mercredi 10 avril 2024

"Le tout est plein de démons"

Hésiode, "je vois des gens qui sont morts"

Il faut sérieusement regarder les liens entre les religions hellénistes, centrasiatiques et indiennes de l’antiquité tardive, et leurs éventuelles influences sur le bouddhisme mahāyāna, notamment à travers les sciences “semi-enchantées“ (astrologie, divinisation, théurgie, etc.) circulant à l’époque. Pour ce qui est de la citation dans le titre du blog, elle est attribuée à Thalès (VII-VIème av. J.-C. ).
Aétius.
Thalès disait que Dieu est l'Intellect du monde, que le tout est animé et plein de démons; et encore, qu'à travers l'humidité élémentaire chemine une force divine qui la meut. (Opinions, I, VII, 11.) “ Les écoles présocratiques, Jean-Paul Dumont, Folio Essais, 1991, p.29
Daimon ailé et femme avec miroir et tambourin, Italie du Sud, ca 320 av. JC

Les “démons[1]” dans cette citation attribuée à Thalès sont des “daimones” (genius en latin), dont le sens a évolué entre l’époque d’Hésiode ( fin du VIIIe ou au début du VIIe siècle av. J.-C.), l’auteur de la Théogonie (Génération des dieux) et de Les Travaux et les Jours, et lantiquité tardive. Dans ce qui suit je me baserai principalement sur Posthuman Transformation in Ancient Mediterranean Thought, Becoming Angels and Demons de M. David Litwa (2020). Il me semble à la lecture de ce livre qu’il y a des parallèles avec les gardiens/guides (“daimonic guides”, s. nātha t. mgon po) que l’on trouve dans le bouddhisme “antique” et ésotérique.

Dans ce livre sont utilisés les termes “daimonification” et “daimonifier” désignant la “transformation posthumaine”, et qui ont des parallèles évidents avec les termes judéo-chrétiens “angélification” et “angélifier” (Origène). Hésiode raconte le “mythe des races métalliques” ou “des âges de l'humanité”, cinq races et cinq âges, d’où vient l’expression d’âge d’or, la vie paradisiaque quasi divine des premiers humains. Celle des premiers humains selon la Genèse était moins parfaite, car ils étaient mis au travail dans le jardin dEden.
Les Hommes à cette époque ne travaillaient pas et vivaient en accord parfait avec la faune et la flore, les sacrifices étaient donc inexistants. Les Hommes n'étaient pas à proprement parler « humains » ; ainsi, ils ne se reproduisaient pas, mais étaient « semés ».
Les saisons étaient inexistantes, ils vivaient dans un printemps éternel. La nature était d'ailleurs bienfaitrice (mère nourricière) et leur fournissait tout sans aucun effort.
« Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l'écart et à l'abri des peines et des misères : la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mains, bras et jarret toujours jeunes, ils s'égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourants, ils semblaient succomber au sommeil
.”
Suivirent la race d'argent, la race de bronze, une génération de héros (vīra), puis la race de fer, qu’est la nôtre. Chaque race engendrée par Zeus semble pire que la précédente. Il n’apprend donc pas de ses erreurs ? Selon Hésiode, les daimones étaient au départ des humains de la race d’or, qui vécurent comme des dieux, et étaient sans passions négatives (s. kleśa, colère, haine, jalousie et peur).
Quand la terre eut renfermé dans son sein cette première génération, ces hommes, appelés les génies terrestres [daimones], devinrent les protecteurs et les gardiens tutélaires des mortels : ils observent leurs bonnes ou leurs mauvaises actions, et, enveloppés d'un nuage, parcourent toute la terre en répandant la richesse : telle est la royale prérogative qu'ils ont obtenue[2].”
Ces “génies terrestres” (daimones) ont la capacité de se déguiser en étrangers venus d’ailleurs, de fréquenter les sites humains et de surveiller leur conduite. Ces “dieux semblables à des étrangers” (Odyssée XVII, 485-487), sont comme les agents de Zeus. Si le karma était personnifié dans un lointain passé, c’est peut-être la forme qu’il aurait eu. Ces “génies terrestres” font évidemment penser aux yakṣa ou à d’autres gardiens (s. nātha t. mgon po). Le Manimékhalaï bouddhiste fait intervenir les génies vidyādhara[3] en agents de l’ordre, qui “s’étaient dépouillés de leur gloire afin de ressembler à des hommes,” et circulaient librement dans la ville. “ On prétendait que, si l’on négligeait l’ordonnance des fêtes, le génie protecteur de la ville entrerait en fureur.[4]

