mardi 9 mai 2023

"Aux origines des dérives du bouddhisme, il était une fois..."

Vidéo Youtube Pascal Hubert et Ricardo Mendes (OKCinfo) 

Ricardo Mendes d’OKCinfo m’avait demandé du feedback sur sa dernière vidéo youtube avec Pascal Hubert "Aux origines des dérives du bouddhisme, il était une fois..." (II) J’ai regardé les deux grandes parties de la vidéo. J’ai compris que les planches affichées dans les deux parties de la vidéo ont été réalisées, au moins en partie, avec Chat GPT. C’est une approche intéressante, car l’AI “résume” en quelque sorte un état général de la “connaissance du bouddhisme” en Occident dans des publications sur Internet et ailleurs.
Derrière l'image lisse du bouddhisme tibétain, il est une religion trop méconnue, avec ses dogmes, ses promesses de salut et ses menaces d’enfer. “ (présentation Youtube)
Il est peut-être temps d’oublier “la méconnaissance du bouddhisme”, et de passer à autre chose en choisissant une autre approche plus efficace. Pourquoi malgré toute l’attention en Occident accordée au bouddhisme depuis plusieurs siècles, reste-t-il si “méconnu” ? Peut-être parce qu'il n’y a pas de véritable dialogue ? Méconnaissance persistante et “attentes irréalistes” d’un côté, traditions et hiérarques inflexibles, et silence de l’autre. “L’image lisse” présentée ne correspond pas à la pratique concrète du bouddhisme, dans ce cas tibétain. Est-ce que la méconnaissance occidentale du bouddhisme implique en contrepartie sa bonne compréhension en Asie ? Ou s’agirait-il plutôt d’un problème d’attitude de la part de certains Occidentaux ? Est-ce que bien pratiquer le bouddhisme est surtout une question d’attitude ?

En regardant la première partie de la vidéo, qui est une présentation générale du bouddhisme, je me suis rendu compte du problème que crée l’habitude en Occident de présenter le bouddhisme de cette manière figée, qui est celle utilisée depuis plus d’un siècle maintenant (légende du Bouddha, une religion rationnelle, une science intérieure compatible avec les sciences, sans rituels ni dogmes, ou alors seulement utilisés comme des moyens habiles et “provisoires”…).

Il me semble que ce type de présentation est en grande partie responsable des malentendus qu’il y ait pu avoir en Occident (et par la suite aussi en Asie) par rapport au “bouddhisme”, quelle que soit la forme que nous en abordons. Comme le bouddhisme asiatique a désormais réintégré à son tour cette idée-là de la “présentation du bouddhisme”, et qu’il l’utilise aussi parfois de cette façon, à la fois devant un public d’occidentaux que devant ses propres fidèles asiatiques pendant des événements officiels, rencontres religieuses, etc., il y a un décalage entre le bouddhisme tel qu’il est présenté, et tel qu’il est pratiqué. Le bouddhisme tel que le pratiquent les bouddhistes asiatiques, et donc aussi les bouddhistes occidentaux convertis qui les suivent, n’a cependant rien à voir avec le bouddhisme tel qu’il est souvent présenté. On ne peut même pas appeler cette présentation la “théorie” du bouddhisme, car elle est trop générale et vulgarisatrice, et la théorie et la pratique du bouddhisme ne sont pas vraiment en adéquation, ce qui n’est pas exceptionnel dans une religion.

J’ai tendance à penser que puisque le bouddhisme est une religion relativement nouvelle en Occident, qu’il est (toujours) inconnu/méconnu, et qu’il doit donc - à chaque fois - d’abord être introduite de façon générale, en le vulgarisant auprès d'un public occidental, c’est comme s’il restait éternellement bloqué dans ce premier stade. On n’arrête pas d’introduire le bouddhisme, et de corriger la fausse compréhension qu’en aurait le public occidental... Cela a également pour conséquence que quelqu’un comme le Dalai-lama peut parler à un public occidental (depuis 1959 et surtout 1989), comme si c’était à chaque fois la toute première fois ,et dire des généralités superficielles, voire des banalités sur la sagesse, l’amour, et la paix. Le niveau de l’introduction/présentation est rarement dépassé pour la grande majorité d’occidentaux, et pour les clerc bouddhistes qui s’adressent à eux. Pour le grand public, le bouddhisme se résume donc à sa présentation, et malheureusement pas uniquement pour le grand public. 

