Je vois paraître depuis quelque temps des publications sur les abus dans le bouddhisme (tibétain). Des confirmations d’abus d’un côté[1], et de l’autre des conseils de maîtres bouddhistes et d’experts[2] sur la bonne attitude à avoir face aux abus ou à des “comportements douteux”. On vient de me signaler l’article “L’imparfait maître spirituel sans défaut, par Sa Sainteté le 14ème Dalaï-Lama” publié par Editions Mahāyāna le 16 novembre 2020. Il s’agit en fait d’extraits choisis du livre The Foundation of Buddhist Practice paru en 2018[3], donc après la révélation des abus de Sogyal Lakar (été 2017) et avant la mort de celui-ci en 2019. Je ne sais pas s’il y avait une raison particulière de publier cet article ce mois de novembre 2020. L’introduction mentionne “le besoin de clarifier certaines instructions concernant la relation enseignant-disciple”.
Malheureusement cette clarification, à l’aide de citations du livre (2018) du Dalaï-Lama n’en est pas une, et ajoute à la confusion. Le besoin de clarifier semble suggérer que la relation maître-disciple (et non “enseignant-disciple”, appelons les choses par leurs noms) est généralement mal comprise, que la confusion et les abus en sont la conséquence, et qu’il faut faire de la pédagogie. C’est passer par-dessus une question plus fondamentale : cette relation, telle qu’elle est définie et montrée en exemple dans de nombreux “textes”, mérite-t-elle d’être sauvée, ou est-il raisonnable de vouloir la sauver. Le bouddhisme n’étant pas une religion du Livre, le contenu des “textes” devrait être sujet à réflexion et à discussion. Devrait ...
Le texte fondateur en la matière pour le bouddhisme tibétain, c’est les Cinquante stances du service au Maître (skt. Gurupañcaśika tib. bla ma lnga bcu pa), un texte médiéval bouddhiste ésotérique. Le bouddhisme ésotérique étant un bouddhisme qui s’appuie principalement sur des Révélations (tantra, transmissions visionnaires, terma, etc.), les “textes” y ont un statut davantage religieux. Ils constituent des canons qu’il convient uniquement de commenter ou d’interpréter. Ce n’est cependant pas le cas du Gurupañcaśika, qui est un traité (śāstra), mais il instruit sur l’attitude à avoir envers un Maître ésotérique. C’est-à-dire un Maître de bouddhisme ésotérique, auquel le disciple est lié par une initiation. L’initiation va lier la divinité, objet du tantra, le Maître et le disciple. Leur relation devient une relation sacrée, et le Maître divinisé, indifférencié de la divinité, requiert désormais un traitement spécial, que le Gurupañcaśika explicite.
Cette relation particulière vient du fait que le bouddhisme ésotérique fait appel à des méthodes particulières (skt upāya), mettant en oeuvre un monde surnaturel ancien (“naturel” à l’époque médiévale), qui à ses propres règles à lui, et qui s’ajoutent aux règles bouddhistes communes. Le surnaturel est en fait une notion anachronique, car il n’était pas considéré comme tel par ceux qui voyaient/voient le “surnaturel” comme une explication du “naturel”. Mais vivant ici et maintenant, nous faisons cette distinction.
Les hagiographies sont des fictions qui mettent en scène cette relation particulière entre Maître ésotérique et disciple/initié, de façon “pédagogique”, c’est-à-dire en forçant le trait, pour que l’on voie bien de quoi il s’agit et ce qui importe dans cette relation[4]. Ainsi pour la relation entre Maître et disciple, les vies hagiographiques de Tilopa et Nāropa et de Padmasambhava et de Yéshé Tsogyal sont montrées comme le modèle. Mais comme le dit le Dalaï-Lama :
“ Si vous n’avez pas le calibre de Naropa et que votre mentor n’a pas les qualités de Tilopa, ces instructions peuvent être extrêmement trompeuses.”Ce qui invite aussitôt la question qui est du calibre des personnages fictifs Nāropa et Tilopa ? Est-il même possible aux humains d’être de ce calibre là ? Dans ce cas, et notamment dans le cadre des problèmes récents, pourquoi continuer à montrer en exemple ces fictions ? A quoi bon raisonner en termes de “disciples ordinaires”, “maîtres extraordinaires" et vice-versa ? A quoi servent ces qualificatifs, si ce n’est qu’à sauvegarder la sacro-sainte relation maître-disciple, en accusant l’une ou l’autre partie (ou les deux) de ne pas être à la hauteur ? Cette relation mérite-t-elle d'être sauvée, puisqu'elle serait sacro-sainte, faisant appel au monde surnaturel ? Ne s’agit-il pas plutôt de sauvegarder cette exploitation du surnaturel, et des pouvoirs associés, auxquels celui-ci donnerait accès ? Pouvoirs (siddhi) qu'un Maître est censé posséder, et qu'un disciple pourrait vouloir acquérir, dans un appât du gain plus ou moins spirituel. L'aspect surnaturel n’est jamais pris en compte dans les discussions sur la relation maître et disciple dans le bouddhisme ésotérique. Si l’on ne le prend pas en compte, on ne voit pas toute la portée du problème. Dans sa réponse, le Dalaï-Lama ne le prend pas en compte, et il fait comme s’il s’agissait d’une relation ordinaire entre un “enseignant” et son élève. Cela pourrait être des cours de piano, ici il se trouve qu'il s'agit de spiritualité. Même de ce point de vue, son raisonnement pose problème.
