samedi 25 mai 2024

Réécritures de l'histoire du "mahāmudrā"


Les Annales de Gö Lotsawa Zhönu Pal (1392-1481) intitulés “Deb ther sngon po”, traduits en anglais (1949) sous le titre “The Blue Annals” par George N. Roerich (1902-1960) et Gendün Chöphel (1903–1951), contiennent un chapitre (XI[1]) consacré à l’origine du Mahāmudrā. Le chapitre commence par une réfutation de croyances erronées[2], et continue, selon Kevin Bache, par une “Explication philosophique de la "théorie de la relativité" comme antidote aux idées fausses[3]”. Kevin Bache de l’Université de Virginia se base sans doute sur la traduction de George N. Roerich et Gendün Chöphel de ce passage, qui comporte de nombreux ajouts élaborés, notamment pour expliquer que “l’intuition du Grand sceau” (t. phyag rgya chen po’i ye shes s. mahāmudrā-jñāna), signifierait en fait “Relativité”... L’initiative de cette modification du sens en profondeur incombe entièrement aux auteurs de “The Blue Annals”, qui s’appuient pour cela sur une classification plus tardive en trois types de mahāmudrā : selon les sūtra, selon les tantras, ainsi qu'une réalisation immédiate pour des individus extraordinaires, en anglais : “Sūtra Mahāmudrā, Tantra Mahāmudrā, and Essence Mahāmudrā”.

Gö Lotsawa Zhönu Pal (1392-1481) ne connaissait clairement pas cette classification, ni Gotsangpa (Gonpo Dorje 1189-1258) d’ailleurs, qu’il cite pour rappeler la transmission de “l’intuition du Grand sceau” (s. mahāmudrājñāna), telle qu'elle était connue à son époque. Il s’agit bien d'une transmission qui descendrait de Saraha, en passant par Śavaripa et Maitrīpa.

Ci-dessous ma traduction française du passage pertinent, suivi de la traduction anglaise avec les ajouts. La version tibétain en Wylie est ajoutée à la fin de ce blog.
“[984] Seul le Bouddha avait trouvé la méthode pour la libération des êtres, personne d'autre. Il avait vu qu'il fallait s'abstenir de la croyance en une essence (s. ātmadṛṣṭi) dans les dharmā, afin de se débarrasser de l'obnubilation des connaissables (s. jñeyāvarana), et qu'il fallait par la suite s'efforcer de se débarrasser de la croyance [en les dharmā].

C'est par la vue qui donne accès à leur vacuité (s. śūnyatā), que la croyance en la réalité des "dharmā" [en tant que constituants ontologiques] est abandonnée. Cette [croyance] est abandonnée par l'application (t. 'gal ba) d'une mode d'appréhension (t. 'dzin stangs). La vue/théorie[4] (s. dṛṣṭi) de la vacuité est développée en s'engageant dans un océan d'écritures (s. āgama) et de raisonnements.

Si l’intuition du Grand sceau (s. mahāmudrājñāna) était une cognition épistémique (s. pramāṇa) inférentielle obtenue par un raisonnement servant d’antidote pour se débarrasser de l'application du mode d'appréhension[5],

" [Cette] inférence ne sera qu'une cognition conceptuelle,
Et la cognition conceptuelle est une non-connaissance (a-vidyā)[6]"

A dit Śrī Dharmakīrti

Il n'y a pas de mode d'appréhension comme antidote pour s'en débarrasser. Si l'on y applique des instruments épistémiques (s. pramāṇa) et des modes d'appréhension, cela n'aboutit qu'à des dérives.

Par conséquent, l’antidote pour éviter que cela devienne une vue/croyance/théorie est la l’intuition du Grand sceau (s. mahāmudrājñāna). Celle-ci vient de la grâce du Maître authentique (s. sad-guru).

Voilà pour ce qui est de l’évolution de cette doctrine.

[985] En ce qui concerne cette [doctrine], selon le Seigneur de dharma (dharmasvāmin) Gotsangpa [Gonpo Dorje 1189-1258], le grand brahmane Saraha fut le premier (mgo 'don pa) dans le sillage de cette doctrine de Bouddha Śākyamuni, à enseigner la voie éminente appelée "Grand sceau" (Mahāmudrā). Les détenteurs de cette transmission indienne étaient le seigneur Śavaripa et ses fils spirituels. Comme le dit [Gotsangpa], la transmission du Père Śavaripa, qui a été établie par son Fils Maitrīpa, et transmise à ses disciples, est la voie du Grand sceau (Mahāmudrā) qui s'est répandu partout en Jambudvīpa
."
Dans ce passage, rien ne justifie le remplacement de “l’intuition du Grand sceau” par “la théorie de la Relativité”, ni la qualification de la "mahāmudrā-jñāna" comme un “Sūtra Mahāmudrā”, dans le sens d'une expérience authentique (anubhava) qui ne serait pas non-duelle. Il s’agit d'ailleurs bien pour Gö Lotsawa Zhönu Pal, qui y consacre un chapitre dans ses Annales, d'une transmission attribuée à Sahara- Śavaripa-Maitrīpa/Advayavajra.

