Bodhisattva Kṣitigarbha entouré des dix rois des enfers, Dunhuang IX-Xe s., British Museum |
“Le Bouddha était né à Lumbini, près de la frontière du Népal, et il est mort à Kushinagar en Inde du nord. Il aurait vécu au Magadha, dont la capitale était Rājagṛha. C’est suite à la retraite d’Alexandre le Grand de l’Inde, sous le règne des Maurya et notamment vers la fin de celui de l’empereur indien Ashoka (273-232 av. JC) qu’il aurait véritablement pris son essor. Il y avait sans doute des communautés bouddhistes en Bactriane et dans l’empire Kouchan vers la fin du 3ème siècle av. JC.” (Blog "Le bouddhisme" est-il indien ?” du 13 février 2014)Le bouddhisme qui s’est diffusé par les routes de la soie est principalement le bouddhisme mahāyāna. C’est cette forme de bouddhisme qui était en dialogue avec la culture chinoise. Les Sogdiens, Bactriens et Koutchéens, véritables génies en communication, y avaient joué un rôle important, servant souvent de traducteur. Le célèbre traducteur Kumārajīva (IVème siècle) était koutchéen et bouddhiste de tendance prajñāpāramitā et madhyamaka. Au V-VIème siècles, des tendances différentes se dessinent entre un bouddhisme du Nord (dévotionnel et méditatif) et un bouddhisme du Sud (intellectuel et exégétique). Au VIIème siècle Xuanzang (602-664), introduit le yogācāra en Chine.
Dans le chapitre Les débuts de l’aventure bouddhique en Chine (I-IVe siècle) de son livre Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng décrit l'implantation du bouddhisme en Chine comme un “long et immense processus d’assimilation” (p. 356). C’était la première fois qu’une religion étrangère fut introduite en Chine. L’intérêt des chinois pour le bouddhisme concerne l’immortalité de l’âme, le karma et la renaissance. Jusqu’alors les sanctions "religieuses'' par rapport au bien et au mal étaient collectives et assumées collectivement. Avec le bouddhisme elles deviennent individuelles, le karma s’attachant à l’âme immortelle (shenling) de l’individu, qui seul peut s’en débarrasser s’il est ainsi incliné. Il fallait néanmoins des efforts pour faire passer ce message. Dans ce processus, le bouddhisme et le taoïsme se sont mutuellement influencés.
La notion et la pratique de la piété filiale est essentielle en Chine, elle était moins présente dans le bouddhisme indien. Il y existe bien la notion de “transfert de mérite” (skt. pariṇāmanā), apparu relativement tard (V-VIIème siècle), et notamment dans le contexte des pratiques de la Terre pure (voir Blog En attendant la pluie… du 20 juin 2019 et Renaître dans la Terre pure du 23 janvier 2016). A la fin du VIIème siècle, sous le règne de l'impératrice Wu Zetian[1], tombe à pic la “traduction”[2] chinoise du Kṣitigarbha Bodhisattva Pūrvapraṇidhāna Sūtra (KBPS), faite par un moine du Khotan, Śikṣānanda. Ce texte est intéressant de plusieurs points de vue.
1. Il se présente comme la Suite d'une œuvre (sequel)
Le cadre du KBPS est l’ascension du Bouddha au ciel de Trāyastriṃśa, pour y enseigner la Doctrine à sa mère. Le sūtra fait donc suite à cette donnée hagiographique. C’est dans le même ciel que le Bouddha aurait enseigné l’Abhidharma[3].
2. Rappel du cadre surnaturel
Le premier chapitre du KBPS place le cadre cosmologique bouddhiste et rappelle les pouvoirs surnaturels du Bouddha. Ses disciples connaissent cette cosmologie grâce à l’omniscience du Bouddha. Les êtres ordinaires n’ont pas accès à cette connaissance. Il faut donc faire confiance au Bouddha, quand celui-ci nous parle de la cosmologie, des différentes classes d’êtres, de leur karma, etc.
3. Indicateurs temporels
L’univers présenté dans le KBPS est un modèle cosmologique à six mondes, qui postdate le modèle à cinq mondes. Le sūtra nous rappelle les huit classes d’êtres (skt. aṣṭasenā): devas, nāgas, yakṣas, gandharvas, asuras, kiṁnaras, etc. ainsi que les humains. Les yakṣas sont les dieux anciens, que le bouddhisme ésotérique va promouvoir plus tard en les élevant au rang de divinités du vajrayāna. Dans le KBPS, ils sont dégradés au rôle de bourreaux dans les enfers[4]. Notons, que nous voyons le même phénomène de dégradation des dieux anciens dans le zoroastrisme. Dans la réforme zoroastrienne, les dieux anciens (daeva) deviennent des faux dieux ou des dieux à rejeter. Ce sont ces dēws ou Druj qui punissent les méchants dans l'Enfer (voir le blog Tourniqueti, tourniqueton du 31 août 2016).