Le simple fait de proposer une relation maître-disciple idéale, et de suggérer qu’elle soit réellement possible invite à la confusion, et ne peut que “laisser la porte ouverte à des malentendus”. Quel genre de relation est-ce, où, lorsqu’on découvre que l’enseignant à un “comportement douteux”, que l’on peut cesser d’assister à ses enseignements ? Pourquoi cela doit-il même être précisé ? Pourquoi le Dalaï-Lama sent-il le besoin de rassurer les “élèves” occidentaux sur ce point, et affirme-t-il implicitement qu’ils ont le droit de cesser d’assister à ses enseignements ?
Si, dans ce modèle, il suffisait simplement de mettre la barre très haut (trop haut) pour un maître et un disciple qui ne peuvent être qu'ordinaires, pour qu’en effet ils soient tirés vers le haut, cela se saurait. Pourquoi vouloir à tout prix maintenir l’illusion d’une relation spéciale ? N’est-ce pas cette illusion entretenue, le décalage entre fiction et réalité, qui est responsable de “l’ignorance” ou de “la naïveté" des uns, et l’exploitation et les abus possibles des autres. Puis de “l’attitude colérique et catégorique” des uns, et de la surdité, la cécité, les menaces et les accusations en retour des autres, quand cela tourne mal ? Cette tension n’est elle pas proportionnelle au décalage entre fiction et réalité ? Sans même parler des abus répréhensibles par la loi.
Vu cette relation idéale, dont personne n’a vraiment le calibre requis, et vu les abus auxquels elle peut donner lieu, et auxquels elle donne lieu trop souvent, pourquoi ne pas abolir cette relation Maître-disciple, du moins ne plus en faire la promotion, et en faire réellement - comme le nomme le Dalaï-Lama dans cet article - une “relation enseignant-disciple” ? Que penser d'ailleurs du mot “disciple” ? Comme le sens premier de ce mot est “élève, apprenti”, pourquoi ne pas utiliser ces termes là, à condition que la réalité suive ? Si on tient compte de l’aspect surnaturel, expliqué ci-dessus, la réponse est simple : l’initiation au monde surnaturel installe un rapport hiérarchique sacré de l'ordre d'un disciple plutôt que d'un élève. Sans cet aspect, il n’y aurait pas de raison de parler de disciples.
A cela s’ajoute une autre fiction tibétaine, celle du phénomène “tulku” ou lama réincarné, voire un Bouddha vivant. Un lama réincarné, dans le système des tulkus tibétain, est par définition un lama qui s’est éveillé dans une existence précédente, et qui revient uniquement pour guider ses disciples. En théorie, un maître ésotérique peut être un simple initié, qui initie à son tour un disciple. Si ce maître est en plus un “tulku”, cette deuxième fiction s’ajoute à celle de la relation tantrique entre un Maître et un disciple, et déséquilibre d’autant la relation “enseignant-disciple”. Si ce Maître tulku est en outre très apprécié par des “grands lamas”, tout problème dans la relation ne peut venir que de vous...
Dans d’autres formes de bouddhisme, qui ne sont pas officiellement “ésotériques”, le fait que le Maître est éveillé, ou a accès à l'Éveil, et peut transmettre celui-ci, sinon vous guider vers celui-ci, fait de la relation avec lui une relation particulière. Cela reste néanmoins une relation entre deux êtres humains, ou, au pire, entre un Bouddha et un être humain. Il n’y a pas, comme troisième partie, un monde surnaturel qui impose ses règles à lui. Cela n’empêche pas qu’un rapport dominant-dominé soit toujours possible, comme dans toute relation humaine.
Dans le cas d’un “comportement douteux”, peut-être même délictuel, surtout quand il est répété, quel genre de conseil est-ce de recommander aux victimes d’éviter “le manque de respect ou l’antipathie”, en ajoutant que “la colère n’aura d’autre effet que de vous rendre misérable”. Comment éviter de ressentir des émotions dans le cas d’abus, d’injustice, de harcèlement, etc. ? Et pourquoi mettre ainsi une partie (le disciple) en face de ses responsabilités, et pas l’autre (le Maître) ?
