"How can [the gods] meet us face to face till we have faces?" (Till we have faces, CS Lewis)
Maria Daraki (Dionysos et la déesse Terre, Champs, Flammarion, 1985/1994) présente sa théorie pour la co-existence d’une “religion de terre” et une “religion civique” (olympien) dans la Grèce antique. C’est le dieu Dionysos qui est le garant de leur co-existence. La religion de terre procède d’une pensée circulaire, et la religion civique athénienne de la pensée linéaire (oui, non), dont la co-existence permettrait une pensée dialectique, en spirale…
Initialement, la religion de terre (sauvage) fut soumise à la religion civique (la Raison), une victoire de la lumière (olympiens célestes) sur les ténèbres (les dieux anciens, les daimons “Infernaux”), mais dont les braises du culte étaient restées incandescentes.
Deux systèmes s’opposaient, un système sauvage à deux étages (monde souterrain et la terre), et un système olympien à trois étages (monde souterrain, la terre et les cieux). Dans le système à deux étages, la filiation est circulaire, et les humains, les animaux et les végétaux sont les “enfants de la terre”, les autochtones. Le ciel manque dans ce monde, car il n’en a pas besoin (p.165)… L’enfer (le monde infernal) n’a pas encore la connotation négative qu’il acquit dans les systèmes à trois étages (avec le ciel, et les olympiens).
“Il n'y a pas d'autre “haut” que la surface du sol. Terre se manifeste en anodos[1], mais à mi-corps, maîtresse des deux étages. Une seule voie est nécessaire, celle qui relie la surface de la terre au monde infernal. Et seule cette voie est construite. Les hommes font leurs offrandes en descente, ils versent des libations, jettent des victimes dans des crevasses du sol; ils en obtiennent, en réponse, des dons en remontée : tout ce qui vit, mais aussi des oracles; ils en reçoivent justice également, la justice circulaire de la “vendetta” que distribuent les Érinyes, filles de Terre. Ses deux étages suffisent à la bonne marche du monde. La sphère céleste n'a pas de fonction et, dans sa direction, il n'y a pas de route. La grande roue tourne dans un monde sans ciel.Voilà pour ce qui est du manque du ciel. La religion de terre est également dépourvue d’identité (sans contours définissant) et de temps. Tout est circulaire.
Mais il faut dire plus. Aurait-il existé l'étage céleste, que ce monde-là serait détruit. Si ses deux étages sont également nécessaires, son centre est “en bas”. Le monde souterrain est le lieu de positivité dans l'absolu; en quelque sorte, il est l' “ancêtre” du ciel. Aussi, s'il manque de ciel, c'est que ce monde n'aurait pas survécu à sa “découverte”.” (p.165)
“ Les intérêts des êtres vivants se mêlent, leurs traits aussi ; dans les actes rituels, l'humain, l'animal, le végétal se fondent dans les mêmes symboles. Lorsque les êtres naissent, croissent et prospèrent, ce sont les sèves de Terre qui montent en eux. D'aucun côté “l'humain” n'est retranché du « non humain » par des barrières (165) propres à donner contour à l'identité. Plutôt tité n'est pas encore conquise et construite, il serait plus juste de reconnaître que, si elle l'était, le système s'en trouverait par que l'identité qui isole les êtres, en obstruerait toutes les voies. “Le temps est cyclique, autrement dit un rythme, “dans un sens de rythme de danse”. Comme le temps n’est pas linéaire, les morts ne sont pas relégués dans le temps, “dans le passé”[2]. Leur “retour” a lieu dans l’espace, il est souterrain. Dans ce monde à deux étages, le cycle passe du bas vers le haut, puis du haut vers le bas, ponctué par des rituels qui rappellent le symbolisme naturel. C’est un “aller-retour cyclique”.
