En bas, la cité terrestre encerclée par les daimons, détail, Manuscrit de Raoul de Presles, c.1469-73, BnF |
Ratnākaraśānti (ca. 970-1045 C.E.) fut un des prophètes indiens de l’idéologie lumineuse qui domine le bouddhisme tibétain contemporain. Pour lui, dans sa pratique (pas dans sa scolastique), tous les faits mentaux (dharmā) sont “rien que pensée”, “rien que conscience” et “rien que luminosité” (t. gsal ba tsam s. prakāśamātra), la Luminosité étant comme la substance réelle des “phénomènes” (dharmā)[1]. La coproduction interdépendante et la vacuité sont subordonnées à elle, et au fond contenues en elle. Les phénomènes, lumineux par nature, peuvent être directement perçus (pratyakṣa), sans images (nirākāravāda), et ne sont alors pas réfléchis. Quelle est la source de cette Lumière ? Le tathāgatagarbha ou “Essence de Bouddha” (buddhadhātu), qui est "éternelle, bienheureuse, caractérisée par un moi personnel et pure.”[2] Un Soi Lumineux en lien direct (Logos) avec la Source Lumineuse (Noûs), ou ses équivalents bouddhistes ésotériques, mais néanmoins obnubilé par l’Ignorance (avidyā). A cause d'une double obnubilation, la réintégration de la Luminosité, le parfait état de Bouddha au triple Corps (trikāya, primordialement présent en chacun), est impossible aux non-initiés.
Ratnākaraśānti insiste sur l’importance de l’identification à la réalité divine pour rejoindre la plus haute réalisation.
“(4) Ou bien, si l'on médite seulement sur la vraie nature de ce que les divinités représentent et non sur les divinités mêmes, alors dans ce cas aussi, on atteindra la bouddhéité en d'innombrables éons, mais pas rapidement.La pratique de la divinité (p.e. Guhyasamāja), requiert un Guru, une consécration et par conséquent le service au Guru[4]. Le disciple est ainsi admis dans un cercle d’initiés. La divinité, une manifestation du Bouddha cosmique, est indissociable du Guru. C’est à cause de cette forme de bouddhisme ésotérique que la société bouddhiste tibétaine a été dans le passé parfois qualifiée de “lamaïste”, “Lama” étant la traduction tibétaine de “Guru”. Ce terme avait été jugé péjoratif et fut abandonné, mais la société tibétaine était bien une société théocratique. La doctrine de la Luminosité (prakāśavāda) est religieuse dans le sens qu’elle est centrée sur un culte du divin. Cette Luminosité peut être considérée comme “Lumière incommensurable” (Noûs), ou “lumière noétique”[5] Quand cette doctrine est partagée au sein d’une même société (ou groupe), elle en devient l'idéologie (Mapping Ideology, Slavoj Žižek).
(5) Par conséquent, la méditation des deux [l'esprit en tant que divinité et la vraie nature des divinités en même temps], parce qu'elle est extrêmement agréable pour l'esprit et parce qu'elle est une consécration (abhiṣeka) particulière, permet d'obtenir très rapidement l'éveil parfait le plus élevé."[3]
Une idéologie n’est pas simplement un ensemble passif d'idées, que l’on adopterait librement, mais participe activement à façonner les perceptions et la conscience des membres dune communauté, ou groupe, et, selon Žižek, souvent en masquant les structures de pouvoir sous-jacentes qu'elle soutient. Elle est “matérialisée” dans ce qu’Althusser appelait les Appareils Idéologiques d’État (AIE), ou dans une religion sous forme d' “églises”, de communautés (saṅgha), etc. Ces communautés représentent et propagent les croyances, mais surtout elles les incarnent matériellement à travers leur existence même et leurs pratiques. Les pratiques, cérémonies et rituels ne sont pas seulement des expressions de foi, mais aussi les mécanismes qui produisent et renforcent activement cette foi. Ils façonnent et reconfirment les croyances au sein d’une communauté.
