Cela commença déjà à Kathmandou. En circumabulant le stupa de Swayambou (Swayambhucaitya), un magicien shivaïte du nom de Purnakala l'aborde et lui propose de devenir son disciple. Ron Davidson, qui rapporte l'anecdote, remarque que c'est étrange vu le contexte du onzième siècle, où les règles de caste avaient une grande importance pour les shivaïtes. J'aimerais revenir sur ce point dans un autre billet, car Nāropa aurait conseillé à Maitrīpa de faire un rituel pour réparer la sortie de sa caste. C'est pour cette raison que je relève ce point et tout éclairage à ce sujet est le bienvenu.
Ralo aurait répondu qu'il ne voyait pas pourquoi il descendrait de cheval pour remonter sur un âne. Et un combat magique s'en est suivi, qui s'est terminé par le suicide du malheureux Purnakala. Bharo Kunda lui avait remis le vajra et la cloche ayant appartenu à Padmavajra/Saroruha (auteur du Guhyasiddhi), sa statue personnelle de Vajrabhairava ainsi que la copie d'un texte d'instructions magiques (T. gdams ngag gi be bum) bien pratique. De retour au Tibet, Ralo a continué de se bagarrer contre les uns et les autres, pour des histoires de clan, de mariage, de calomnies, de concurrence religieuse et magique...
Khon Skyakya Lodreu (T. 'khon shakya blo gros) (père de Khön Köntchok Gyalpo), détenteur Sakyapa des lignées de Yangdak Heruka et de Vajrakīla (comme le père de Ralo), prétendument jaloux du succès de Ralo, lui cherchait des noises en proclamant que sa divinité à tête de buffle lui venait d'un maître non-bouddhiste, qu'il semait la confusion parmi les gens et qu'il suffisait de le rencontrer pour tomber en enfer. Les rituels meurtriers (S. abhicāra T. mngon spyod) de Vajrabhairava ont finalement eu raison de Khon Shakya Lodreu. On aurait apparemment vu Vajrabhairava emporter le maṇḍala à 58 divinités de Yangdak Heruka dans sa calotte crânienne (S. kapāla), puis se fondre en Ralo. Les disciples et bienfaiteurs de Khon Shakya Lodreu, rassemblèrent une armée qui fut soufflée par le vent, et les disciples et serfs de Khon Shakya Lodreu finirent par rejoindre Ralo. Voici le procédé de base exposé. Ensuite, un maître détenteur de Vajrakīla (Langlap Jangchub Dordjé), lui manque de respect, mais cette fois-ci c'est Ralo qui est battu en première instance, et qui doit repartir au Népal pour un stage de formation continue auprès de Bharo. Langlap Jangchub Dordjé sera le premier à profiter du savoir-faire fraîchement acquis.
Pour résumer, la supériorité de Vajrabhairava par rapport aux anciens cultes de Yangdak Heruka et de Vajrakīla était établie. Du moins selon l'hagiographie de Ralo, rédigée plus d'un siècle plus tard... Toutes les "victoires" de Ralo servent à "prouver" sa supériorité par rapport aux autres systèmes présents sur le sol tibétain, à l'époque de la rédaction de l'hagiographie[2]. Petit clin d'oeil psychologique, en tuant, par magie, ses adversaires détenteurs respectivement des lignées de Yangdak Heruka et de Vajrakīla, dont son propre père était détenteur, n'aurait-il pas voulu tuer le père ?...
Ainsi, Ralo se vante d'avoir été responsable pour la mort de treize vajradharas, y compris le fils de Marpa, Darma Dodé (dar ma mdo sde). Aussi, quand Marpa rencontra Milarepa, il était très intéressé par son expertise en magie. Son intérêt n'était pas uniquement ironique. En effet, la concurrence était rude. Et Milarepa avait travaillé comme magicien pendant huit ans et avait même des disciples magiciens. Davidson attribue le comportement excentrique ("folle sagesse") de Ralo à une lecture littérale de tantras Mahāyoga. Il était loin d'être le seul. Plus tard, nous aurions encore le cas de Tsang Nyeun Heruka. Des traducteurs comme Drogmi, Ralo, Marpa etc. prenaient modèle sur la petite aristocratie tibétaine pour leur style de vie. Drogmi avait rendu ses voeux, était le père d'enfants illégitimes, Marpa était un laïc qui avait constitué un véritable harem de femmes bienveillantes autour de lui, Ralo bien que moine, pratiqua le mahāyoga au premier degré et avait un harem également. Ces nouveaux aristocrates tentèrent de faire passer leurs biens et la transmission par leurs propres descendants ou des membres de leur clan.[3]
Je reviendrai sur Ralo plus tard, quand je parlerai de Geu Lotsāwa Kukpa Letse (T. 'gos lo tsA ba khug pa lhas brtsas 11ème s.), le traducteur tibétain du Guhyasamāja et des Instructions de la méthode de l’inconcevable (S. Acintyākramopadeśa T. bsam gyis mi khyab pa'i rim pa'i man ngag DG TG n° 2228). Je compte publier ici une traduction française de ce texte à partir du tibétain. David Dubois a commencé la traduction à partir du sanskrit en plusieurs parties : première partie, deuxième partie, troisième partie, quatrième partie.
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Illustration : Vajrabhairava, Asian Art Museum in San Francisco
[1] Ronald M. Davidson, Tibetan Renaissance: Tantric Buddhism in the Rebirth of Tibetan Culture, p. 115
[2] Rwa Ye shes seng ge (12ème s.), Mthu stob dban phyug rje-btsun rwa lo-tsa-ba'i rnam par thar pa kun khyab snan pa'i rna sgra
[3] Tibetan Renaissance, p. 140 "Some of the esoteric translators ended their careers by renouncing their vows (Drokmi), fathering illegitimate children (Ralo), or establishing a nice little harem for themselves of willing female disciples (Marpa and Ralo), in this way emulating the behavior of the feudal gentry, who bequeathed estates principally through patriarchal primogeniture. Particularly as the lineages spread out and developed, many of the eleventh-century esoteric masters handed down their lines to their direct progeny or to members of their clan, thereby fusing clan and religion through the Buddhist rewriting of family documents to accompany the new practices."
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