Le tout est animé et plein de démons[5]”, la Nature envoûtée est animée et gérée par les daimones, des génies (yakṣa).

En dehors de cette explication théogonique, des hommes et femmes illustres pouvaient être élevés au statut de “daimones” après leur mort, “daimonisés”, pour leur relation avec des dieux ou par leur vertu, comme p.e. Pythagore, les adeptes d’Orphée ou Empédocle, ex-disciple de Pythagore.
Empédocle pensait que les soi spirituels durables de l'humanité (appelés plus tard âmes) étaient des daimones déchus. Ces daimones étaient happés par le tourbillon d'un cycle cosmique qui s'effondre périodiquement en une singularité (appelée "sphère") puis, au fil du temps, tourbillonne en éléments strictement distincts. Au cours de ces cycles cosmiques, les âmes sont exilées, incarnées et réincarnées dans diverses formes de vie jusqu'à ce qu'elles atteignent la conscience humaine et la plus haute des occupations humaines. "À la fin, écrit Empédocle, les âmes [...][6]
“deviennent des voyants, des bardes, des médecins et des seigneurs sur la terre, puis s'épanouissent en tant que les dieux les plus éminents
.” [Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, 150]
Parmi les daimones, les anciens humains de l’Âge d’or, il y avait différentes catégories, en fonction de leur vertu, qui pouvaient être prises par le tourbillon du cycle cosmique, et de nouveau devenir des dieux, voire plus. Empédocle, pythagoricien, croyait en “la réincarnation de l’âme”, et ne mangeait pas de viande.
Or les disciples de Pythagore, ceux d'Empedocle et la foule des Italiens déclarent qu'il existe non seulement une communauté des hommes, et entre eux et avec les dieux, mais aussi une communauté des hommes avec les bêtes brutes. Car il existe un esprit un qui pénètre, à la façon d'une âme, le cosmos tout entier et qui nous unit à eux.

Par conséquent, si nous les tuons et nous nourrissons de leur chair, nous commettons un acte injuste et impie, revenant à assassiner des parents. C'est pourquoi ces philosophes ont recommandé de ne pas toucher aux êtres animés, et déclaraient impies les hommes qui “rougissaient l'autel des bienheureux chaud de leurs victimes”; et Empedocle dit quelque part


Ne cesserez-vous donc ces massacres cruels?
Et ne voyez-vous pas que la folie vous pousse à vous entre-tuer?
(Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, IX, 127)
Et encore. Il s’agit ici d’un sacrifice d’animaux, où à cause de la transmigration, père et fils d’une autre existence se retrouvent, mais ne se reconnaissent pas, le père sacrifiant sans doute son fils sous forme animale. La foule, hésitante, laisse faire ce filicide. Ainsi, les pères, mères et enfants d’une existence précédente, s’entre-sacrifient, s'entretuent et se mangent les uns les autres.
Le père prend son fils qu'il ne reconnaît pas,
Car sa forme a change, et il l'élève au ciel
En marmottant une prière; et cet enfant
Innocent, il le tue.
Et, cependant, la foule
Hésite à sacrifier le pauvre suppliant.
Mais lui, sourd à ses cris, emporte l'égorgé
Au fond de son palais, préparant le festin.
[*] De la même façon, le fils ravit son père
Et les enfants leur mère; et leur ôtant la vie,
Ils consomment la chair de leurs propres parents
.” (Contre les mathématiciens, IX, 12 
Śroṇakoṭikarna Gandhara II-IIIème (Christies)

