lumineux qu’un Bouddha cosmique ou un Mañjuśrī.
(5) Par conséquent, la méditation des deux [l'esprit en tant que divinité et la vraie nature des divinités en même temps], parce qu'elle est extrêmement agréable pour l'esprit et parce qu'elle est une consécration (abhiṣeka) particulière, permet d'obtenir très rapidement l'éveil parfait le plus élevé.[3]"
Le moine bénédictin Henri Le Saux alias Abhiṣiktānanda (1910-1973) avait fait le chemin inverse, en intégrant l'Advaita Vedanta avec sa propre foi chrétienne, et en suivant Ramana Maharshi pendant un temps. Henri Le Saux avait cherché à expérimenter directement la présence de Dieu, qu'il a identifiée avec le Soi de l'Advaita Vedanta. Cette expérience directe transcendait selon lui les limitations des doctrines et des pratiques religieuses traditionnelles. La figure du Christ était pour lui une manifestation du Soi universel.
Le Christ ne perd rien de sa vraie grandeur quand il est libéré des fausses grandeurs dont l'avaient attifé les mythes et la réflexion théologique. Jésus est l'épiphanie merveilleuse du mystère de l'Homme, du Purusha (14), du mystère de chaque homme, comme le fut le Buddha, et Ramana et tant d'autres. Il est ce mystère du Purusha qui se cherche dans le Cosmos. Son épiphanie est fortement marquée par le temps et le lieu de son apparition en chair » (2.1.73).[4]

Je me sens profondément hindou et profondément chrétien, mais mon vrai guru, mon sad-guru, c’est le Christ. C’est dans sa conscience universelle que je dois me perdre moi-même et me sentir en tout ; oublier mon propre aham, mon petit je, dans son Je majuscule, Aham divin.” (Journal intime, 1950)
Avec toutefois cette particularité qu’il ne tourne pas le dos à la terre et aux terriens, et qu’il ne cherche pas à sauver des âmes, à restaurer l’Ordre ou à discipliner les êtres. Pas de fuite en la Conscience universelle du haut, éventuellement suivi de missions de conversion en bon soldat ici-bas.
Libéré, le yogi chrétien est libérateur. Le disciple de Bouddha, a appris à répandre sa compassion sur tous les êtres. Le discple de Jésus n'a même pas à exercer consciemment cette compassion, qui parfois se nuance de façon pénible de condescendance envers qui n'a pas encore trouvé la voie de la libération.” (p. 289-290)

L'homme qui aime et sert à la suite de Jésus est un libéré, d'une libération combien plus vraie que cette pseudo-libération qui consiste en un ersatz d'expérience au niveau du concept et dont se contentent trop les soi-disant védantins et yogis d'Inde et d'Europe. Il a « défait les nœuds de son cœur », comme dit l'Upanishad; cette attache de soi au monde mouvant de ses désirs et de ses identifications successives, à ce qu'il pense, perçoit, sent et désire; il est libéré de cet égoïsme qui est la source de toute peine et de toute crainte. Bien sûr les vagues des passions intérieures et des attaques et appels du dehors continueront à déferler sur lui; il en sentira souvent l'angoisse (car le stoïcisme n'est pas son idéal), comme Jésus lui-même, spécialement en son agonie à Gethsémani; mais cette angoisse n'affectera jamais son être profond, le lieu en lui du Pneuma, de l'Esprit. Au milieu de toutes les contradictions et souffrances il gardera sa paix et sa joie profonde. Différent du stoïcisme, cela ne l'est pas moins du nirvāna objet de pensée, et dont le concept précisément marque la vie du bouddhiste qui n'en n'a pas encore l'expérience, l'anubhava. Le disciple de Jésus continue à s'intéresser à ses frères, aux problèmes des hommes et à ceux de la société dans laquelle il vit, mais l'intérêt qu'il leur porte n'est ni dispersant ni distrayant, ni non plus asservissant, car ce prochain qu'il aime, qu'il sert et dont il veut le salut est précisément ce mystère le plus profond de soi-même. (p.289)

La Présence transparaît dans le prochain aussi certainement qu'elle transparaît en Jésus. La foi en Jésus n'est pas intégrale si elle ne se plénifie pas en la foi en l'homme, en la reconnaissance de la divine filiation, ou, si l'on préfère, de l'appel divin à être fils de Dieu à l'origine même de l'être de chaque personne humaine. (p. 288)
Fils de Dieu, fils de Brāhma, fils du Bouddha… L’avantage du Christ comme “divinité médiatrice”, ou modèle (voir aussi la Christo-fiction de François Laruelle), serait notamment son plus grand intérêt, pour les problèmes des hommes et ceux de la société, à condition que le Royaume soit possible ici-bas. L’autre avantage est qu'une approche “bi-religieuse” a de plus grandes chances d’éviter les pièges dogmatiques et sectaires. La désacralisation du Bouddha (voir aussi la “Buddho-fiction” de Glenn Wallis) et du Christ libérerait ce modèle d’interprétations strictement religieuses et dogmatiques et offrirait de nouvelles manières d'engager des questions philosophiques et existentielles.