Bien sûr, quand on parle du “bouddhisme”, il existe bien une théorie, une doctrine, et une terminologie correspondante à suivre, mais cette théorie reste un discours, qui ne sert qu’à des échanges théoriques sur la doctrine, les écritures et leurss commentaires faisant foi. Ce n’est pas exceptionnel pour une religion. La pratique est tout à fait autre chose, et la pratique du bouddhisme est clairement religieuse. Tout ce qui, à notre goût occidental, pouvait avoir l’air plus ou moins rationnel dans la théorie est éclipsé dans la pratique, plus rudimentaire et purement religieuse, et avant tout une question d’actualiser des croyances et de pratiques symboliques.

C’est important de préciser cela, car quand nous parlons de “dérives” dans le bouddhisme, à cause du manque d’adéquation entre la présentation générale, la théorie et la pratique du bouddhisme, il faudrait plutôt se concentrer sur les dérives par rapport à la pratique réelle du bouddhisme asiatique. Pas tant la mise en pratique conforme de la théorie bouddhiste, mais ce que font les bouddhistes concrètement et quotidiennement dans leur pratique. Car le bouddhisme est religieux. La foi, la dévotion et les croyances y jouent un rôle essentiel, ainsi que les rituels (parfois même magiques), les légendes, la mythologie, l’astrologie, etc. Ce bouddhisme pratiqué n’invite pas à une réflexion libre en dehors des clous, à la pensée critique, à la libre expression de celle-ci, et dans ce sens le bouddhisme n’est donc ni rationnel, ni scientifique. La réflexion est plutôt une “méditation” (dans le sens premier occidental) sur un thème précis, et bien encadré.

Pour certains vieux bouddhistes occidentaux comme moi, qui ont grandi avec l’idée d’un bouddhisme “présentationnel” rationnel, la pratique réelle du bouddhisme est déjà en soi une “dérive”… Au début de notre rencontre avec le bouddhisme (fin années 1970), certains parmi nous avions pu ressentir comme une sorte d’accord tacite et projet commun entre bouddhistes occidentaux et asiatiques, et que le bouddhisme asiatique pourrait évoluer et converger avec ce bouddhisme “présentationnel” et “rationnel” pour devenir un bouddhisme plus moderne et universel. C’était une illusion, il nous a fallu du temps, et souvent de la sueur et des larmes pour nous en rendre compte.

Les bouddhismes asiatiques, même s’il leur arrive de présenter encore le bouddhisme comme le bouddhisme rationnel et universel dont rêvait l’Occident, ne semblent pas/plus vouloir aller dans cette direction, pour diverses raisons. Les temps ont changé, et par rapport aux années 1970, les bouddhistes asiatiques sont devenus, en apparence, plus fermés, plus conservateurs et plus portés sur leurs traditions, parfois en rejetant ouvertement les valeurs occidentales par rapport à la religion, à la société, voire à la séparation entre la religion et l’état. Ou bien, ils ne le sont pas “devenus”, mais ce sont nous, les vieux bouddhistes utopistes et les Occidentaux sous l’emprise d’un bouddhisme “présentationnel”, qui ne voulions pas voir la réalité. Il faut dire que les discours occidento-compatibles de certains chefs bouddhistes ont pu renforcer certaines idées occidentales sur le bien-fondé du bouddhisme “présentationnel” universel. L’approche d'anthropologues comme Marion Dapsance d’étudier sur le terrain le bouddhisme tibétain, tel qu’il est pratiqué, quelle que soit sa “présentation” et la “théorie” est très simple et efficace, quelle que soit l’objectivité de leurs projets.

Pour revenir aux “dérives”, celles-ci le sont certainement par rapport à la présentation du bouddhisme, déjà moins par rapport à la doctrine bouddhiste, et encore moins par rapport à la pratique concrète quotidienne du bouddhisme, et notamment dans le bouddhisme tibétain. Ce qui peut sembler irrationnel, choquant et inacceptable pour certains bouddhistes tibétains occidentaux, souvent ne l’est pas pour les bouddhistes tibétains asiatiques, ou n’est pas considéré comme quelque chose qui les concernerait, qui devrait les faire réagir, sur lequel ils n’auraient aucune compétence, ou sur lequel ils pourraient avoir une quelconque influence. Nous n'avons pas la même attitude.