“Normes symboliques et normes sociales sont à l'unisson. Parce que la mort est pensée comme source de vie, le mariage est largement ouvert sur l'au-delà. Les morts revivent dans les nouveau-nés[3], le géniteur se perpétue dans l'engendré, toute naissance est une renaissance. La ” filiation “ n'est pas linéaire, mais circulaire; les générations humaines se versent l'une dans l'autre ; les morts et les vivants s'y mêlent, membres d'une même « parenté ». La « sexualité » n'est jamais aussi efficace que lorsqu'elle s'exerce au contact des forces infernales. Points de jonction entre les deux étages du monde, les grottes, ou bien les megara souterrains, sont des alcôves appropriées d' “unions infernales” qui ont valeur de rituels tout-puissants. Elles intéressent un domaine bien plus vaste que celui de la reproduction humaine. Noces exemplaires, les noces infernales ont la vertu de relancer le grand circuit qui reconduit la fécondité dans sa triple expression, humaine, animale, végétale. Dans le système où préside Gaia, il n'y a pas d' “espace humanisé”, retranché du reste de la nature. Pour que le groupe humain se perpétue, il faut que s'épanouisse l'ensemble du règne vivant, espèces sauvages y compris, sans intérêt “alimentaire” pour l'homme. Car le mouvement est unitaire qui fait tourner “la somme de vie” entre les deux étages du monde.” (164-165)Ce cycle entre la mort et la naissance, mais sans identité individuelle entre ce qui naît et meurt, donne lieu à un lien de “réincarnation” entre générations.
“La figure singulière que revêt dans ce système la mort. Elle n'est pas un événement mais un espace et, plus exactement, la moitié inferieure de l'espace. Elle est un lieu béni avec lequel il importe avant tout de garder le contact: comme l'est ailleurs le ciel dont, ici, on n'a pas besoin. (166) La mort purement spatiale et entièrement positive est le fondement même de la pensée de circulation. Mais elle est aussi l'obstacle majeur sur le chemin de la construction de l'identité. Elle interdit de penser la mort comme un événement et d'y voir un terme : celui de vie humaine. Fait répétitif, la mort enchaîne sur la naissance, elle aussi répétitive. Captées dans un rapport circulaire, la naissance et mort ne peuvent pas servir comme bornes propres à délimiter l’existence individuelle. Inscrites dans un cercle, elles ne peuvent pas être, la première un commencement, et la seconde une fin. Les repères les plus élémentaires pour concevoir le destin individuel restent ainsi hors de vue. L'homme ne peut pas se penser à partir de sa mort.”La sortie du monde souterrain est appelée an-odos (ascension), le cath-odos est la direction inverse. Voie ascendante et voie descendante constituent une voie à double sens (di-odos). Ce qui relève de cette conception du cycle naturel centré sur les pôles de la mort et de la naissance est déjà une interprétation religieuse “de nature”. Tout comme les vivants, les morts ont leur séjour ((h)aïdês, hadès). Dans la civilisation et la mythologie indienne, Yama serait le premier mort humain, ayant montré le chemin aux autres morts humaines. Dans la mythologie grecque, Hadès est le premier-né de Kronos (temps), le titan, qui dévora ses propres enfants. Des mythes qui expliquent (après l'apparition de la religion civique des olympiens) l’origine des dieux et des humains avec leur propres grilles de lecture.
En étant humain, difficile de ne pas avoir d’images et des idées sur un “séjour des morts”, invisible, marqué par l’absence de vivants. Difficile de savoir comment était conçu ce premier “séjour des morts” (haïdês), sans les grilles de lectures des religions civiques. Un lieu d’oubli, indéfini. Du moins pour la plupart des humains qui n’ont pas marqué la mémoire humaine, en bien ou en mal, et qui n’ont pas été rendus immortels par des maîtres de vérité. Le pré de l’Asphodèle pourrait correspondre à cette idée, mais un “séjour des morts” part de l’idée préconçue que les morts ne seraient pas tout à fait morts, qu’ils seraient des fantômes, des âmes, et qu’ils auraient comme une identité individuelle, ce qui selon Maria Daraki, ne serait pas le cas dans la religion de terre. Est-ce que l’identité individuelle est un produit de la cité et des religions civiques ? Le séjour des morts, des âmes des morts, ne serait-il pas une interprétation plus tardive des religions civiques ? Que faire de tous ces morts perdus dans l’oubli, dans le giron de la Terre ? Leur non-oubli ou sortie de l’oubli offre beaucoup de perspectives. Il devient même une nécessité, quand, par l’influence des religions civiques, l’oubli devient un “enfer”, dans lesquels les morts jusque là oubliés souffrent d’innombrables épreuves, que leurs descendants peuvent atténuer grâce à la religion. Les aspects punitifs, hiérarchiques et bureaucratiques, etc. des enfers sont le signe d’une religion civique.