Maintenant la traduction anglaise de George N. Roerich et Gendün Chöphel avec toutes les intercalations entre parenthèses ().
There is no one, except Buddha, who had perceived the entire method of Salvation. Therefore it is necessary to reject the theory on the substantiality of the Elements of Phenomenal Existence in order to avoid the defilement of the knowable (jñeyāvarana). One should strive to abandon this theory. With the help of the theory of Relativity, one will be able to abandon the theory of the substantiality of the Elements of Phenomenal Existence. This last theory will invalidate the first theory because it contradicts the first. Thus one will enter the Ocean of Scriptures (āgama, lung) and Philosophy (rigs-pa) in order to establish the theory of Relativity. If the knowledge of Relativity (the author uses the term Phyag-rgya chen-po ye-shes which here must be understood in the sense of ‘‘knowledge of Relativity or Śūnyatā” as in the mDo-lugs Phyag-rgya chen-po, the Mahāmudrā according to Sūtra class) representing an "antidote (gnyen-po) which, contradicts that which, should be rejected, it should be considered as an inference (anumana) obtained by reasoning. If so, then inference muse represent, a constructive thought (vikalpa, rnam-par rtog-pa), Śrī Dharmakīrti maintained that every constructive, thought was ignorance (which must be eradicated), but the knowledge of Relativity which was also stated to represent inference, constructive thought and ignorance, cannot be rejected, and because there does not exist an antidote which could contradict an inference, and because all that which contradicts an inference must be false conceptions, and therefore cannot serve as an antidote.

(The author's conclusion is that one should at first grasp the notion of Relativity in order to avoid moral defilement. Then in its turn the notion of Relativity should be abandoned, but as it represents an ultimate /true/ conception it cannot be rejected with the help of reasoning and theories, and thus it can only be abandoned by intuiting the Mahāmudrā[7]).

Thus the antidote (of this inference, i.e. understanding of Relativity) which is not a mere theory, represents the knowledge of the Mahāmudrā. This (knowledge) can be gained only through the blessing of a holy teacher (i,e. through initiation, and not through reasoning). Thus I have explained the stages of the general Doctrine
.”
Le dernier passage en anglais précise (en incorporant les conclusions de polémiques plus tardives) que “la connaissance du Mahāmudrā” “ne peut être acquise que par la bénédiction d'un saint maître (c'est-à-dire dans le cadre de l'initiation tantrique, et non par le raisonnement ou l'Introduction ngo sprod)”.

