dimanche 1 novembre 2020

Nature et Culture, l'éternelle bataille entre les asura et les deva


Roue des existences, détail, la bataille entre asura et deva HA33570

Le monde a été créé et façonné par les anciens dieux (asura), qui sont des dieux de la Nature, selon le modèle d’un mont axial avec les continents etc. Les asura se sont installés au sommet du mont Sumeru/Meru (Trāyastriṃśa), mais par la suite, lorsqu’ils étaient dans un état d’ivresse à cause de leur abus du vin Gandapāna, ont été chassés et battus par les deva sous la direction de Śakra (Indra), qui s’installe alors au Mont Sumeru/Meru avec ses troupes. Les asura, qui vivent désormais dans le monde céleste directement en-dessous de Trāyastriṃśa, cherchent leur revanche. Dans le monde des asura (Asurabhavana)[1] pousse un arbre appelé Cittapātali, avec une durée de vie d’un éon. Cet arbre est différent de l’arbre corail Pāricchattaka (Skt: Pāriyātra L. Erytrina variegata) qui pousse dans le monde Trāyastriṃśa.

Il n’est pas très clair à quel arbre correspond “l’arbre noble” (tib. 'phags pa ljon shing skt. ārya drūma), mais cette espèce se trouverait également dans la Terre pure de Sukhāvatī. L’expression lha'i ljon shing signifie “arbre des deva”, ce qui suggère qu’il s’agit de l’arbre corail poussant dans le monde des deva. Cet arbre a pour caractéristique d’exaucer les voeux (tib. dpag bsam ljon shing skt. kalpavṛkṣa) , comme le joyau Cintāmaṇi, et de faire apparaître ce que l’on désire.

C’est le manque de cet arbre qui aurait fait se réaliser aux asura la perte et la nostalgie de leur monde, et qui les motive à reconquérir le sommet. Les asura, les anciens dieux, qui sont les dieux (et les agents) de la Nature, représentent le Chaos, la règne de la Nature. Les deva sont les dieux de la civilisation, de la culture, de l’idéologie et représentent l’ordre. A chaque avancement des forces du Chaos/la Nature, les deva rétablissent l’Ordre. Que les deva et l’Ordre triomphent “Lha rgyal lo”.

Quand Śakra (Indra) s’installe au sommet du Mont Sumeru, les deva vivent au Trāyastriṃśa, et les asura dans leur monde, l'étage en-dessous. Ce fait mythologique de l’avènement de l’Ordre sera reproduit sans cesse dans les mythes, dans les cérémonies et les rituels, aux jours fastes, etc. L’Ordre est défendu par les forces du Bien, et le Chaos/la Nature non dominée constituent les forces du Mal. Quand, pendant des périodes de grands chamboulement, les forces du Mal mettent à mal l’Ordre, les forces du Bien tentent de trouver des alliés parmi les forces du Mal. Les troupiers de la Nature qui se battent de leur côté leur sont inféodés et liés par serment, en échange d’une rémunération. Cette rémunération, ce sont les offrandes que les fidèles de l’Ordre, des deva, leur font, notamment les substances sauvages que sont les viandes, le sang, l’alcool,... Certains asura sont donc les mercenaires des deva. Si leurs rémunérations cessent, et que les fidèles arrêtent leurs offrandes, le Chaos risque de revenir. Si leur deva référent est démis par un autre (Śakra-Indra sera demis par Śiva, qui sera démis à son tour par Vajrapāṇi, etc.), ils prêteront allégeance à lui.  

Srinmo du Tibet (illustration des archives d'Erwan Temple)

Pour discipliner, dompter ou convertir une région, il faut dominer la Nature et ses agents créateurs de Chaos. Il faut marier le Ciel/lOrdre et la Terre/le Chaos, en imposant l’Ordre sur le Chaos. L’Ordre est le principe actif qui va (in)former le Chaos/la Nature/la Matière passive. l’Homme est actif, la Femme passive, c’est donc tout naturellement (=par idéologie) que la Terre/la Matière/la Nature/le Chaos sera représentée par la Femme, qui doit être déterminée/domptée/appropriée. Une région sans Ordre, sans loi, sans roi, est une région sauvage, où règnent les forces du Chaos. Quand les agents de la Nature ont été disciplinés par et sont inféodés aux deva dominants, dans un maṇḍala uni, ont peut considérer que cette région a été domptée et civilisée. Sous le contrôle des deva, les agents de la Nature peuvent alors rendre service aux fidèles, au cours de petits rituels