Une autre signe est l’apparition du ciel avec ses dieux (olympiens) légiférants comme troisième étage, supérieur. Avec les dieux célestes apparaissent également l’idée d’un être humain (anthropos) qui leur est assujetti. Désormais, “l'humain” est bien retranché du “non humain”, et il prend contour, ainsi qu’une identité.
Ce qui auparavant était accordé sans effort (Heures et Grâces) devra désormais être obtenu par le labeur (et les rites) et par le mérite (ponos, skt. puṇya ?). Dionysos, dieu “médiateur” entre la religion de nature et la religion civique, mène les Heures et les Grâces au bâton. Tout est désormais sous contrôle. Il ne faut pas perdre de vue que le nouveau système se forme en coexistence avec l’ancien. C’est l’apparition du nouveau système qui donne lieu à une co-existence, une dualité, une opposition, et quand le nouveau système devient dominant, l’ancien est redéfini par le nouveau, qui lui impose sa grille de lecture, notamment pour expliquer la généalogie des dieux de l’Olympe, et en mettant en scène des dieux olympiens déjà à l’oeuvre dans l’ancien système de façon anachronique. Le discours du nouveau système sur l’ancien (et sa réintégration) devient la norme.
Ainsi la vie (Zeus) est opposée à Hadès (la mort), dieu chtonien. Pour “dompter” le système ancien, qui résiste, les dieux olympiens doivent prendre des aspects chtoniens et ambivalents. Dionysos, “un Zeus nouveau”[4], sera un dieu “olympien”, du moins civique (ou dont l’incivisme contrôlé est néanmoins toléré par le système civique), qui fait le lien entre Zeus/la vie/le ciel et Hadès/la mort/le monde souterrain.
D’ailleurs, les ancêtres des dieux Olympiens, célestes, sont eux-mêmes des enfants de titans[5]. Les titans sont les prototypes des dieux olympiens, et ont sans doute des racines dans les religions de terre.
“La date de l'ancien système remonte à l'évidence très haut. Mais chose remarquable, plus l'on avance dans l'histoire, plus ce lointain passé gagne en « présence». Homère mentionne à peine les puissances chthoniennes. C'est trois siècles plus tard, dans la tragédie qu'elles prennent tout leur relief. On ne supposera pas, évidemment, que la religion de Terre aurait surgi postérieurement à la composition de l'épopée. Ce sont les dieux de l'Olympe, tout au contraire, qui, selon le sentiment unanime des Grecs, se seraient vus attribuer dans l'épopée leurs statuts et leurs fonctions définitifs.” (Daraki, p. 186)C’est face à la non-disparition et la résistance des cultes de l’ancien système, que le nouveau culte doit changer de tactique, en leur laissant des espaces de vie bien définis, tout en les encadrant. La bataille entre les dieux et les titans appartiennent aux discours des nouveaux systèmes, il n’y avait pas de batailles dans l’ancien. Il en va sans doute de même pour des discours similaires dans d’autres cultures (deva-asura, daeva-druj/dēws, etc.).
“Dionysos est, essentiellement, le médiateur. Sa date en témoigne. Dieu de ‘l’entre-deux’, il l’est dans le concret de l’histoire des religions. Il l’est aussi au niveau des pratiques religieuses. Pour départager la religion de Terre de la religion civique, un clivage fait critère: celui qui sépare cultes secrets et féminins d'une part et, de l'autre, cultes transparents et masculins. Le dionysisme réunit dans sa pratique l'une et l'autre de ces formes retranchées.” (daraki, p. 203-204)En tant que médiateur, Dionysos ne peut pas être le dieu le plus ancien, ni le “dionysisme” le culte le plus ancien. Dans la religion de terre plus ancienne, la déesse terre n’est pas le seul objet de culte. La terre n’est pas forcément la terre-mère, elle a pu être “bisexuée”, ou plutôt regroupant les deux sexes, qui s’auto-reproduisent, se “réincarnent” (Daraki, p. 122, 148). Tout cela sous la terre. Le ciel n’avait pas encore été inventé.