A un bouddhiste tibétain les derniers vers surtout rappellent évidemment la citation attribuée au célèbre Mahākātyāyana (alias Phra Sangkadchai)[7]. Dans le bouddhisme mahāyāna, Mahākātyāyana était devenu le témoin privilégié des mondes mythocosmiques bouddhistes. Gampopa (1079 – 1153 EC) mentionne Śroṇakoṭikarna (t. gro bzhin skyes) comme témoin de la souffrance des preta (mânes), et cite le texte correspondant. La traduction anglaise[8], réfère à une citation concomitante et commentée par Patrul Rinpoché (1808–1887) dans le rDzogs chen kun bzang la ma. Il ne s’agit ici plus d’une citation de Śroṇakoṭikarna, mais d’une citation (?) attribuée à Mahākātyāyana.
Un jour que le sublime Katyāyana mendiait sa nourriture, il rencontra un père de famille qui tenait un enfant sur ses genoux. Cet homme se régalait d’un poisson et lançait des pierres à une chienne qui en mâchait l’arête. Or, avec sa clairvoyance le Maître vit ceci : le poisson avait été le père de l’homme dans cette vie-ci, la chienne était la réincarnation de sa mère et un ennemi qu’il avait tué dans une vie passée avait pris renaissance, par un retour de karma, comme son fils. Et Katyāyana s’écria :

On dévore son père et on frappe sa mère,
On tient sur ses genoux l’ennemi qu’on tua ;
Une femme mâchant les os de son époux...
Devant le saṁsāra, l’envie me prend de rire
![9]
Légende de Śroṇakoṭikarna, VIIème, collection Kizil, Cave of Seafarers, détail

Ce serait très intéressant de connaître la source de Patrul Rinpoché. Qui rit devant ce spectacle ? Katyāyana, Śroṇakoṭikarna ou Patrul Rinpoché lui-même ? Cela ne faisait certainement pas rire Empédocle.
 
Pour revenir à Empédocle, la purification était un élément essentiel pour la promotion transmigrationnelle. La transmigration étant les mélanges (amour) et séparations (haine) successifs de “l’esprit” (qui nous unit aux autres) avec les quatre éléments éternels. L’amour est la force qui unit, la haine celle qui désunit.
On y parvient en s'immergeant dans les quatre éléments : la terre, l'air, le feu et l'eau. Cette immersion signifie que l'on s'incarne dans des formes de vie dont le corps est dominé par ces éléments. Empédocle lui-même a attesté qu'il avait habité un certain nombre de formes de vie végétales et animales :

En vérité, j'étais un garçon et une fille, un buisson, un oiseau et un poisson dans le tourbillon de l'océan.[10]
Vésuve, George Poulett Scrope, Considerations on Volcanoes, 1825

Et que donc toute forme de vie à une conscience. Raison de ne pas manger des animaux et de s’abstenir de manger certaines plantes. La transmigration est une souffrance et la connaissance permet d’en sortir, comme Pythagore l’avait fait en se “daimonifiant”. Empédocle avait également trouvé cette “connaissance”, avec la “maîtrise du vent” et “de la force vitale”, y compris sur autrui (s. para-kāya-praveśa t. 'grong 'jug). Il aurait ressuscité une femme décédée. A la fin de sa propre vie, il se serait jeté dans les feux du Vésuve, et aurait été “daimonifié à son tour.

Les daimones, aux "corps sphériques" (à cause de la sympathie avec l'Un), ne séjournent pas dans les plus hautes sphères, mais leur vrai chez-eux est dans le ciel et sur la lune, où ils vivent de la rosée de lune. L’évolution subséquente de leur rôle de gardien est fascinante et passe par une internalisation. Je vais suivre le déroulement de M. David Litwa dans le livre précité.

Daimonion de Socrate

Chez Platon (qui avait fréquenté les Pythagoriciens) et son Socrate, il se manifeste comme la voix interne du daimonion. Les daimones étaient les âmes de personnes illustres décédées, des gardiens personnels, et le plus haut niveau de la conscience humaine. Les meilleures âmes décident de faire l'ascension ultime, d’autres, comme Empédocle, restent dans la roue transmigrationnelle pour aider les humains. Pour l’aristocrate Platon, le rôle du roi-philosophe est évidemment prédestiné aux daimones… La hiérarchie n’est jamais loin chez lui.