Cette précision ne se trouve pas dans le passage de Gö Lotsawa Zhönu Pal, ni est-elle impliquée. C’est une interférence polémique plus tardive. “L’initiation” (abhiṣeka) implique l’entrée dans le vajrayāna avec la pratique d’une divinité, et il s’agit plus particulièrement de divinités des yogatantras supérieurs, et en outre de la dernière étape des initiations associées à cette classe de tantras. A ce sujet Le 8ème Karmapa Mi kyod rdo rje (1507-1554) :
Ce n'est pas le siddhi authentique de la Mahāmudrā de la lignée Kagyupa, transmis du Dharmakāya Vajradhara jusqu'au grand Nāropa, qui est présent dans les intuitions analogique et réelle (dpe don gyi ye shes) authentiques, qui ne sont pas manifestes (ngon sum) avant les trois initiations supérieures des quatre initiations (mchog dbang gong ma gsum) mais ce sont le Parāmitāyāna causal de nos jours et la tradition des instructions communes de Samātha-Vipassana qui viennent d’Atisha et font partie du chemin graduel de l’éveil, enseignés par Gampopa et Pamodroupa (1110-1170) pour répondre à la demande des étudiants de l’époque dégénérée, friands des enseignements les plus élevés, et qui l'ont appelés pour cette raison la mahāmudrā intégrée naturellement (phyag-chen skyes-sbyor). Dans la pratique de la plupart des étudiants de Gampopa, les instructions de la Mahāmudrā furent données avant l'initiation, ce qui est appelé la Tradition commune du Sūtrayāna et du Mantranaya[8]."
L’intuition du Grand sceau (s. mahāmudrā-jñāna) qui “vient de la grâce du Maître authentique (s. sad-guru)” renvoie simplement au Tattvadaśaka de Maitrīpāda et au Commentaire (Tattvadaśakaṭīkā) de ce texte composé par son disciple direct Sahajavajra.
Sans être orné des instructions d'un guide (guruvāgan)
La voie médiane est médiane (madhyamā madhyamā)
[9]
On voit que “les instructions” ont été remplacées ici par “la grâce” (t. byin rlabs s. adhiṣṭhāna), ce qui fait en effet allusion au vajrayāna[10]. Le deus ex machina non-duelle est la grâce du Guru, qui ne serait autre que “l’intuition du mahāmudrā”. La transmission expliquée dans le chapitre XI est cependant celle descendant de Saraha et passant par Maitrīpāda et ses étudiants, parmi lesquels Sahajavajra. Il ne s’agit pas de la transmission de Vajradhara, Nāropa, etc., et du “siddhi” ou "grâce" ainsi transmis. La transmission de l’intuition du Grand sceau y passe par les “instructions d’un guide”, et probablement sous la forme d’une Introduction (ngo sprod). Le légendaire Dampa Sangyé, que l’on dit avoir été un disciple de Maitrīpāda, aurait transmis son système sans initiations, et à l’aide d’une introduction (ngo sprod). Gö Lotsawa Zhönu Pal explique “ Les préceptes [du système de Maitripā] ne sont pas basés sur la méditation des divinités et ne suivent pas le système des quatre mudrā [des Yoginī-tantras].[11]” Il n’est pas évident du tout que le “mahāmudrā” enseigné par Maitrīpada et Dampa Sangyé, et venant de Saraha, Śavaripa et Maitrīpada, ait été considéré comme un “Ersatz” pour Gö Lotsawa Zhönu Pal et d’autres avant lui, mais il était certainement considéré comme tel après son déclassement et la remontada tantrique au Tibet. Essayons de respecter le contexte historique.

L’Introduction (ngo sprod) n’était pas reconnue, ni comme une méthode suffisante, ni comme une méthode authentique, par Sakya Paṇḍita, et ensuite par quasiment toutes traditions tibétaines confondues.
"Dans ma tradition, comme la conscience n'a pas d'essence, il n'y a rien à introduire[12]."  
"L'introduction à la nature de la conscience seule est une tradition indienne et non-bouddhiste. C'est une méthode erronée comme elle n'élimine pas le clivage sujet-objet. Et si on doit également introduire l'étudiant à la nature des objets extérieurs, il faudra sans doute analyser si ces objets ont été créés par un dieu-créateur comme Iśvara, ou s'il sont produits par des atomes, ou s'ils sont des projections de la conscience comme l'affirme l'école Yogācāra ou s'ils sont simplement apparus de causes et de conditions comme l'affirme l'école Mādhyamika ?[13]"
La grâce et le siddhi transmis ont-ils une essence ? Quelle sont la nécessité et la substance d'une telle transmission ? La voie des instruments épistémiques (pramāṇa), du śamatha/vipaśyanā, de la "conscience non conceptuelle" (s. nirvikalpajñāna), avec l’union de "l'équilibre méditatif" (t. mynam gzhag, s. samāpatti) et de la "post-méditation" (t. rjes thob s. tatpṛṣthalabdhajñāna), ainsi que celle de l’Introduction (ngo sprod) était jugée insuffisante. Il y manquait du divinet de laLumière divine, et un Guru tantrique pour transmettre cette grâce Lumineuse, seule capable de donner définitivement accès à l’intuition du mahāmudrā. Les tantras et le mahāmudrā tantrique ont contribué à combler ce vide, avec une bonne part de révisionnisme triomphaliste qui est malheureusement toujours la norme. Rappelons que “mahāmudrā”, à l’origine un terme tantrique, était, avec le recul, un choix de nom malheureux et maladroit, et en effet probablement utilisé comme un attrape-nigaud à l'époque, tout comme le sont d'ailleurs de nombreuses instructions tantriques supérieures de nos jours.

Passage en Wylie

[984 de'i thabs ma lus par mkhyen pa yang sangs rgyas las gzhan pa med pas/ shes bya'i sgrib pa spang ba'i phyir chos kyi bdag tu lta ba spang dgos par gzigs nas/ lta ba de spang pa'i phyir 'bad dgos la/ de yang stong pa nyid rtogs pa'i lta bas chos su lta ba spong ste/ de yang 'dzin stangs 'gal ba'i sgo nas spong ba yin no// stong pa nyid kyi lta ba bskyed pa'i phyir yang lung dang rigs pa'i rgya mtshor 'jug par byed do//

phyag rgya chen po'i ye shes ni 'dzin stangs 'gal bas spang bar bya ba'i gnyen po rigs pa'i stobs kyis rnyed pa'i rjes su dpag pa'i tshad ma yin na/