Les troupiers de la Nature sont ceux qui exécutent et connaissent le mieux les lois de la Nature sauvage et dominée. Ils sont des experts en magie, hindoue, bouddhiste, qu’importe la culture où la Nature et l’Ordre s’opposent, tout en obéissant à des lois bien précises, à suivre scrupuleusement. Est-ce que c’est cet aspect qui est le plus caractéristique d’une religion, y compris du bouddhisme ? Il a pu avoir son utilité dans les temps anciens, pour alléger les souffrances des fidèles, mais à notre époque, est-ce que c’est aspect a encore un rôle à jouer pour alléger les souffrances ? Pourquoi, et comment ?

Dans Buddhist Magic, Sam van Schaik explique que des bhikkhus ou des “sorciers” bouddhistes laïcs tenaient des livres de recettes et d’incantations (compendium), afin de rendre différents services magiques à toutes fins utiles au laïcs. Certains livres ont été préservés, notamment The sādhana of Bhikṣu Prajñāprabhā" manuscrit de Dunhuang IOL Tib J 401, que van Schaik a traduit dans son livre. Un autre livre en tibétain est l'Almanach (tib. be’u ‘bum) de recettes à toutes fins utiles de Bari Rinchen Dragpa 1040–1111). On peut donc imaginer que les fournisseurs de services magiques (FSM) bouddhistes tenaient de cahiers (“Instructions portables”), où ils ajoutaient des recettes nouvellement acquises, bouddhistes, non-bouddhistes,... Dans le classement tantrique tibétain, toutes les recettes magiques furent classées parmi les Kriyā tantra (tantras d’actions, rituels), même si elles n’étaient pas originaires de tantras[2]. Ils étaient donc placés dans la classe inférieure des tantras. Cependant, quand les yogatantras supérieurs sont apparus, ces recettes ne devenaient pas obsolètes, au contraire. Le Vajra-bhairava tantra, qui est un yogatantra supérieur est avant tout un compendium de magique violente, qui a pour but d’influencer et de contrôler autrui, pour créer de la division entre des amis ou des amants, pour dérober autrui de la faculté de parler, pour paralyser autrui et pour causer la folie ou la mort[3]. Le onzième siècle au Tibet était celui des combats magiques entre des sorciers (vidyādhara) tibétain qui avaient ramenés leurs recettes magiques principalement du Népal.

Les “Instructions portables”, qui font partie de l’Almanach de Bari lotsawa, commencent par des “yantras” (tib. ‘khrul ‘khor skt. yantra bandhana), qui sont des diagrammes magiques pour asservir des individus.

Pour l’anecdote, je pense que l’information que van Schaik[4] rapporte dans son livre sur Marpa et Vairocanavajra n’est pas véridique (voir mon blog L'apport de Vairocanavajra du 11 juin 2010), à cause du simple fait que Marpa vécut au XIème siècle, et Vairocanavajra au XIIème siècle. Ce dernier aurait visité le Tibet entre 1120 à 1151. Il fut néanmoins un des maîtres de Lama Zhang (tib. Zhang G.yu-brag-pa Brtson-'grus-grags-pa, 1123-1193).

Les pratiques (skt. sādhana) des grands yidams (heruka), des ḍākinī, et des dharmapāla, sont des pratiques-cadres, où l’on trouve un grand nombre de recettes magiques des troupiers de la Nature. Le domptage de ces troupiers implique l’intégration et l’encadrement de leur recettes magiques, “dans l’intérêt du Buddhadharma”. Les siddhi (pouvoirs occultes) produits par ces pratiques permettent l’accès aux différents types d’activités de ces troupiers : pacifier, accroître (les richesses), séparer, contrôler, commander, supprimer, expulser et tuer.