Omphalos à Delphi, photo de Leon Mauldin |
En Béotie (Orchomène), à l'époque d'Étéocle, fils d'Œdipe et de Jocaste, un culte des deux/trois Charités aurait été introduit, sous la forme de pierres brutes (omphalos), qui seraient tombées du ciel. Comme ce fut le cas aussi pour d'autres "déesses-mère" telle Cybèle[6]. C'est le ciel qui se rappelle à la religion de terre à deux étages.
Procession en vue du sacrifice d'un agneau aux Charites (Euthydika, Eukolis, Etheloncha), Corinthie, vers 540-530 av. J.-C., Musée national archéologique d'Athènes |
Relief des Trois Grâces, la dernière tenant un petit garçon (Iacchos ?). L'homme qui les précède marque le rythme en jouant de la flûte double. Début du Ve s. av. J.-C. (Marsyas) |
Les charités pouvaient être au nombre de deux ou de trois[7]. A partir de trois on peut parler d'une ronde. Quand le culte devient ou est intégré dans ue religion civique, les pierres brutes prennent des visages de femmes gracieuses, et sont associées à un dieu ou une déesse majeure de l'Olympe.
Poseidon, Amphitrite et les Charités, comme portant un seul manteau, C6ème s. av. JC, British Museum |
Dionysos barbu menant les Heures, œuvre romaine d'époque impériale (ier siècle ap. J.-C.), copie d'une œuvre néo-attique (Jastrow), Louvre |
A un certain moment, les Charités perdent leurs habits[8], deviennent plus célèbres sous le nom des trois Grâces, et sont souvent représentées en compagnie de Vénus.
Anonyme, iie siècle ap. J.-C., Metropolitan Museum of Art, New York, États-Unis |
Pierre Paul Rubens (1639–1640), musée du Prado |
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[1] Ascension
[2] “Pour la pensée dont nous résumons ici les traits, il est retour dans l'espace : il est une eleusis, une anodos, la saison” vient d' “en bas”, non d' “hier”.”
[3] Les “grand-pères” (“tritopator”) dans les “petit-fils”, les “grand-mères” dans les “petit-filles”. Daraki, pp. 142-143
“Le saut » par-dessus une génération efface l'importance du père. Toute “l'autochtonie” tient à cela. Si cette lignée est celle des “fils de la terre”, c'est parce qu'elle se reproduit par réincarnation, après avoir traversé le sein de Terre. Le saut par-dessus une génération est l'intervalle laissé à la mort qui, faisant son œuvre, transvasera le “grand-père” dans le “petit-grand-père”. Le tritopator nourrit la filiation après sa mort. Dès qu'il a rejoint “les morts dont viennent toutes les semences”, grand-père devient fécond. Et il engendre depuis l'au-delà nécessairement, le “petit-grand-père”, le tritogenes.” Il en résulte un autre trait original qui met l'univers mental considéré à bonne distance du nôtre : les hommes s’engendrent entre eux, les femmes entre elles.” pp. 144-145
[4] Héraclite, Fragments, Marcel Conche, 1991, Puf, p. 26
[5] Cronos et sa sœur et épouse Rhéa sont les parents de Hestia, Déméter, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus.
[6] " Cette Déesse mère était honorée dans l'ensemble du monde antique. Le centre de son culte se trouvait sur le mont Dindymon, à Pessinonte (Turquie), où le bétyle (la pierre cubique noire à l'origine de son nom, Kubélè) qui la représentait serait tombé du ciel. Principalement associée à la fertilité, elle incarnait aussi la nature sauvage, symbolisée par les lions qui l'accompagnent. On disait qu'elle pouvait guérir des maladies (et les envoyer) et qu'elle protégeait son peuple pendant la guerre. Elle était connue en Grèce dès le Ve siècle av. J.-C. et se confondit bientôt avec la mère des dieux (Rhéa) et Déméter. " Cybèle, wikipédia
[7] "The Spartans had only two Graces, Cleta and Phaënna. The Athenians also had two, Auxo and Hegemone, who were worshipped there from the earliest times. Hermesianax added Peitho as a third."
[8] " In the archaic art, the Charites are portrayed individually, dressed in long robes, such as on a late-archaic relief of Thasos, but afterwards their figures were always made naked, though even Pausanias did not know who had introduced the custom of representing them naked (probably due to Scopas and Praxiteles)." Pantheon articles.
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