Dans l’introduction de mon blog Dans le sillage d’Advayavajra, j’écris
Il ne s’agit pas de nier les réalités du bouddhisme oriental, qui seront ici présentées le plus fidèlement possible, mais du moment que le bouddhisme arrive en Occident et s'y installe, l’Occident a son mot à dire sur les formes de pratique « occidentale » du bouddhisme « oriental » et leur pertinence.
Cela vaut surtout pour les valeurs occidentales et/ou démocratiques, acquises à grandes difficultés et qui sont constamment sous la menace. Les “dérives” qui sont des crimes et des délits tomberont simplement sous le coup de la loi. Les “derives sectaires” tomberont sous la Loi n° 2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, ou peuvent être signalées à la Miviludes.

Planche vidéo Youtube

Ce que Ricardo dit dans la section Une relation maître-disciple abusive, sur les dérives qui ont eu lieu dans OKC, Shambala, Rigpa, etc., est juste, et tout comme lui je considère ces abus comme des véritables dérives, voire pire. Dans cette partie, au moins une partie des tableaux a été rédigée par Chat GPT, ce qui constitue un sujet intéressant à part. Ce qu’écrit Chat GPT est une sorte d’état général de la compréhension partagée sur ces sujets relatifs au bouddhisme tibétain et ses dérives. C’est un Chat GTP “occidental” avec probablement des idées reçues occidentales. Il faudrait voir ce que pourrait produire le Chat GPT tibétain développé actuellement par Monlam AI, sur ces mêmes sujets, et en tibétain…

Planche vidéo Youtube

J’invite chacun à écouter l’échange sur cette partie et de lire les planches Chat GPT accompagnants, notamment par rapport à l’interprétation “présentationnelle” du rôle du Gourou, de la pratique du Gourou Yoga, de la folle sagesse, et des possibles dérives rattachées à la relation maître-disciple et à la “folle sagesse”.

Ce qu’un public occidental verra sans doute comme des “dérives” à cet égard, comme dans les cas de Shambala, Rigpa et OKC (Bouddhisme, la loi du silence), peut être une conséquence des recommandations officielles concernant la relation maître-disciple, que des clercs tibétains font à leurs (futurs) disciples (occidentaux). Pour recevoir les “instructions Dzogchen avancées” données à Lerab Ling (en France) par Son Eminence Shechen Rabjam Rinpoché du 26 avril au 3 mai 2023, il était recommandé aux participants d’étudier les livres Poison is Medicine et Le Guru Boit du Bourbon ? de Dzongsar Jamyang Khyentsé (Dzongsar JK). 

Préparations à la venu de Shechen Rabjam à Rigpa Lerab Ling (page en cache)

Dans ces livres sont enseignées la relation maître-disciple et la “folle sagesse” façon Trungpa… Dzongsar JK n’a de cesse de rappeler à ses disciples occidentaux que les attentes de la part des occidentaux, et notamment des occidentales, par rapport à ce que devrait être et faire un maître bouddhiste sont totalement à côté de la plaque. Ce à quoi s’attendent les disciples occidentaux est cependant ce qui est enseigné/“présenté” comme la relation maître-disciple et la nécessité de celle-ci, les raisons d’être du bouddhisme (sagesse, compassion, paix, …), l’éveil pour le bien de tous les êtres, etc. Le rôle d’un maître selon Trungpa, Sogyal et Spatz est de dompter l’ego, de briser les concepts et les fausses attentes du disciple. De nombreux maîtres tibétains contemporains sont toujours en accord avec cela. Mais d’un point de vue plus critique, dans la pratique concrète et quotidienne, il semble s’agir purement et simplement d’installer une emprise, et de rendre les disciples “dociles” (“meek”)[1], et d’en faire des rouages dans des projets théocratiques.