Évidemment, les commentaires desdites pratiques expliquent que tout cela a un sens plus profond, l’ennemi réel étant son propre ego et ses propres émotions perturbatrices. Si vous voulez préserver cette interprétation ne fouillez pas dans les origines de ces pratiques. Est-il (toujours) nécessaire de faire ce type de pratique “afin de dompter son ego et ses émotions perturbatrices, et connaître la nature de l’esprit”, ou le bouddhisme enseigne-t-il d’autres méthodes plus directes et moins laborieuses pour atteindre le même objectif ? Je pense que la pratique de śamatha et vipaśyanā permettent une bonne approche de ce qu’est “l’esprit” et comment “il” fonctionne. Mais pour certains maîtres tibétains, cela ne suffit pas, et il faut passer par les pratiques des grands yidams, des ḍākinī, et des dharmapāla. Sans ces pratiques, on serait comme un “oiseau sans ailes”... Sans les recettes magiques d’origine non-contrôlé et leurs résultats on “serait impuissant” pour apprendre à connaître la nature de l’esprit. Je trouve cela un drôle d’idée.
Lors de la fondation du Karma Śri Nalanda Institute for Higher Buddhist Studies (KSNI) dans le monastère de Rumtek au Sikkim, le seizième Karmapa, Rang byung rig pa’i rdo rje (1923-1981), avait fait une sélection des traités à inclure dans le programme d’études et avait désigné certains textes comme les bases scripturaires de la Mahāmudrā (parmi lesquelles figurent le Samādhirājasūtra et le Mahāyanottaratantraśāstra/Ratnagotravibhāga).[5] Il estimait que de toutes les méditations, la Mahāmudrā sera la plus profitable aux occidentaux, comme elle approche la conscience directement et que de ce fait elle est accessible à toutes les cultures. Faisant suite à ce souhait, le maître contemporain Thrangu Rinpoche met l’accent sur l’enseignement de la Mahāmudrā afin de le rendre disponible pour tous ceux qui s’y intéressent ou souhaitent le pratiquer.”[6]
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[1] In schools that recognize the desire realm as consisting of five realms, the asura realm tends to be included among the deva realm. In Tibetan Buddhism, the addition of the asuras in the six-world bhavacakra was created in Tibet at the authority of Je Tsongkhapa.

[2] “In fact most of the texts in the kriyā class are not tantras at all but have names ending in sūtra, dhāraṇī, or vidyārajñi (“queen of spells”). Faced with the quandary of where to put these texts in the canon, Tibetan compilers opted for the lowest level of the tantra class, despite the fact that so few of the texts were called tantras. In fact, their origin is not in the Vajrayana, but as the magical ritual texts of early Buddhism.” Buddhist Magic.

[3] “ In the tantra these rituals are classified in terms of pacifying, increasing, separating, controlling, summoning, suppressing, expelling, and killing.” Buddhist Magic

[4] “The names of some of these contributors suggest that they may not all have been Buddhists or may have come to Buddhism from another tradition, such as Shaivism. Bari probably studied with some of them on his travels, and may have met others in Tibet. He tells us that a ritual for repelling hostile non-Buddhists was given to Marpa Lotsawa (1012– 1097), an older and equally prominent teacher in the eleventh century. Marpa received the ritual from Vairocanavajra, an Indian from Orissa who traveled to Tibet and from there on to China.” Buddhist Magic

[5] King of Samadhi, Thrangu Rinpoche, Rangjung Yeśe Publications, Honk Kong, Boudhanath &Arhus, p. 12.

[6] Extrait du Synopsis de Ocean of the Ultimate Meaning, commentaire de Thrangu Rinpoche sur le traité sur la mahamudra du même titre, composé par le 9ème Karmapa Wangchuk Dorje (1556-1603), Shambala Publications.

3 commentaires:

  1. Je me demande si le problème réside dans le fait de faire des pratiques magiques ou dans le fait que ces pratiques soient exotiques ? Pour moi, c'est l'exotisme, davantage que l'obscurantisme, qui est un problème. Car pour tout dire, la magie me semble indispensable. Ce que j'entends par "magie" c'est la poésie, le rapport aux éléments, aux paysages, au sol, à la culture, aux mythes, aux contes, aux coutumes, aux racines. Mais d'abord la poésie. Cette manière d'être si difficile à définir, créatrice de cultures mais qui transcende les cultures. Du coup, je te pose la question : Est-ce qu'une approche "protestante" avec seulement shamatha/vipashyanâ, peut nourrir une existence magique ou poétique ainsi entendue ? Ne faut-il pas admettre, en plus, une dimension "catholique", c'est-à-dire païenne, locale, c'est-à-dire organique, magique, poétique ?