Jiminy Cricket et Pinocchio

Dans son Timée, il propose néanmoins que chacun a son “daimon gardien”/”génie” (noûs), dont la fonction ancienne était, ne l’oublions pas, de surveiller les actes des humains, et de les guider en les récompensant et en les punissant le cas échéant.
“[90a]Quant à celle de nos âmes qui est la plus puissante en nous., voici ce qu'il en faut penser : c'est que Dieu l'a donnée à chacun de nous comme un génie (76); nous disons qu'elle habite le lieu le plus élevé de notre corps, parce que nous pensons avec raison qu'elle nous élève de la terre vers le ciel, notre patrie, car nous sommes une plante du ciel et non de la terre. Dieu, en élevant notre tête, et ce qui est pour nous comme la racine de notre être, vers le lieu où l'âme a été primitivement engendrée, [90b] dirige ainsi tout le corps.” (trad. Victor Cousin)
Ayant achevé le tout, Dieu le partagea en autant d'âmes qu'il y a d'astres, [41e] en donna une à chacun d'eux, et, faisant monter ces âmes comme dans un char, il leur fit voir la nature de l'univers et leur expliqua ses décrets irrévocables. La première naissance sera la même pour tous, afin que nul ne puisse se plaindre de Dieu; chaque âme, placée dans celui des organes du temps (29) [42a] qui convient le mieux à sa nature, deviendra nécessairement un animal religieux; la nature humaine étant double, le sexe qu'on appellera viril, en sera la plus 139 noble partie; quand, par une loi fatale, les âmes seront unies à des corps, et que ces corps recevront sans cesse de nouvelles parties et en perdront d'autres, ces impressions violentes produiront d'abord la sensation, puis l'amour mêlé de plaisir et de peine, enfin la crainte et la colère, [42b] et toutes les autres passions qui naissent de celles-là ou leur sont contraires; la justice consistera à dompter ces passions, l'injustice à leur obéir ; celui qui passera honnêtement le temps qui lui a été donné à vivre, retournera après sa mort vers l'astre qui lui est échu et partagera sa félicité; celui qui aura failli sera changé en femme [42c] à la seconde naissance; s'il ne s'améliore pas dans cet état, il sera changé successivement, suivant le caractère de ses vices, en l'animal auquel ses mœurs l'auront fait ressembler; et ses transformations et son supplice ne finiront point avant que se laissant conduire par le mouvement du même et du semblable en lui, et domptant par la raison cette partie grossière de lui-même, composée tardivement de feu, d'air, [42d] d'eau et de terre, masse turbulente et désordonnée, il se rende digne de recouvrer sa première et excellente condition.” (trad. Victor Cousin)
Notons au passage que la naissance en femme est comme une dégradation, hiérarchies toujours et partout, c'est inhérent à tout émanationisme. Tous les humains ont cependant une étoile de félicité et un “daimon gardien” pour les y accompagner. Selon les sources plus tardives, Platon lui-même avait aussi été “daimonifié” à sa mort.

Xénocrate résistant aux séductions de Phryné,
détail, Sebastien Norblin de La Gourdaine, 1862