4. Rappel de la "méritocratie" spirituelle et de la possibilité de transférer le mérite
Le KBPS raconte l’histoire de la vie précédente du bodhisattva Kṣitigarbha en tant que “Fille sacrée”[5], qui fait preuve d’une piété filiale parfaite. Les voeux qu’elle fait pour sauver sa mère de l’enfer Avīci seront les 28 voeux (en français : chapitre treize) du bodhisattva Kṣitigarbha. Le mérite accumulé par Fille sacrée, est transféré à sa mère, qui aussitôt renaît dans le monde des devas. Fille Sacrée renaîtra elle-même comme le bodhisattva Kṣitigarbha, et le Roi-démon Aucun–Poison (无毐鬼王) avec lequel elle négociait deviendra le bodhisattva des richesses... C'est le Bouddha qui le dit dans le KBPS.
D’autres thèmes du sūtra sont le rappel de la loi du karma ; le rappel de l’existence des enfers et de leurs terribles souffrances ; la soumission des vingt Rois-démons et de Yama au Bouddha ; les bienfaits de la récitation des noms des Bouddhas ; le Bouddha demande aux dieux anciens de protéger les humains ; les bénéfices de voir l’icône de Kṣitigarbha ou d’entendre son nom[6] ; l'instauration du culte de Kṣitigarbha[7]
Le bodhisattva Kṣitigarbha au travail (photo Nottingham Buddhist Center) |
On note que ce type de culte de bodhisattva est comme un prototype des cultes du bouddhisme ésotérique à venir.
Voici les treize chapitres du KBPS (liens cliquables)
Chapitre 1 : Pouvoirs Surnaturels Omniprésents du Bouddha Exalté au Ciel Trayastriṃśa
Chapitre 2 : L’Assemblée des Transformations du Bodhisattva Kṣitigarbha
Chapitre 3 : Observations de Rétribution Résultant de Karmas Antérieurs d’Êtres Humains
Chapitre 4 : Mauvaises Actions et Rétributions des Êtres Humains du Monde du Saṃsāra
Chapitre 5 : Les Noms des Différents Enfers
Chapitre 6 : Le Bouddha Śākyamuni Fait l’Éloge du Bodhisattva Kṣitigarbha
Chapitre 7 : Être bénéfique aux vivants et aux morts
Chapitre 8 : Appréciation de l’Empereur Yama et de ses Partisans - Le Gouverneur de Yamadevaloka et Juge de la Mort
Chapitre 9 : Le Chant du Nom du Bouddha
Chapitre 10 : La Comparaison des Mérites pour le Don d’Aumônes
Chapitre 11 : Les Esprits de la Terre qui Protègent le Dharma
Chapitre 12 : Le Bénéfice de la Vue et de l’Écoute
Chapitre 13 : Instruction du Bouddha Śākyamuni aux Êtres Humains et Dévas
Descente de Trāyastriṃśa, Himalayan Art 90317 |
La descente du monde des dieux de Trāyastriṃśa du Bouddha est célébré comme un grand événement, mais ne fait cependant pas partie des douze grands actes du Bouddha[8]. Serait-ce parce que cet événement est postérieur à l’invention des douze actes ? Il y a une confusion sur la chronologie des événements. Le futur Bouddha descend de Tuṣita, le ciel où demeurent les futurs Bouddhas, en tant que régents, comme p.e. Maitreya, qui y descendra dans l'avenir, effectuant ainsi son premier acte de Bouddha. L'iconographie nous montre cependant un Bouddha pleinement éveillé descendant de Tuṣita. L'épisode de sauvetage de sa mère et de l'enseignement de l'Abhidharma à Trāyastriṃśa a lieu plus tard. Le deuxième acte du futur Bouddha est sa conception, l'entrée dans la matrice.
Dans le KBPS nous voyons le génie bouddhiste mahāyāna à l’oeuvre. Le Bouddha est le grand chef qui supervise la conversion des êtres. Les cultes existants sont intégrés en respectant leurs termes, mais en les harmonisant avec la doctrine bouddhiste. Le culte de Kṣitigarbha permet aux chinois de pratiquer la piété filiale dans un cadre bouddhiste. Ce n’est cependant pas le Bouddha “en personne” qui se charge de cet aspect, dans ce cas le culte des morts. Il est délégué à un bodhisattva. D’autres projets sont délégués à d’autres bodhisattvas. Si le Bouddha est le roi cakravartin, les bodhisattvas sont ses ministres. La doctrine bouddhiste est rappelée aux chinois convertis lisant le KBPS. C’est en pratiquant le bien que l’on accumule du mérite, notamment par la générosité. Accumuler du mérite permet de détruire ou de neutraliser le mauvais karma. Le mérite est immatériel comme l’argent et peut être transféré comme de l’argent. Le mérite d’une fille peut être transféré à une mère décédée et renée dans le pire enfer du bouddhisme, qui aussitôt le mérite reçu, renaît dans un monde divin.
