samedi 7 septembre 2013

La Vérité si je mens !



Le mot grec Alètheia (ἀλήθεια), traduit par « vérité » signifie en fait dévoilement[0], révélation. Il est composé de lèthè « oubli », et le préfixe de négation a- : un non-oubli. C’est assez étonnant qu’un mot qui exprime la vérité, quelque chose qui brille par elle-même, soit construit négativement à partir d’un terme dont le sens est généralement perçu comme négatif.

Lèthè précède sémantiquement A-lètheia. Tout comme le chaos précède le cosmos. Ces deux paires seraient-elles quasi synonymes ? Rien précède quelque chose. Cette vérité procède-t-elle de l’oubli, ou recouvre-t-elle l’oubli ? Cette vérité qui est tirée de l’oubli était-elle déjà présente de façon latente ou elle a été créée nouvellement ?

Dans son livre Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, Marcel Detienne, établit un lien entre l’Alètheia des grecs et le ṛta indo-iranien, qu’il traduit également par vérité. Le mot ṛta vient de la racine , articuler, et désignait « le monde de l’agencé, notion cosmique à laquelle répond dans le domaine humain, l’agencement du sacrifice. Entre les deux existe une corrélation mystérieuse d’ordre magique, le processus rituel reproduisant celui de l’univers. Quant aux connexions qui règlent l’harmonie de ces deux mondes, les brāhmaṇa s’étaient employés à les étudier et à mettre l’accent sur elles. »[1] Le mot Dharma, racine dhṛ, est d’ailleurs également relié à la même racine. C’est la loi qui sous-tend l’univers. Le sacrifice s’inscrivait dans cette loi.

Le ṛta, l’agencé, émerge de l’inagencé, anṛta. Ici, c’est l’inagencé qui se construit sémantiquement à partir de l’agencé. La Vérité (Alètheia) plonge ses racines dans la religion : la plaine d’Alètheia, « que l’âme de l’initié aspire à contempler »[2] et dont Plutarque dirait[3], plus tard, « où gisent immobiles les principes, les formes, les modèles de ce qui a été et de tout ce qui sera ». Dans le Poème de Parménide, c’est un char conduit par les filles du Soleil qui mène aux portes du Jour et de la Nuit, où l’on est accueilli par une déesse qui révèle la connaissance véritable.[4]

Dans son livre, Marcel Detienne expose comment le devin, le poète (aède, chantre, ṛṣi) et le roi de justice sont les seuls à avoir accès à la Vérité et à La dire. Ce sont les filles de Mémoire (Mnèmosunè), les Muses, qui inspirent la parole du poète. Cette parole est une parole rythmée, une parole chantée (mousa), qui fait (re)vivre la Mémoire. Le poète a une double fonction : célébrer les dieux (immortels) et célébrer « les exploits des hommes vaillants», qui ainsi passent à l’immortalité.[5] Les Muses, à travers le poète, disent la Vérité (Alètheia), autrement dit « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut. »[6] La Vérité et la Mémoire sont ici mises en équivalence. Devenir immortel, c’est entrer dans la Mémoire. Mais c’est le poète qui décide qui entre dans la Mémoire, par sa gloire[7]. Le poète fait entrer dans la Mémoire en faisant sortir de l’oubli par ses louanges. « Par la puissance de sa parole, le poète fait d’un simple mortel ‘l’égal d’un Roi’. »[8] Ainsi l’Alétheia, la Vérité poétique, « donne du lustre à toutes choses. »[9]

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La Vérité révélée du Bernin

[0] L’inscription du temple (Isis) de Saïs lisait : "Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, et nul mortel n’a encore levé le voile qui me couvre."

[1] Histoire des religions I**, l’Hindouisme, par Anne-Marie Esnoul, p. 996

[2] Marcel Detienne, p. 55, citant Épiménide de Crète (Cnossos).

[3] De defectii oraculorum, 22

[4] Marcel Detienne, p. 54, Le poème de Parménide 

[5] Marcel Detienne, p. 68

[6] Hésiode, Theogonie, 32 et 38

[7] Kudos, la gloire qui illumine le vainqueur, accordé par les dieux. Kleos, la gloire qui se développe de génération en génération, et qui monte aux dieux. Detienne, p. 74

[8] Detienne, p. 75, citant Pindare, Ném., IV, 83-84

[9] Bacch., VIII, 4-5

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