Son disciple Xénocrate, un pythagoricien, aurait passé une heure par jour en méditation silencieuse[11]. Le lieu du “purgatoire” (le lieu de la purification, par le feu ou à petit feu), le Hadès souterrain chez Platon, était situé entre la terre et la lune chez Xénocrate. Pour les pythagoriciens, le soleil et la lune étaient les îles de béatitude pour les héros et les daimones[12]. Les daimones vivent sans passions négatives sublunaires (kleśa) sur la lune. Plutarque, également intéressé par le pythagorisme et par la religion, aurait fini comme prêtre d’Apollon à Delphes. Pour lui, les oracles étaient des daimones. Au fur et à mesure que certains parmi ceux-ci devenaient des dieux, les oracles finissaient par se taire et par disparaître. Les daimones pouvaient donc devenir des dieux à leur tour. Plutarque développa davantage le concept de la “voix interne” (daimonion).
Il a également confirmé le point de vue du Timée, selon lequel un daimon, bien que distinct de l'âme, est identique à la conscience supérieure ou noûs d'une personne. Les gens croient à tort que leur noûs existe à l'intérieur d'eux comme des images dans un miroir. En réalité, leur noûs-daimon existe à l'extérieur d'eux, flottant comme une bouée au-dessus de leur cerveau. Une fois que cette partie du moi est détachée du corps, elle s'élève comme une étincelle. La vitesse de l'étincelle dépend de l'intégrité morale et de la vertu intellectuelle du noûs.[13]
Le daimon (noûs) est distinct de l’âme, qui a une partie inférieure et supérieure. Le daimon correspond à la partie supérieure, qui nous guidera ultimement vers “notre étoile”. Plutarque explique qu’il y a trois types d’individus (s. puruṣa t. skye bu), d’âmes.
Premièrement, il y a des âmes tellement enfoncées dans le corps que leur étincelle noétique ne brille pas. Ensuite, il y a les âmes dont l'esprit est éteint, qui se rallument après la mort et tentent de se frayer un chemin vers les sphères célestes. Enfin, il y a les âmes dont le noûs est entièrement lumineux et activé, qui arrivent rapidement sur la sphère lunaire. Les âmes qui atteignent la lune sont libérées de la naissance mortelle.[14]
Apollo 11, promenade lunaire

Plutarque distingue plusieurs “morts”. La séparation du corps mortel du conglomérat âme-esprit (âme inférieure et supérieure virile) est la première “mort”. La deuxième “mort” est la séparation de l’âme inférieure et du noûs. Ces trois parties corps-âme-noûs proviennent respectivement de la terre, de la lune et du soleil. Sur la terre, l’âme est purgée (purifiée) des émotions négatives (kleśa) et des pulsions irrationnelles (vāsanā). Sur la lune la purge (purification) se poursuit, comme dans le purgatoire, qui s’appelle ici la cavité d'Hécate, la face sombre de la lune. La face claire, ce sont les Champs Elysées. Les daimones sont alors parfaitement purifiés et peuvent rentrer à la maison, au soleil[15].

Bodhisattva, Kizil. VIIème, Cave of the Statues (No. 77)

Ici, chez Plutarque, les daimones semblent avoir le choix entre "rentrer" au soleil, et devenir comme des Bouddhas paranirvanés, ou redescendre sur la terre pour aider leurs anciens compagnons humains, devenant ou restant ainsi des bodhisattvas…
C'est à ce moment précis que les daimones redescendent dans la grotte de la terre pour exercer leurs rôles protecteurs et bienveillants - en prenant en charge les oracles, en participant aux rituels, en conjurant les maux et en se présentant comme des sauveurs pour les personnes qui traversent les tempêtes de la vie[16].”
Mont Mérou, la lune et le soleil, et leurs cieux supérieurs

Tout en prenant le risque de rechuter, car l’influence terrestre sublunaire est redoutable.

Pour le médio-platonicien Apulée l’esprit de chaque individu est un dieu[17], et les désirs peuvent être bons (eudémoniques) ou mauvais. L’esprit daimonique est le véritable soi, et “ce gardien” se situerait au front de chacun. Il y avait néanmoins chez Apulée un deuxième type de “daimones”, qu’il appelait “lémures” qui étaient les âmes humaines ayant quitté leurs corps[18]. Les “lares” étaient un sous-type de ces” lémures”, et servaient de protecteurs des lieux. Un troisième type d’âmes humaines décédées étaient les mânes, qui correspondent aux preta (t. yi dvags), que Mahākātyāyana et Śroṇakoṭikarna auraient vus (voir plus haut).

