Shiva portant Sati sur son trident (app. 1800), Los Angeles County Museum of Art |
Les différentes formes d’ésotérisme enseignent la consubstantialité du Ciel et de la Terre, du macrocosme et du microcosme, que ce qui se trouve dans le Ciel se trouve sur la Terre, et le corps divin (la gnose autoengendrée) dans le corps humain. Les diverses initiations, consécrations et mystères ont pour but d’imprimer la carte Céleste sur le territoire Terrestre.
Cela passe par un marquage du territoire, d’abord mythologique puis symbolique. En Inde, nous avons le Brahmāṇḍa Purāṇa qui raconte l’origine des lieux énergétiques (sct. śakti pīṭha) en Inde.
« L'origine de Bhairava remonte à l'histoire de Dakshayani ou Satī, la femme de Shiva. Sati, fille du roi des dieux Daksha, avait décidé d'épouser Shiva contre l'avis de son père, qui voyait en lui un ascète, qu'il associait aux animaux et aux démons. Un jour, Daksha organisa un sacrifice rituel yagna, auquel il invita tous les dieux, sauf Sati et Shiva. Sati vint seule au yagna, où Daksha parla ouvertement de Shiva avec mépris. Sati, ne supportant pas d'entendre son mari insulté, se jeta dans le feu sacrificiel. Quand Shiva l'apprit, il sema la destruction dans le yagna, tua Daksha et le décapita. Puis, il prit le corps de Sati sur ses épaules et fit le tour du monde en courant éperdument pendant des jours. Comme cela risquait de détruire le monde, Vishnu, le troisième dieu de la trinité, découpa avec son chakra (disque divin) le corps de Sati en morceaux qui tombèrent épars. Les lieux où ces morceaux sont tombés s'appellent les Shakti Peetha. Shiva prit la forme de l'effrayant Bhairava pour monter la garde autour de ces lieux. » (source Wikipédia).
Śiva, l’Homme, le Puruṣa, la Conscience, le Ciel imprime sa volonté sur la Śakti, La femme, la Prakṛti, La Matière, la Terre. La Carte est imprimée sur le Territoire par le démembrement (réorganisation) de la Femme.
Carte du Tibet, la démone ogresse couchée sur le dos |
Srinmo du Tibet (illustration des archives d'Erwan Temple) |
Tout cela concerne plutôt le culte extérieur du « Ciel », qui emprunte au cérémonial impérial pour sa liturgie, et qui utilise une grande richesse ornementale pour tous les sens, afin de "soulever de grands élans de piété". L’ésotérisme est initialement destiné à un cercle plus restreint d’initiés. Les mystères leur donnent la possibilité de devenir les pareils des dieux, par une intériorisation du culte, qui est le mariage du Ciel et de la Terre, du macrocosme et du microcosme. Il s’agit d’imprimer la carte du Ciel sur le Territoire du corps (« pratiquer » tib. sgrub pa), autrement dit de diviniser et rendre immortel le corps, qui est en fait un corps divin en puissance, ou un corps divin depuis toujours. Celui qui réussit est un siddha (tib. grub thob). Quand la Carte a été imprimée avec succès (sct. siddhi) sur le Territoire, c’est le Ciel qui prend la relève et c’est le dieu qui est dans le siège conducteur (théopathie).
Lors des mystères, les 24 haut-lieux cultuels et les êtres surnaturels qui les fréquentent sont imprimés à l’intérieur du corps-territoire, qui devient un corps divin, un objet de culte, indifférencié de son original macrocosmique. Le Cakrasaṁvara Tantra est une version ésotérique bouddhiste calquée sur la version shivaïte.