“Lorsque Althusser répète, après Pascal[6] : "Agis comme si tu croyais, prie, agenouille-toi et tu croiras, la foi viendra d'elle-même", il décrit un mécanisme réflexif complexe de fondation rétroactive "autopoétique" qui dépasse de loin l'affirmation réductionniste de la dépendance de la croyance intérieure à l'égard du comportement extérieur. En d'autres termes, la logique implicite de son argument est la suivante : agenouillez-vous et vous croirez que vous vous êtes agenouillé à cause de votre croyance - c'est-à-dire que le fait de suivre le rituel est l'expression/l'effet de votre croyance intérieure ; en bref, le rituel "externe" génère de manière performative son propre fondement idéologique[7].” (Mapping Ideology, Slavoj Žižek)Par leur simple performance, les pratiques et rituels créent une réalité qui confirme et perpétue l'idéologie. Ils mobilisent physiquement la communauté, confirment les croyances et légitiment et renforcent le pouvoir des institutions. Les fêtes religieuses, les jours auspicieux, les monuments symboliques (stūpa, caitya), les statues, les icônes, marquent le temps et l’espace. Les hagiographies offrent des exemples (souvent fictifs) de pratiquants modèles qui ont réussi. En baignant dans cette idéologie, qui se matérialise dans le temps et l’espace, elle finit par être intégrée et devient alors invisible, évidente, allant de soi. Cette évidence est l'un des stratagèmes fondamentaux d’une idéologie. Ce que l’on pourrait considère comme une perception spontanée ou naturelle est souvent façonnée par des structures idéologiques. Les monastères ne sont pas seulement des lieux de culte mais aussi et surtout des centres d'éducation et de formation, et donc de reproduction.
Quand Bernadette de Lourdes voit une apparition, elle parle de “la chose” (aquero), une “fille blanche”. Sa communauté lui explique qui était cette “chose”. Les visions de Mme Guyon, analysées par Henri Delacroix, se conforment à, et confirment l’idéologie dont elle était imprégnée. Une lumière blanche devient la vierge, le Christ, Hermès, Mañjuśrī, Kṛṣṇa, selon l’idéologie spirituelle spécifique qui est la nôtre.
La philosophie, et notamment la philosophie grecque (platonicienne, néo-pythagoricienne) pendant la période helléniste, a permis l’émergence d’un Dieu universel (“l’Intellect philosophique”[8], Noûs), quasiment philosophique, au-dessus du lot polythéiste. Les dieux et les daimons sont dits avoir des corps immatériels faits “de lumière”, ou "auto-illuminants" (svaprakāśa), voire “faits de pensée” (manomaya) ou de gnose (jñāna), et émanées de la Lumière incommensurable. Intellect et Lumière sont des traductions possibles pour le Noûs, la source ultime d’Intellect et de Lumière invisible. Nous serions en essence les étincelles de cet Intellect ou Lumière incommensurable. Telle semble être la croyance fondamentale qui alimente les croyances anciennes et nouvelles de notre temps (théosophie, anthroposophie, New age,...). Pour s’implanter et pour durer en devenant une idéologie, une religion ne peut pas se limiter à un ensemble de croyances abstraites ; elle doit s’incarner dans des pratiques matérielles, dans des “Appareils Idéologiques d’État” (AIE), et marquer la vie quotidienne des pratiquants. Pour ce qui est du bouddhisme ésotérique en Europe, nous en sommes très loin, et il y a peu de chance que cela se produise. L’idéologie bouddhiste (ésotérique) traditionnelle ne se répandra pas spontanément, par la force du karma. Les expériences et les réalisations, décrites dans les hagiographies, composées dans des sociétés où l’idéologie était profondément ancrée, ne pourront pas se produire ici avec la même force. Des rituels et des pratiques isolés et non-incarnés ne suffiront pas. Il s’agit de toute façon de moyens habiles (upāya) et provisoires, pas de méthodes scientifiques ou des techniques avec des résultats certains et prévisibles.
Une couche idéologique superficielle, temporaire et mal incarnée aura-t-elle le dessus d’une couche idéologique ancienne, bien plus profonde et matérialisée ? Et quelle influence aura la virtualisation et digitalisation généralisée avec ses intelligences artificielles recyclées sur ces couches ? Si notre vie “spirituelle”, dans l’air du temps, reste captive d’une idéologie “spectaculaire”, performatrice et consommatrice, elle restera forcément superficielle et ne durera pas. Si elle est uniquement un vécu intérieur “profond”, ne nous isole-t-elle pas des autres ? D’ailleurs, la patience, la compassion, et autres “perfections” (adikarma) ne peuvent que se pratiquer au milieu des autres.