Le KBPS montre aussi que tous les dieux, anciens dieux et démons, dont on pouvait faire le culte à toutes fins utiles, sont désormais sous les ordres des bodhisattvas qui sont sous les ordres du Bouddha. Il ne sont plus à craindre, et il est donc inutile de continuer leurs cultes. Il suffit de rappeler les noms des Bouddhas, de dire le nom du bodhisattva, de voir son image pour être sauvé. A cet effet, il faut recopier et enseigner ce sūtra, le réciter, et reproduire les images du bodhisattva. Libération par la vue, libération par l'écoute, celles par le toucher (amulettes), etc. ne tarderont pas...
***
[1] Dont on sait qu’elle passa commande à ses traducteurs, en demandant l’insertion de prophéties la concernant par exemple.
[2] “However, some scholars have suspected that instead of being translated, this text may have originated in China, since no Sanskrit manuscripts of this text have been found. Part of the reason for suspicion is that the text advocates filial piety, which was stereotypically associated with Chinese culture. It stated that Kṣitigarbha practised filial piety as a mortal, which eventually led to making great vows to save all sentient beings. Since then, other scholars such as Gregory Schopen have pointed out that Indian Buddhism also had traditions of filial piety. Currently there is no definitive evidence indicating either an Indian or Chinese origin for the text.” (Wikipedia)
[3] “Teaching the Abhidharma in the Heaven of the Thirty-three, The Buddha and his Mother', Analayo
[4] “Quand la fille Brahmane avait fini de rendre hommage, elle rentra à la maison, et fit ce qui lui avait été prescrit de faire. Après avoir médité pendant un jour et une nuit, elle se vit soudainement sur une vaste rive. Elle fut témoin de beaucoup de féroces animaux à la peau en fer se précipitant en avant et en arrière, vers le haut et vers le bas, à l’Est et l’Ouest dans une mer bouillante. Elle vit aussi des milliers et millions d’hommes et de femmes bougeant émotionnellement parmi les vagues de la mer, essayant d’échapper aux cruels monstres avec des peaux en fer. De plus, elle fut témoin de Yakṣas (démons sur la terre, ou dans les airs, ou dans les royaumes inférieurs qui sont malicieux, violents et carnivores. Ils ont beaucoup de pieds, d’yeux et de têtes et des dents en forme d’épée). Ces Yakṣas conduisaient ces pauvres hommes et femmes vers les monstres cruels, et eux-mêmes affrontaient méchamment les hommes et les femmes.” Sūtra Kṣitigarbha Matrice de la Terre
[5] En résumé : “In the Kṣitigarbha Sūtra, the Buddha states that in the distant past eons, Kṣitigarbha was a maiden of the Brahmin caste by the name of Sacred Girl. This maiden was deeply troubled upon the death of her mother - who had often been slanderous towards the Three Jewels. To save her mother from the great tortures of hell, the girl sold whatever she had and used the money to buy offerings that she offered daily to the Buddha of her time, known as the Buddha of the Flower of Meditation and Enlightenment. She prayed fervently that her mother be spared the pains of hell and appealed to the Buddha for help.
While she was pleading for help at the temple, she heard the Buddha telling her to go home, sit down, and recite his name if she wanted to know where her mother was. She did as she was told and her consciousness was transported to a Hell realm, where she met a guardian who informed her that through her fervent prayers and pious offerings, her mother had accumulated much merit and had already ascended to heaven. Sacred Girl was greatly relieved and would have been extremely happy, but the sight of the suffering she had seen in Hell touched her heart. She vowed to do her best to relieve beings of their suffering in her future lives for kalpas.” (Wikipédia)
[6] “Si des personnes dans le futur [...] entendent le nom du Bodhisattva Kṣitigarbha, ou voient ses images, ou chantent son nom dix mille fois avec un profond respect, leur malheur disparaîtra progressivement. Elles vivront dans la paix et le bonheur.”
[7] “Si des gens vertueux du futur voient l’image du Bodhisattva Kṣitigarbha, entendent le Sūtra de Kṣitigarbha, chantent le Sūtra de Kṣitigarbha, font des offrandes au Bodhisattva Kṣitigarbha, rendent hommage au Bodhisattva Kṣitigarbha, ils gagneront vingt-huit genres de bénéfice.”
[8] 1. la descente des cieux Tushita ;
2. l'entrée dans la matrice ;
3. la naissance dans ce monde ;
4. l'accomplissement dans les arts mondains ;
5. la jouissance d'une vie de plaisir ;
6. le départ du palais et le renoncement ;
7. les exercices ascétiques ;
8. la méditation sous l'arbre de la Bodhi ;
9. la défaite des hordes de Māra ;
10. l'atteinte de l'éveil parfait et ultime ;
11. la mise en mouvement de la roue de la loi ;
12. l'entrée au parinirvana.
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