Deux lares, Pompéi

Tous les humains sont donc potentiellement des dieux et capables de retourner au soleil, à cause du gardien-noûs qui est l’allié-guide de leur âme. Et pour Xénocrate, tous les humains deviennent des daimones après leur mort, mais, selon Apulée, en trois sortes de catégories. Fait intéressant pour celui qui s’intéresse aux bodhisattvas/tulkus, pour Maxime de Tyr, les daimones alunés peuvent revenir sur la terre pour y exercer en tant que “médecins qui guérissent les maladies, d'autres sont des conseillers pour les personnes désorientées, des messagers de choses cachées, des collaborateurs dans les affaires, tandis que d'autres encore font office de compagnons de route, de politiciens et de conseillers militaires[19]."

Pour Apulée, les daimones qui habitent la lune étaient des intermédiaires et des messagers entre les dieux et les hommes.
Toute la nature, croyait-il, est harmonieuse et interconnectée ; ainsi, tout dans l'univers est relié par des entités médiatrices. L'eau sert de médiateur entre la terre et l'air, l'air sert de médiateur entre le feu et l'eau, les animaux servent de médiateurs entre les plantes et les hommes, et les daimones servent de médiateurs entre les hommes et les dieux. Les dieux sont immortels et sans passion, tandis que les humains sont mortels et émotifs. Les daimones servent de médiateur entre eux en étant à la fois immortels et émotifs.[20]
La conclusion de ce comparatif rapide ? Une réhabilitation des démons (daimones) s’impose. Ils sont partout, et même au plus profond de nous-mêmes. Ils gèrent la Nature, ils surveillent notre conduite, nous éduquent et nous guident vers la Lumière, selon nos capacités et dispositions. Certains font cela en sacrifiant leur propre béatitude solaire ou leur confort lunaire, et font le sale boulot ici-bas, tandis que les dieux, ... oui que font-ils en fait là-haut ? Comment passe-t-on son temps au soleil ou plus haut ? Que font les dieux pour rester dans la sainte indifférence et pour casser l’ennui divin ? Un démon ou un bodhisattva qui a les pieds dans la gadoue le saurait-il ? 

Le banquet des dieux, Frans Floris, vers 1550 

Selon Maxime de Tyr, il arrive aux daimones, même sans être des dieux, de “danser et chanter” avec les dieux[21]. Les daimones perçoivent de là où ils sont la Beauté (mentionnée dans le Phèdre de Platon), mais sont ordonnés par Dieu (un seul et avec une majuscule D cette fois-ci) “de patrouiller sur la terre et de se mêler à des hommes de tous les horizons, de toutes les dispositions et de toutes les compétences, pour aider les bons, venger les victimes et condamner les méchants.[22]"

Le christianisme ayant fait son apparition, le livre de M. David Litwa poursuit avec “l’angélifiction” qui remplace désormais la “daimonification”. Sic transit gloria mundi.

***

[1] 1. “Ces âmes humaines divinisées par la mort étaient ce que les Grecs appelaient des démons ou des héros. Les Latins leur donnaient le nom de lares, mânes, génies.” Atilf.

[2] Les Travaux et les Jours 121.6, L'antiquité grecque et latine du moyen âge, site de Philippe Remacle, Philippe Renault, François-Dominique Fournier, J. P. Murcia, Thierry Vebr, Caroline Carrat

[3] Des demi-dieux portant des guirlandes, adorateurs d’Indra, aussi des attendants de Maheśvara.

[4] Manimékhalaï, traduit en français par Alain Daniélou avec le concours de T.V. Goapala Iyer, p. 26

[5] Aétius, Opinions, I, VII, 11.

[6] M. David Litwa, Posthuman Transformation (2020), p.34

Empedocles believed that the enduring spiritual selves of humanity (later called souls) were fallen daimones. These daimones were stuck fast in the vortex of a cosmic cycle that periodically collapses into a singularity (called “Sphere”) and then, over time, whirls into strictly separate elements. In the course of these cosmic cycles, souls are exiled, incarnated, and reincarnated in various lifeforms until they attain human consciousness and the highest of human occupations. “In the end,” Empedocles wrote, souls:

“become seers, bards, doctors and lords upon earth’s sod, then bloom as gods highest in laud.”