La danger de l’idéologie Lumineuse telle que je la perçois, est qu’elle a une orientation très individualiste et qu’elle vise la réintégration de la Lumière. Dans l’idéologie Lumineuse, comme dans d'autres idéologies dualistes et hiérarchiques (de type "Cité de Dieu"), toute l’attention est tournée vers la Lumière, souvent --dans la pratique-- aux dépens du monde et des autres ; le monde et les autres n’étant que des simulacres, ou une illusion, et la Luminosité, le “vrai” réel. Ainsi, le roi Anala, le grand bodhisattva accompli que rencontre Sudhana pendant sa quête (Gaṇḍavyūha sūtra), explique avec conviction le principe de sa guerre juste contre le vice :
“Fils de famille, que penses-tu ? Ces simulacres de pécheurs (pāpaka) confrontés au fruit de leurs actes, existent-ils réellement ? Ces simulacres de corps splendides, existent-ils vraiment ? Ce simulacre de la cour, existe-il vraiment ? Ce simulacre de grand luxe, existe-t-il vraiment ? Ces simulacres de mon statut de monarque et d’un grand pouvoir, existe-t-il vraiment ? Non, dit Sa Majesté, cela n'existe pas vraiment. Il poursuivit: Fils de famille, je suis un bodhisattva libéré (vimokṣika) avec des pouvoirs magiques. La plupart des sujets qui habitent mon royaume, tuent, volent, se méconduisent sexuellement, mentent, médisent, tiennent des propos incohérents, sont cupides, malveillants, entretiennent des vues fausses (mithyā-dṛṣṭi) et commettent des actes négatifs. »[6]Le pays, avec son roi, son régime de terreur, et ses sujets que rencontre Sudhana ne seraient que des simulacres. La guerre juste ne serait menée que contre les corps et les esprits d'une vie, tout en purifiant et galvanisant le Soi lumineux éternel. L’unique raison d’être de “ce pays” --la cité terrestre-- est de détourner les êtres du mal, de les tourner vers le bien, et ultimement de les faire se réintégrer dans le Bien, la réalité lumineuse (t. chos nyid 'od gsal gyi bar do) bouddhiste. L’illusion et l’idéologie de l’un sont le réel de l’autre, et vice-versa. Une double obnubilation d'un autre genre.
« Fils de famille, c'est pour éduquer ces personnes, et pour les amener à maturité, pour leur parfaite édification, et pour leur propre bien, et surtout avec la plus grande compassion qu'ils sont amenés ici, et que des simulacres de tortionnaires sont omniprésents sur le territoire de mon royaume. »[7]
« Ce sont des simulacres de tortionnaires, qui saisissent des simulacres de condamnés à mort, afin de les exécuter. Ce sont des simulacres de juges, qui prononcent divers jugements contre des simulacres de personnes ayant commis les dix actes négatifs. Et ce sont des simulacres de souffrances insupportables, causées par des mains, des pieds, des oreilles, de membres, de doigts et de têtes tranchées qui sont déployées par magie. En voyant tout cela, les habitants de mon royaume, renoncent à leurs fautes et développent la force du regret, la frayeur et la crainte. Ils renonceront ainsi aux actes négatifs et deviendront vigilants. Fils de famille, cet expédient a pour effet de faire renoncer ces êtres aux fautes et à leur inspirer la crainte, et le regret, afin qu'ils se détournent des actes négatifs. » Voir La politique du Gaṇḍavyūha sūtra (2016). Traduction anglaise en ligne King Anala, chapter 20, traduit par 84.000.
“Dans l'illusion, c'est-à-dire la forme la plus courante de mise à l'écart du réel, il n'y a pas à signaler de refus de perception à proprement parler. La chose n'y est pas niée : seulement déplacée, mise ailleurs. Mais, en ce qui concerne l'aptitude à voir, l'illusionné voit, à sa manière, tout aussi clair qu'un autre.”