rjes su dpag pa ni rnam par rtog pa kho na yin la/
rnam par rtog pa yin phan chad ma rig pa yin par

dpal chos kyi grags pas bzhed de/

de spong ba la ni 'dzin stangs 'gal ba'i gnyen po med de rjes su dpag pa'i tshad ma dang 'dzin stangs 'gal na phyin ci log kho nar 'gyur ba'i phyir ro/
des na lta bar ma gyur pa 'di'i gnyen po ni phyag rgya chen po'i ye shes yin la/ de ni bla ma dam pa'i byin rlabs nyid las 'byung ba yin no/

zhes bya ba ni bstan pa spyi'i rim pa'o// 

[985] 'dir chos rje rgod tshang ba'i zhal nas/ rgyal ba shAkya thub pa'i bstan pa 'di la phyag rgya chen po zhes lam phul du phyung bar mgo 'don mkhan bram ze chen po sa ra har gda' ba bu/ de'i lugs 'dzin pa rgya gar na rje ri khrod zhabs zhes yab sras yin/ gsungs pa ltar/ yab ri khrod zhabs kyi lugs sras rme tri bas gzung nas slob ma rnams phyag rgya chen po'i lam la bkod pa las dzam bu'i gling du khyab par gyur pa yin no/

***

[1] Pages 839-867. Version tibétaine (1984 si khron mi rigs dpe skrun khang, Phya rgya chen po’i skabs) p. 983-1015

[2]Heretical nihilists (rgyang pan pa) who do not strive for emancipation.
Digambaras (gcer bu pa) thought penance alone could purify negative karma.
āṃsakas (spyod pa pa, dpyod-pa-pa) didn't think realization was possible.
Sāmkhyas (grangs can pa) and the Vaiśeṣikas (bye brag pa) couldn't abandon self.
The Śrāvakas and Pratyeka-Buddhas strove only for individual liberation
University of Virginia

[3]Philosophical explaination of "Theory of Relativity" as antidote to wrong viewsUniversity of Virginia

[4] Ici traduit comme “vue” (ou théorie) car elle est développée, contrairement à la croyance qui est considérée erronée mais "innée".

[5] Utilisée plus haut pour se débarrasser de la croyance en la réalité des phénomènes et de la vacuité.

[6]Vikalpa eva hy avidyā” (Gnoli, p.50 ligne 20). DHARMAKIRTI: PRAMANAVARTTIKASVAVRTTI R. GNOLI, The Pramanavarttikam of Dharmakirti, the first chapter with the autocommentary. Roma 1960.

[7]Intuiting the mahāmudrā” est la traduction exacte de mahāmudrā-jñāna, pourquoi donc remplacer ce terme utilisé par l’auteur par “knowledge of Relativity” ou “understanding of Relativity” ?

[8] Trésor de la connaissance (Shes bya kun khyab) écrit par Jamgon Kontrul (1813-1900). Le texte qui a servi de base à la traduction a été publié par la Maison d'édition du peuple (mi rigs dpe skrun khang) en trois volumes, 1982 (ISDN M17049(3)28). La partie traduite se trouve dans le volume III (smad cha), pages 375 à 390.

[9] bla ma'i ngag gis ma brgyan pa'i// dbu ma'ang 'bring po tsam nyid do//

[10] Voir Sahajavajras integration of Tantra into mainstream Buddhism: An analysis of his Tattvadaśakaṭīkā and Sthitisamāsa, Tantric Communities in Context (2019), Klaus-Dieter Mathes, p.142

Gö Lotsawa Zhönu Pal : “Those who rely on pith instructions must be certain about [their] refuge in the Three Jewels. For this reason, they have to take refuge with the confidence that [their] guru is a Buddha. The guru, furthermore, cannot be anyone, but he must be one who has seen reality. This is what Maitrīpa called mahāmudrā, a Pāramitā[naya] path that accords (rjes su mthun pa) with the secret Mantra[naya]. This is the meaning derived from the Tattvadaśaka and its ṭīkā.”
Klaus-Dieter Mathes : “In other words, guruyoga, or rather one’s reliance on somebody who has seen true reality as it is, in this case upgrades ordinary Pāramitānaya into a system that deserves the label mahāmudrā. It could be argued that guruyoga is tantamount to Tantric empowerment, since one receives the guru’s blessing and thus the wisdom of mahāmudrā.”

[11] The Blue Annals, pp.976- 977

[12] David Jackson, Enlightenment by a Single Means, p. 74

[13] David Jackson, Enlightenment by a Single Means, p. 75 Citation du Thub pa'i dgongs gsal (57b-58a)

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