L’incarnation du Bouddha en Occident ne s’est pas déroulée comme beaucoup parmi nous (de la première et deuxième génération) l’avaient souhaité. Le décalage entre les attentes et les réalités du “bouddhisme” était trop grand. Le Bouddha n’était pas aussi rationnel et raisonnable que sa présentation en Occident le faisait croire. Ne parlons pas de science, y compris "de l'esprit". Le colonialisme et l’orientalisme ne sont d’ailleurs pas les seules raisons du malentendu. Le “bouddhisme” réel, tel qu’il est vécu et pratiqué en Asie est bien plus éloigné des valeurs occidentales contemporaines, que la version qui en était présentée. Le bouddhisme est incarné en Asie, c’est-à-dire il a des racines profondes grâce à ses “Appareils Idéologiques d’État (AIE)”. Le bouddhisme présenté en Occident est arrivé à la suite d’autres spiritualités non-incarnées (hermétisme, ésotérisme occidental, théosophie, New Age, etc.). Leur exotisme peut séduire un certain temps, mais sans incarnation elles ne dureront pas, surtout s’il ne reste pas d’atomes crochus avec le temps, et qu’il y a une rotation rapide de sympathisants. D’ailleurs, le bouddhisme n’est pas à l’abri d’abus de tout genre.
« L'erreur habituelle de l'Occidental (et notamment des théosophes) est de se comporter comme l'étudiant de Faust qui suit les mauvais conseils du diable, de tourner le dos à la science, de s'adonner à l'extase orientale, de prendre à la lettre les exercices de yoga et de devenir un pitoyable imitateur. La théosophie est le meilleur exemple de cette méprise. En agissant ainsi, il abandonne l'unique terrain sûr de l'esprit occidental et se perd dans un brouillard de mots et d'idées qui ne seraient jamais sortis de cerveaux européens. »

« C'est pourquoi il ne s'agit pas d'imiter artificiellement les peuples lointains, voire de leur envoyer des missionnaires, mais de bâtir sur place la civilisation occidentale qui souffre de mille maux, et de prendre pour cela l'Européen réel dans sa vie quotidienne d'Occidental, avec ses problèmes conjugaux, ses névroses, ses idées politiques absurdes et tout le désarroi de son univers. » Carl-Gustav Jung, Commentaire sur le mystère de la fleur d'or, Introduction aux difficultés de l'européen face à l'orient
Quitte à s’engager dans une religion ou une tradition théiste, autant reprendre celle qu’on connaît le mieux ou qui nous est plus proche, éventuellement en appliquant les principes de la “Christo-fiction” ou “Buddho-fiction”, ou en pratiquant les éléments les plus universels du bouddhisme et, si on le souhaite, en poursuivant “théistement” avec Jésus, etc., en “Sad-guru” ou “yidam”, comme l’avaient fait Henri Le Saux et d’autres. Après tout, c’est l’expérience immédiate (et ses retombées) qui compte, pas les variables rituelles d’un sādhana.
Il est vrai que l’écrasante majorité des gens cultivés ne possèdent qu’une personnalité fragmentaire et emploient une quantité de succédanés au lieu de biens authentiques. Or, pour cet homme, être ainsi fragmenté signifiait une névrose et signifie la même chose pour un grand nombre d’autres sujets. Ce qu’on nomme couramment et par habitude la religion constitue un succédané à un degré de fréquence si étonnant que je me demande sérieusement si cette sorte de religion – j’aime mieux l’appeler confession – ne remplit pas une fonction importante dans la société humaine. Manifestement, la substitution tend à remplacer l’expérience immédiate par un choix de symboles appropriés, incorporés dans un dogme et un rituel solidement organisés.[5]” (Carl-Gustav Jung)

***

[1]After the World-honored Tathāgata enters nirvāṇa, they will steal the remaining good dharma he leaves behind—be they teachings on morality, meditation, or wisdom [triśikṣa] —just like the thieves who looted the herd of cows [from the farm]. But although ordinary people have obtained [the Buddha’s teachings on] morality, meditation, and wisdom, they lack the skills that would enable them to attain liberation by means of these teachings. With their attitude they simply cannot obtain the permanent morality, the permanent meditation, or the permanent wisdom that is liberation, just like that group of thieves who did not know the means by which to acquire sarpirmaṇḍa and so lost [that opportunity].”

“Therefore I want you to know that after the Tathāgata passes from this world, at that time there will be such people who lecture on the topic of permanence, bliss, self, and purity.”

“When a dharma wheel-turning king appears in the world, ordinary people [=śrāvakas] will no longer be able to preach about morality, meditation, or wisdom; they will retreat from such activities, just as the cattle thieves retreated.”

“Were a tathāgata to appear in the world and thoroughly explain to living beings the ordinary, worldly teaching as well as the extraordinary, transcendent teaching, it would enable bodhisattvas to follow him and preach these things on their own. Once those bodhisattva-mahāsattvas obtain that most excellent sarpirmaṇḍa, they would go on to bring an incalculable number of other living beings to where they, too, obtained the unsurpassed, timeless ambrosia of the dharma: that is, the permanence, bliss, self, and purity of a tathāgata.
” (Mahāyāna Mahāparinirvāṇa-sūtra, Blum 2013)


[2]The sphere [dhātu] is the ultimate truth. It is said that by seeing its nature [rang bzhin] you see ultimate truth. But again, it is not the case that an emptiness in which nothing exists at all is the ultimate truth. To fools, ordinary beings, and beginners, the teachings on selflessness and so forth were given as a remedy for being attached to a self. But [this selflessness or emptiness], it should be known, [is] in reality the sphere [or] luminosity, [which is] unconditioned and exists as something spontaneously present.” Klong chen pa: Grub mtha' mdzod, 185.6-186.2. Traduction anglaise, A Direct Path to the Buddha Within, Klaus-Dieter Mathes

[3]MadhyamakanisingTantric Yogācāra: The Reuse of Ratnākaraśānti’s Explanation of maṇḍala Visualisation in the Works of Śūnyasamādhivajra, Abhayākaragupta and Tsong Kha Pa, Daisy S. Y. Cheung. Traduction automatique en français.

[4] Intériorité et révélation, essais théologiques, Henri Le Saux, Editions Présence, 1982, p.27

[5] La religion peut être un moyen de défense contre des expériences bouleversantes, C. G. Jung, Psychologie et religion, Paris, La Fontaine de Pierre, 2019.

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