lundi 21 février 2011

Le moi-série des Suiveurs de sutra

De nouveau un extrait de Louis de La Vallée Poussin (LVP), Bouddhisme; opinions sur l'histoire de la dogmatique (pp. 178-181). LVP y parle du moi-série (S. saṃtāna, saṃtati T. rgyud, rgyun), que l'on voit souvent traduit par continuum, flux ou courant mental, une idée qui était née ou plutôt développée et diffusée par les Suiveurs de sūtra (S. Sautrāntika) . Avec la doctrine des huit consciences (vijñāna) et plus tard la nature de bouddha, l'idée de la série tend à se faire plus discrète, mais elle ne devra pas être oubliée même dans les approches plus positives.

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Sautrāntikas. - Le moi-série

De son vrai nom, le moi est une « série» (S. saṃtāna, saṃtati)[1] formée de membres qui ne durent pas. Les choses, à vrai dire, ne sont pas transitoires, de courte durée (anitya) ; elles n'existent que dans un devenir infinitésimal (kṣaṇika) étant des séries de moments (kṣaṇas) dont l'apparition et la destruction sont en quelque sorte simultanées. Les « moments » sont causés et causants, des résultantes et des antécédents, mais sans activité propre : « Comment attribuer une action à ce qui ne dure pas? L'action et l'activité des moments, c'est à proprement parler leur existence même[2].» Ils constituent, disons-nous, des lignes continues et qui se développent depuis l'origine des temps, depuis toujours. Chaque moi humain, divin ou animal, est une de ces lignes.

Il semble qu'il y ait naissance, durée, vieillesse, disparition ; pure illusion, car la série n'est ni créée, ni interrompue; mais elle est scindée en diverses périodes d'existence, en sections qui sont déterminées quant à leur durée et à leur caractère par la rétribution d'un certain lot d'actions. A cela près que le plus grand nombre des hommes ne se souvient pas des vies anciennes et que la mort est parfois l'occasion de changements assez graves, passage dans une destinée divine, infernale ou animale, la vie à venir est aussi intimement liée à la vie actuelle que le moi de demain l'est au moi d'aujourd'hui. En fait, d'existence en existence comme d'instant en instant, le moi n'est ni le même ni différent. Le lait, la caillebotte et le beurre ; l'enfant, l'adulte et le vieillard ; la flamme de la lampe pendant la première, la deuxième ou la troisième veille fournissent de bons exemples. Un homme, explique Nagasena, prend une petite fille comme fiancée, paie la dot et part en voyage ; l'enfant grandit et le père, contre une nouvelle dot, la livre à un second fiancé ; le premier revient et réclame sa femme : « Ce n'est pas votre fiancée que j'ai épousée», répond le mari; « autre la petite fille, autre la femme ». Quel tribunal ne lui donnera pas tort ? Sans doute la femme n'est pas identique à la petite fille, mais il est faux qu'elle soit « autre » que la petite fille. De même en va-t-il du moi d'existence en existence. Bien que le moi ou l'individu soit un être de raison, une désignation sans objet; bien que le criminel, au moment où il est jugé, ne soit plus le voleur ou l'assassin, le roi fait bien de lui couper les pieds et les mains[3] ; et, en bonne justice, nous souffrirons soit ici-bas, soit dans la vie prochaine, soit dans d'autres vies à venir, la peine de nos méfaits. De même la fleur du jasmin revêt diverses couleurs quand la graine a été trempée dans des substances colorantes.

Bien plus, et ici les Anciens et le Bouddha lui-même s'abusaient étrangement, il n'est pas admissible qu'on souffre ou qu'on jouisse sans l'avoir mérité[4] : le monde extérieur n'exerce aucune influence sur notre destinée. Le flux des états d'esprits (vijñānasrotas) ou des impressions sensibles est, nous voulons bien l'admettre, déterminé par la « rencontre » de l'intellect, de l'œil et de la couleur, des sens et des objets; mais cette rencontre n'est jamais accidentelle. En d'autres termes, la série que nous appelons le moi est autonome : « Tout ce que nous sommes est le résultat de ce que nous avons pensé. » De même que le péché, la pensée de péché, fourbit les instruments de la torture infernale et rend les corps des damnés réfractaires au feu; de même un péché moindre, ou le reste d'un péché déjà puni dans les enfers, revêt les hommes de ce corps aussi sensible qu'un abcès et de cet amour-propre si chatouilleux, trouble les humeurs dans la maladie, meut le bâton qui nous frappe, aiguise la langue des médisants et des calomniateurs. Le monde, en un mot, est créé pour la pensée. — Reste à savoir s'il n'est pas créé par la pensée, s'il existe en dehors de la pensée ; mais il était réservé au Grand Véhicule de résoudre., au point de vue métaphysique, ce problème que les Sautrāntikas n'examinent qu'au point de vue moral[5].


[1] 2. Voir Dogmatique bouddhique, I, p. 51. = J. As. 1902, II, p. 283, et Mde Rhys Davids, J. R. A. S. 1904, p. 370. - Cette expression est familière à l'auteur du Nettippakarana et à Buddhaghoṣa, elle se rencontre aussi dans Milinda ; mais la théorie n'arrive à sa perfection que dans l'école des Sautrantikas, une des deux branches du Petit Véhicule sanscrit moderne. Les Vaibhāṣikas, qui forment l'autre branche, paraissent se rattacher aux Sarvāstivādins. - Observons toutefois que les relations de ces écoles sont encore fort obscures.
[2] 1. Album Kern, p. 112,
[3] 1. Ces exemples sont empruntés au Milinda.
[4] 2. Le Milinda et le Kathāvatthu admettent des exceptions à la loi de la rétribution de l'acte.
[5] 1. Voir l'article de Mde RhysDavids, J. R. A. S, 1903, p. 587. A dire vrai, je ne peux apporter aucune preuve décisive de la thèse que je soutiens ici, que les Sautrāntikas n'admettent pas « qu'on mange ce qu'on n'a pas semé ».

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