“On peut dire que la perception de l’illusionné est scindée en deux : l'aspect théorique (qui désigne justement ‘ce qui se voit’, de theorein) s'émancipe artificiellement de l'aspect pratique (‘ce qui se fait’). C'est d'ailleurs pourquoi cet homme après tout ‘normal’ qu'est l'illusionné est au fond beaucoup plus malade que le névrosé : en ceci qu'il est lui, et à la différence du second, résolument incurable. L'aveuglé est incurable non d'être aveugle, mais bien d'être voyant : car il est impossible de lui ‘refaire voir’ une chose qu'il a déjà vue et qu'il voit encore. Toute ‘remontrance’ est vaine - on ne saurait en ‘remontrer’ à quelqu'un qui a déjà sous les yeux ce qu'on se propose de lui faire voir. Dans le refoulement, dans la forclusion, le réel peut éventuellement revenir, à la faveur d'un ‘retour du refoulé’ apparent, si l'on en croit la psychanalyse, dans les rêves et les actes manqués. Mais, dans l'illusion, cet espoir est vain : le réel ne reviendra jamais, puisqu'il est déjà là.” Clément Rosset, Le réel et son double, 1984, Folio, p. 11-13
En haut, la cité de Dieu, détail, Manuscrit de Raoul de Presles, c.1469-73, BnF |
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[1] “The Yogācāra [position] is that the sheer luminosity, which is the inherent nature of phenomena, exists as a real substance, whereas the Mādhyamika [position] is that it does not exist as a real substance. This itself is a baseless quarrel of Mādhyamika [scholars] with Yogācāra. [Such a pity], the coarseness of people.” Defining Wisdom: Ratnākaraśānti’s Sāratamā D.Phil Dissertation Gregory Max Seton, Wolfson College Trinity Term 2015, p.78
[2] Mahāyāna Mahāparinirvāṇa-sūtra
[3] “Madhyamakanising” Tantric Yogācāra: The Reuse of Ratnākaraśānti’s Explanation of maṇḍala Visualisation in the Works of Śūnyasamādhivajra, Abhayākaragupta and Tsong Kha Pa, Daisy S. Y. Cheung. Traduction automatique en français.
“(4) Or, if one meditates only on the true nature of what the deities stand for and not the deities, then in this case too, one would attain Buddhahood in many countless aeons but not quickly.
(5) Therefore, the meditation of both [the mind as deities and the true nature of the deities at the same time], because it is extremely pleasant to the mind and because it is a special kind of empowerment, causes one to obtain the highest perfect awakening very quickly.”
[4] Voir “Les Cinquante stances du service au Maître (skt. Gurupañcaśika tib. bla ma lnga bcu pa), un texte médiéval bouddhiste ésotérique
[5] Voir Western Esotericism: A Guide for the Perplexed, Wouter J. Hanegraaff, Bloomsbury Publishing
“The goal is spiritual knowledge, gnōsis – literally re-cognition or re-membering of one’s true self as identical with the divine Light and Life, as Poimandres points out to Hermes once again.”
[6] “Vous voulez aller à la foi, et vous n’en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de l’infidélité, et vous en demandez les remèdes : apprenez de ceux qui ont été liés comme vous, et qui parient maintenant tout leur bien ; ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guéris d’un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé ; c’est en faisant tout comme s’ils croyoient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c’est ce que je crains. — Et pourquoi ? qu’avez-vous à perdre ?” Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/327
[7] “When Althusser repeats, after Pascal: ‘Act as if you believe, pray, kneel down, and you shall believe, faith will arrive by itself, he delineates an intricate reflective mechanism of retroactive ‘autopoetic’ foundation that far exceeds the reductionist assertion of the dependence of inner belief on external behaviour. That is to say, the implicit logic of his argument is: kneel down and you shall believe that you knelt down because of your belief — that is, your following the ritual is an expression/effect of your inner belief; in short, the ‘external’ ritual performatively generates its own ideological foundation.” Mapping Ideology, traduction automatique
[8] Idée qui s’est répandue dans d’autres civilisations, ne serait-ce que par la force de traductions orientalistes, p.e. “The philosophic intellect, which is unclouded by prejudice, is the true form of the Great Brahma himself; who shines perspicuous in our consciousness, and has no other body besides.” “nirāvaraṇavijñānamayī cidbrahmarūpiṇī |
saṃvitprakāśamātraikadehādehavivarjitā || 52 |” 7.186.52 Yoga-Vasiṣṭha attributed to Valmiki, in the Chapter "Demonstration of all nature (and thing) as brahma himself"
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