Pourquoi une notion comme la “folle sagesse” n’existait pas dans la théocratie tibétaine avant l’invasion chinoise (1951) ? Parce que celle-ci n’en avait pas besoin. La “docilité” (“meekness” était déjà acquise par d’autres moyens. La “folle sagesse” est une “sagesse” contre-intuitive, utilisant entre autres “l’humour” (faire comme si…), qui a pour but d’arriver au bout de la résistance (“ego”) de l’adepte, et d’avoir des adeptes dociles, qui suivront les “folles” demandes du maître sans hésitation, ou qui assisteront à ses abus sans bouger, comme le faisaient les tibétains au Tibet théocratique. Des “dérives”, certainement, mais apparemment pas pour tous.
Pascal Hubert : [1:37:07] “Mais on pourrait peut-être justement en particulier voir, si tu veux bien, ce qui justifie quelque part dans dans le bouddhisme, en tout cas tibétain, ce statut inférieur de la femme au travers un cadre “exemplaire”, qui est celui de ce Sogyal Rinpoché, qui choisissait - on le voit dans le documentaire d'Arte - parmi sont parterre d'adeptes les plus jolies filles, pour finalement les mettre à son service. Finalement elles étaient esclaves, et donc elle devaient suivre les moindres faits et gestes, de se mettre jusqu'à finalement se donner corps et âme, c'est à dire aussi sur le plan sexuel, et d’être complètement abusées. Et tout ça justifié - j'ai envie de dire - religieusement.
Ce qui est justifié “religieusement” à Rigpa, Shambala et OKC, n’avait pas besoin de l’être dans la théocratie tibétaine. Les disciples occidentaux ont besoin d’une justification “religieuse” ou plutôt “spirituelle” pour subir les abus/épreuves d’un maître, mais dans le Tibet théocratique, les élites, les “maîtres” religieux ou non, n’avaient besoin d’aucune justification pour exploiter les femmes, les hommes etc., pour des “pratiques religieuses”[2] ou simplement pour leur bon plaisir. D’ailleurs, tout comme en Occident, où les élites religieuses ou non n’avaient pas non plus besoin de justifier “religieusement” leurs privilèges ou abus, selon les points de vue. Les “justifications religieuses” peuvent avoir un sens dans le cadre d’une approche de séduction/persuasion vis à vis d’adeptes pas encore totalement convertis ou dociles. Si l’adepte croit en effet que ce qui est “justifié religieusement” conduit à l’éveil, à “la transformation des énergies sexuelles en énergie spirituelle”, au salut, la libération, ou la mort de l’ego, etc., il a toutes les chances d’y arriver, et de bien comprendre le bouddhisme tibétain des maîtres de la folle sagesse.

***

[1] « [Trungpa] dit, eh bien le problème avec Merwin — c'était il y a quelques jours — il dit, le problème de Merwin était la vanité. Il dit, je voulais me charger de lui en m'ouvrant totalement à lui, en mettant de côté toutes les barrières. “C'était un pari.” dit-il. Alors je demandais était-ce un erreur ? Il répondit “Non.” Alors je dis que si c'était un pari et que cela n'avait pas marché, pourquoi ne serait-ce pas une erreur? Eh bien, parce que maintenant tous les étudiants doivent y réfléchir, cela servira d'exemple, et leur fera peur. Alors je rétorquai “Et si tout le monde en parle à l'extérieur, cela ne causerait pas un scandale énorme?” Et Trungpa de répondre, “Eh bien, ne sois pas étonné de découvrir que tout l'enseignement se réduit finalement à la vacuité et la docilité.” » When the Party’s Over, interview avec Allen Ginsberg dans Boulder Monthly, mars 1979. Cité dans mon billet Réussir (siddhi)

[2] Quand Avadhūtipa le mineur, le prêtre domestique du puissant clan Bharo au Népal, donna l’initiation de Vajravārahī dans leur maison à un petit groupe notables, il utilisa des mantras pour rendre invisibles les cinq jeunes filles participant au rituel. Il ne fallait pas que la femme de Ha mu dkar po les voie… (Blue Annals, p. 394). En fait elle ne voyait que cinq coupes de vins suspendus dans l’air mais pas les filles. Voir mon blog Concurrence, relations publiques, gestion d'image et spin doctors pendant la renaissance tibétaine (05122017).

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