Depuis l'école des "Suiveurs de sūtra" (S. Sautrāntika), la perception est une perception en deux temps. Réception des données sensorielles sous forme d'image (S. ākāra T. rnam pa), puis prise en charge de cette image par le mental. Est-ce que cette perception est correcte ou le fait de passer par une image et de percevoir indirectement l'objet sensoriel produit-il une perception trompeuse ? Les opinions divergent. Selon le point de vue des Représentationalistes (litt. adeptes de la véracité des images S. satyākāravādin T. rnam bden pa), qui suivent une approche dite Sautrāntika, les objets du monde extérieur sont véridiques et donc leurs images également[1]. La perception de ces images est donc sans erreur. Pour les Non-représentationalistes (litt. adeptes de la fausseté des images S. alīkāravādin T. rnam rdzun pa), la représentation de la réalité à travers des images est une erreur puisqu'elles sont des constructions sans réalité.[2] Sans juger pour l'instant de la réalité ou de la non-réalité du monde extérieur et de ses objets.
Ce n'est pas une question anodine, car il en va ultimement de la possibilité d'un Buddha de connaître la réalité superficielle, car à travers des images, et de manière plus importante de son fonctionnement dans le monde et de son engagement actif dans celui-ci. Certains ont donc conclu qu'une perception correcte, même par le biais d'images, est possible pour ne pas priver les Buddha de leur champ d'action. Ils affirment donc qu'un fonctionnement mental sain est possible, dans la mesure où les images servant à la perception n'ont pas été reconstruites (S. saṁskāra) avec les facteurs actifs perturbateurs que sont les karma ou les empreintes (S. vāsanā T. bag chags) de la conscience fondamentale (S. ālaya-vijñāna T. kun ghzi rnam shes). Ces facteurs actifs obnubilent (S. āvarana T. sgrib) la vraie nature de l'esprit et déforment la perception en ajoutant une charge émotionnelle qui n'est pas toujours appropriée ou qui peut être disproportionnée.
Le bouddhisme et beaucoup d'autres traditions indiennes adoptent alors une triple approche. Ils prennent la résolution de ne plus commettre des actes négatifs, ils tentent de neutraliser les facteurs actifs négatifs en les compensant par des facteurs actifs positifs tout en éliminant les facteurs actifs négatifs du passé par divers artifices et techniques yoguiques. Dans le bouddhisme mahāyāna, l'abstention des actes négatifs et l'élimination des facteurs actifs négatifs suffit pour obtenir la libération (S. mokṣa) et la Quiétude (S. nirvāṇa), mais ce n'est pas suffisant pour devenir un bodhisattva et ultimement un parfait Buddha, pour agir activement dans le monde. Il faut pour cela une connaissance sans erreur du Réel. L'absence de facteurs actifs perturbateurs (S. vāsanā) dans la reconstruction des images est évidemment excellente et évitera efficacement la souffrance (S. duḥkha), mais ne nous donne pas d'accès direct au Réel, qui est obnubilé par les connaissables (S. jñeyāvarana), produits par l'approche dualiste du Réel à travers un sujet et un objet, qui attribue une réalité au deux. C'est à l'issu de l'absorption semblable au diamant (S. vajropama-samādhi) que le bodhisattva se débarasse définitivement de cette obnubilation.
Le neurophysiologue Antonio Damasio écrit que "lorsque nous nous rappelons un objet donné, un visage, ou une scène, nous n'obtenons pas une reproduction exacte de l'original mais une interprétation, une version reconstruite de celui-ci."[3] Dans le bouddhisme mahāyāna, ces reconstructions se font à l'aide d'images (S. ākāra) stockées avec leurs associations respectives sous l'impulsion d'un des trois poisons (attraction, aversion et indifférence=non-reconnaissance). Ces données stockées et leurs associations dont désignées par le terme "vāsanā". Selon Damasio, les images "ne sont pas stockées sous la forme de photographies d'objets ou d'événéments, ou sous la forme de copies de mots ou de phrases",[4] mais "les moyens de reconstituer des images".[5]
Dans l'organisation des images, le cerveau peut souligner l'importance de certaines images (p.e. servant à la survie) en engendrant des états émotionnels qui accompagnent "les images sur une piste parallèle. Le degré d'émotion servirait alors de 'marqueur' indiquant l'importance relative de l'image concernée".[6] Damasio appelle ces états émotionnels accompagnateurs "marqueurs somatiques". Ces marqueurs somatiques joueront un rôle dans le traitement futur des images par le cerveau. Ils n'assument pas la décision, mais la favorisent.[7]
A un bouddhiste, ils rappellent le fonctionnement des empreintes (S. vāsanā T. bag chags), des formations mentales (S. saṁskāra) et à leur force obnubilatrice (S. karmāvarana).
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PHOTO : BJÖRN RÖHSMAN
[1] Théorie soutenue par le Sāṁkhya, le Vedānta et les bouddhistes Sautrāntika
[2] Théorie des Nyāyavaiśeṣika, des Mīmāṁsaka, des Jains et des bouddhistes Vaibhāṣika.
Recognizing Reality, Georges B.J. Dreyfus, p. 431
[3] Damasio, L'erreur de Descartes, p. 137
[4] L'erreur de Descartes, p.136
[5] L'erreur de Descartes, p. 139
[6] Damasio, L'autre moi-même, p. 215
[7] L'erreur de Descartes, p. 225,226
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