[7] Il est présenté comme le maître de Śroṇakoṭikarna (t. gro bzhin skyes rna ba bye ba ri) de L’histoire des Exploits du marchand (Śroṇa) Koṭīkarṇa (Koṭīkarṇāvadāna). On trouve un bas-relief de Gandhara qui le représente lui avec des compagnons de voyage dans un navire en route vers l’Île des Joyaux (Ratnadvīpa), qui date du IIème siècle. Voir mon blog Les pérégrinations d'un sage populaire (2017)

[8] The Jewel Ornament of Liberation, Herbert V. Guenther, Rider, 1959, p. 62 et 72.

[9] pha sha za zhing ma la rdeg//
las ngan dgra bo pang na bzung*//
chung mas khyo yi rus pa 'cha'//
'khor ba'i chos la gad mo bro//

Le Chemin de la Grande Perfection, Patrul Rinpoché, Padmakara, (1997) p. 89

[10] "It was achieved by being immersed in all four elements: earth, air, fire, and water. Such immersion meant that one is incarnated in lifeforms whose bodies are dominated by  these elements." Litwa, Posthuman Transformation

[11] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Pochothèque, p. 498, livre IV, 6.11

[12] Vie de Pythagore, Iambilique.

[13] Litwa, Posthuman Transformation (2020), p. 64

He also confirmed the viewpoint of the Timaeus, that a daimon, though distinct from the soul, is identical to a person’s higher consciousness or nous. People mistakenly believe that their nous exists inside them like images in a mirror. In fact, their nous-daimon exists outside of them, bobbing like a buoy above their brains. Once this part of the self is detached from the body, it floats upward like a spark. How straight the spark speeds depends upon the nous’s moral integrity and intellectual virtue.”

[14] Litwa, Posthuman Transformation (2020), p. 64-65

First, there are souls so sunk in the body that their noetic spark does not shine. Second, there are souls with dimmed minds that reignite after death and endeavor to make their way toward the celestial spheres. Finally, there are souls with their nous entirely bright and activated, who arrive quickly on the lunar sphere. Souls who make it to the moon are freed from mortal birth.”
Plutarque, Daimonion, 591c-f

[15] Litwa, Posthuman Transformation (2020), p. 66

[16]Yet it is at just this point that the daimones descend back into the cave of earth to exercise their protective and beneficent roles – taking charge of oracles, participating in rituals, warding off evils, and flashing forth as saviors to people weathering the storms of life.” Litwa, Posthuman Transformation (2020), p. 66-67

[17] "Qu'est-ce qui est donc divin ? Le fait d'être vivant, de connaître, de découvrir, de se souvenir. C'est pourquoi l'esprit, que j'appelle divin, Euripide a osé l'appeler "dieu".” Litwa, Posthuman Transformation (2020), p. 68

[18] Voir aussi le terme “lémurien” dans la théosophie.

[19] Litwa, Posthuman Transformation (2020), p. 70

The “herds” of daimones, Maximus proclaimed, are many. Quoting Hesiod, he numbered them “thirty-thousand strong on the nubile land, deathless ministers of Zeus.” Maximus was more specific about the varieties of daimonic occupations. Some daimones are doctors who heal diseases, others are counselors of the confused, messengers of hidden things, co-workers in business, while still other function as fellow travelers, politicians, and military advisors. “As many dispositions as men possess, so also own the daimones.”

[20] Litwa, Posthuman Transformation (2020), p. 70 “All of nature, he believed, is harmonious and connected; thus everything in the universe is connected by mediating entities. Water mediates between earth and air, air mediates between fire and water; animals mediate between plants and humans, and daimones mediate between humans and gods. Gods are immortal and passionless whereas humans are mortal and emotive. Daimones mediate between them by being both immortal and emotive.”

[21] Maximus, Discourses 9.5-6.

[22]All has been determined by the divine plan. “God commands such souls,” declared Maximus, “to patrol the earth and mix themselves with men of all different stations, dispositions, and skills, helping the good, avenging the wronged, and sentencing those who do wrong.” Maximus, Discourses 9.6, Litwa, Posthuman Transformation (2020), p. 71

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