Je recommande la lecture du chapitre Par la bouche et par l’oreille dans L’invention de la mythologie et du chapitre La mémoire du poète dans Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque de Marcel Detienne. On y comprend que la Mémoire est une mémoire sociale, qui, avant l’invention de l’écriture, fut transmise par des spécialistes de la mémoire, les Poètes, des a aèdes, ṛṣi, bardes et autres chantres. On pourrait croire, à la lecture de ces chapitres, que les périodes d’une véritable création mythique furent celles avant que les mythes soient gravés dans le marbre ou couchés dans des Révélations canoniques, figés... La Mémoire était alors une mémoire vivante, organique.
Une parole rythmée, chantée et récitée[1] de mémoire. Il fallait développer la mémoire et utiliser des moyens mnémotechniques. « Les aèdes en effet créaient de vive voix, ‘non point par mots, mais par formules, par groupes de mots tout faits[2] et d’avance prêts à s’engrener dans l’hexamètre dactylique. »[3] Ces techniques s’apprennent au sein de confréries, et dans un cadre religieux (voyance). « Par sa mémoire, le poète accède directement, dans une vision personnelle, aux événements qu’il évoque ; il a le privilège d’entrer en contact avec l’autre monde. Sa mémoire lui permet de ‘déchriffer l’invisible’. » La parole poétique « institue par sa vertu propre un monde symbolico-religieux qui est le réel même. »[4]
Les mythes racontent « ce qui nous dépasse », les origines, la cosmogonie, la théogonie, mais les Poètes chantent aussi les exploits des héros, solaires, comment le divin interagit avec ces humains. Puis, ils racontent la généalogie, celle des dieux, celle des héros, et celle des rois et seigneurs dont ils sont les serviteurs. La généalogie des seigneurs se rattacha à un moment donné, il y a longtemps, à celle des héros et des dieux. Les seigneurs sont des seigneurs pour de très bonnes raisons, puisque c’est la volonté des dieux. La Mémoire véhicule aussi une idéologie.
Dans une tradition orale, « on ne cherchera pas le texte original, parce qu’il n’existe pas »[5]. Les traditions orales ont forcément des versions différentes, qui entraînent de nouvelles transformations.[6] A chaque récitation, c’est l’écoute du public, qui valide la (nouvelle) version. « Pour entrer et prendre place dans la tradition aurale, un récit, une histoire, une œuvre de parole quelle qu’elle soit, doit être entendue, c’est-à-dire acceptée par la communauté ou par l’auditoire à qui elle est destinée. Il faut donc qu’elle subisse la ‘censure préventive’ du groupe »[7] et qu'elle soit en phase avec celui-ci.
En revanche, quand une tradition orale/aurale, qui évolue avec chaque nouvelle version, est couchée par écrit, figée, canonisée, elle n’évolue plus. Ni avec son auditoire, ni avec son temps. C'est alors des exégètes, des légalistes, qui ont accès à la Mémoire, qui l'interprètent, en font une loi et font la loi. Il y eut aussi quelque exceptions à cette règle.
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Illustration : Tsering Wangdu, barde de Guésar de Ling
[1] Sans la récitation, la répétition, une tradition orale ne survit pas. C’est la première fonction de la récitation, avant tous les bénéfices que l’on peut y attribuer...
[2] Les « catalogues », des meilleurs guerriers, chevaux, des armées
[3] Maîtres de Vérité, p. 66, citant J.P. Vernant, Aspects mythiques de la mémoire en Grèce
[4] Maîtres de Vérité, p. 67
[5] L’invention de la mythologie, p. 79, citant Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie
[6] Detienne donne l’exemple intéressant de la transmission du Bagré (douze mille vers) chez les LoDagaa dans le nord du Ghana, pp. 80-81
[7] L’invention de la mythologie, p. 84
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