« En réaction à [la prise de contrôle des 24 lieux par Bhairava et sa compagne Kalaratri], Mahavajradhara et sa suite se manifestèrent dans le monde sous une forme Śaiva. Ils subjugèrent les divinités hindoues et prirent contrôle de leurs lieux de culte. Ainsi, ils établirent le maṇḍala de Cakrasamvara sur la terre et ils y résidèrent depuis, sous des formes occultes, accessibles aux fidèles. » (Davidson 1991; David B. Gray 2007, pp. 44–54)Le tantra enseigne aussi la prise de contrôle du « Territoire intérieure ».
En théorie, le bouddhisme ésotérique est initialement apparu comme une partie intégrale du mahāyāna, pour doter celui-ci d’expédients (sct. upāya). Notamment des expédients existants dans d’autres traditions, populaires parmi les classes privilégiées. Fort de son succès, le bouddhisme ésotérique est devenu mainstream dans certains pays. Officiellement, il est toujours une partie du bouddhisme mahāyāna, mais dans la pratique il est devenu la forme privilégiée et dominante du bouddhisme au Tibet. C’est évidemment aux Tibétains de décider de sa pertinence pour eux.
Et c’est aux bouddhistes occidentaux de décider de la pertinence d’imprimer ces Cartes sur leurs Territoires extérieurs et intérieurs respectifs. Ces cultes, qui, officiellement servent toujours d’expédients (sct. upāya), véhiculent des contenus et des images, qui ne sont pas sans impact. Ils marquent le Territoire intérieur, c’est leur rôle. Les images nous conditionnent (Lakoff etc.).
Est-il toujours pertinent de penser en termes dualistes anciens comme Ciel et Terre, l’Esprit et la Matière, l’Homme et la Femme ? Est-il toujours pertinent de considérer que les astres sont des dieux, et de faire comme si nous en sommes toujours à sept ou neuf astres/dieux à influencer notre destin ? Comme si la science s’était arrêtée au moment où les diverses Révélations furent fixées par écrit une fois pour toutes. Est-il toujours pertinent d’employer un « cérémonial impérial » et féodal dans notre façon d’aborder le Ciel, ses représentations et ses représentants ? Quelle que soit la nécessité des cultes divins, n’existe-t-il pas d’autres façons d’obtenir le même type de résultats ? Notamment dans le bouddhisme, où le Bouddha pāli avait enseigné l’accès au Lieu de Brahma (brahmavihāra), par le développement des qualités habituellement attribuées à Brahma. Vous voulez devenir le pareil de Brahma ? demande-t-il aux jeunes brahmanes, devenez son pareil en développant ses qualités leur répond-il. La bienveillance (maitrī), la compassion (karuṇā), la joie altruiste (muditā) et l’équanimité (upekṣā).
Je suis en train de travailler à la traduction d’une série de textes du XIIème siècle ou avant, où le bouddhisme sur le sol tibétain n’était pas encore complètement sous la domination ésotérique, où les expédients n’avaient pas encore pris le dessus sur les qualités à développer, et où la sagesse était encore sage et non folle. Cela ne veut pas dire évidemment qu’une bonne pratique des expédients n’est pas possible. Mais si les expédients mentionnés ci-dessus avaient leur raison d’être dans l’époque où ils étaient apparus, il n’est pas certain que ce soit toujours le cas. Des grands maîtres tibétains ont déjà suggéré qu’il faut peut-être changer de cap, ne serait-ce qu’en occident. Le XVIe Karmapa Rangjoung Rigpai Dorjé (1924-1981) estimait que de toutes les méditations, la Mahāmudrā serait la plus profitable aux Occidentaux, parce qu’elle approche directement la conscience et que de ce fait elle est accessible à toutes les cultures. Quand le Dzogchen est enseigné aux Occidentaux, on en reste souvent au premier stade, plus « space » et plus cool. Ses citations se prêtent parfaitement au format Facebook affichées sur un joli arrière-fond de ciel bleu vide. Au deuxième stade de Dzogchen ce ciel sera bondé d’êtres surnaturels exigeants. C’est ce qu’il faut pour marier le Ciel et la Terre.
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