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  2. Bonjour David et merci de ta réaction. Tu le sais, et je veux simplement le rappeler aux autres, que le point de vue de mon blog et le mien sont celui d’un européen qui considère une tradition orientale par rapport à sa possible utilité ou efficacité en France par exemple. Chaque pays où le bouddhisme s’est implanté, à des époques beaucoup plus reculées, a fait la même chose. Il ne s’agit pas de vouloir changer le bouddhisme tel qu’il est pratiqué dans ses pays d’origine respectifs.

    Le bouddhisme tibétain, ésotérique par excellence, est indéniablement exotique dans sa forme. La tradition demande à ce que cette forme, figée depuis longtemps, ne soit pas changée, au risque de passer à côté des bénédictions, siddhi et autres, bref de transmission. La “magie”, et donc la “poésie”, est fixée dans ses formes une fois pour toutes. Elle n’est pas vécue comme un processus créatif, mais comme un processus récréatif (dans un premier temps pour le nouveau converti), puis comme une obligation. Les livres de magie qu’il propose sont bien des livres de recettes et de protocoles. Ils n’invitent pas à la créativité et à la poésie. Leur poésie consiste pour un européen qui l’aborde pour la première fois, en grande partie, en leur exotisme et “nouveauté”.

    La magie, telle que nous la connaissons, s’appuie sur un monde ancien, avec une idéologie et des valeurs anciennes. Les êtres surnaturels qui le hantent ne sont pas les nôtres, et tout lien affectif est donc à construire, ou à emprunter à ceux avec nos propres êtres surnaturels. Cela peut-il fonctionner ? Mais ce sont leur idéologie et leurs valeurs même qui me gênent désormais. Je ne vois pas comment elles pourraient encore nous être utiles. La tradition et le passé m’intéressent comme des références (beaucoup), pas comme des guides.

    Si j’avais vu cette “magie” et cette “poésie” vivre en moi et ceux qui pratiquent le bouddhisme tibétain en illuminant nos vies, mais ce n’est malheureusement pas le cas, tel que je le vois. Ce n’est pas la créativité mais l’imitation, et une imitation un peu craintive de ne pas être dans les clous que j’ai cru voir surtout. Pratiquer, la pratique et encore la pratique. On dirait des Shadocks. Où est la poésie en tout cela ?

    Le bouddhisme, tel que je le vois, se vie et rend libre. Libre de désirer, de penser, d’imaginer en dehors des clous, comme cela vient. Mais est-ce que c’est encore du bouddhisme ? L’approche de śamatha et vipaśyanā rendent cela possible, d’abord en réduisant les distractions, puis en regardant ce qui se passe en soi. Bien réfléchir et analyser est une autre recommandation utile. La vie fera le reste en ce qui me concerne. Rien d’extraordinaire. Sur ce fond, la poésie est disponible à tout moment, si je suis disponible aussi. Elle est neuve et fraîche, ce n’est pas de la magie millénaire réchauffée. Je pense qu’on se comprend. Je ne m’attends pas, ou plus, à ce qu’une religion ou tradition spirituelle me fournisse tout en package clés en main.

    Quand je lis les sūtra du mahāyāna et les premiers tantras bouddhiques, je vois la poésie et la créativité à l’oeuvre, leurs auteurs en débordent, mais ne me demande plus de les réciter, ou de refaire les mêmes “visualisations” jour après jour. Certes, comme pour un acteur au théâtre, chaque représentation peut être différente, mais bon...

    Sinon, faire revivre les anciens dieux païens du terroir local dans des rituels improvisés ne m’enchante pas. Trungpa avait un peu suggéré cela. Il me semble que nous ayons d’autres moyens pour nourrir notre imagination et pour ouvrir l’esprit par des fictions. Encore faut-il qu’elles soient nourrissantes. Les religions ont eu tendance à être trop envahissantes (totalitaristes) dans la vie de leurs fidèles. Si elles inspirent à une vie poétique, super, mais qu’elles ne nous fassent pas subir leur “poésie” figée à elles.

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    1. Oui, je suis bien d'accord. La poésie est un état de création, non d'imitation servile. Et j'ai la même expérience que toi avec le bouddhisme tantrique : celui d'entendre l'écho d'un écho d'un écho de poésie. Il y a pourtant encore des poètes tibétains, et même quelques lamas. Mais la gangue dogmatique étouffe tout cela. Et la lave de la créativité se pétrifie en recette mécaniques, avec tout ce qu'il y a derrière de superstition et d'esprit tués dans l'oeuf. Vive la liberté !

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