“Gardez vos distances et cultivez une relation avec d’autres maîtres, mais n’accusez pas cette personne avec colère. Il vous a été bénéfique par le passé et il est approprié de reconnaître ceci et de l’apprécier même si vous ne le suivez plus maintenant …”Les émotions servent à nous faire (ré)agir, quand cela est nécessaire. Le Dalaï-Lama recommande-t-il en bon bodhisattva de (ré)agir dans le cas d’abus, d’injustice, de harcèlement, etc. ? Est-il utile de prendre des mesures contre la perpétuation d’abus, d’injustice, de harcèlement, etc. ? Éliminer la souffrance et les causes de la souffrance, nous dit le bouddhisme. Si l’émotion nous aide à (ré)agir efficacement, elle est utile, et peut être une aide, ne serait-ce qu’à nous faire prendre conscience des injustices.
Quand une injustice, un délit ou un crime est commis, on en fait part aux autres. Avec ou sans colère, peu importe, c’est son affaire. En revanche, l’injustice est notre affaire à tous, c’est elle qui doit être au centre de la discussion. Il me semble aussi qu’il est important d’aider la victime, et de ne pas la laisser seule avec “sa” colère. La “colère” devrait être notre refus collectif de l’injustice.
S’il y a tromperie sur la marchandise, si le Maître réel n’est pas à la hauteur de la fiction, en quoi a-t-il pu être “bénéfique par le passé” et pourquoi est-il « approprié de reconnaître ceci” ? En quoi cela est-il pertinent pour combattre et éviter l’injustice ? Il est avant tout “approprié” que l’injustice soit reconnue, par celui qui l’a commise et par ceux qui l’ont facilitée, et éventuellement qu’elle soit réparée, avant de se soucier de « ce qui est approprié » de la part de la victime.
Le bouddhisme a une longue histoire, très complexe, “riche” diraient certains. Les actions les plus répréhensibles dans le bouddhisme, par rapport au karma, sont celles dirigées vers le bouddha ou des membres du sangha. Le karma détermine la future réincarnation de chacun, une des destinées possibles étant les enfers. C’est là que vont ceux qui ont le karma le plus lourd, y compris ceux qui ont fait du mal à des membres prestigieux du sangha. Le bouddhisme tibétain a créé un “enfer-vajra” spécialement pour ceux qui ne respectent pas les règles du vajrayāna, notamment celles concernant la relation Maître et disciple. Cela est expliqué dans les “textes”, et est souvent répété dans les instructions orales. Si vous ne me croyez pas, posez la question au lama nyingmapa Orgyen Tobgyal Rinpoche. Le Dalaï-Lama dit autre chose :
“ Le Bouddha n’a jamais dit que si vous n’écoutez pas ses enseignements et ne faites pas ce qu’il dit, vous allez renaître en enfer ! Le bouddha a dit que nous ne devrions jamais accepter les enseignements avec une foi aveugle, mais en les étudiant et en les analysant. Voilà la véritable manière de suivre les enseignements du Bouddha.”C'est parfait ! Le Dalaï-Lama devrait annoncer la tenue d’une réunion à Dharamsala, sine die, où il ferait part de cela aux autres maîtres des écoles bouddhistes tibétaines, et ne pas réserver ce message aux occidentaux uniquement.
Je reviens sur un des effets désastreux du décalage entre la relation fictive et la relation réelle entre maître et disciple. Quand on colle des fictions sur la réalité, et qu’un Maître ésotérique, tulku de surcroît, a des “comportements douteux”, cela va à l’encontre de toutes les fictions ésotériques traditionnelles. Certains diraient que ce qui semble douteux aux uns n'est pas douteux à d'autres. Cela peut avoir l’air de “comportements douteux” dans les yeux de ceux qui n’ont accès qu’à la vérité relative, et ignorent tout de la vision pure. Pour que les fictions de la relation Maître-disciple triomphent, les disciples “victimes” sont priés de se rétracter discrètement, en avalant leur colère, et de ne pas porter des accusations, qui ne leur causeraient du tort qu’à eux-mêmes. Si toutefois ils portaient des accusations, les condisciples nieraient la réalité des faits, et feraient tout pour empêcher “les rumeurs” de se répandre. Si les “comportements douteux” se répètent, avec d’autres victimes, la même démarche sera suivie, pour que les fictions continuent de vivre, facilitant la reproduction des “comportements douteux”, et continuant d’attirer de nouveaux disciples par des fictions restées indemnes.
Parfois des institutions ou des organismes non-bouddhistes mettent des bâtons dans les roues. L’institution britannique Charity Commission vient d’annoncer que des membres britanniques de la Rigpa Fellowship à Londres[5] mettent en danger les fidèles (“devotees”) de Sogyal Lakar (précédemment connu comme Sogyal Rinpoché). Ils ont été déclarés “malhonnêtes et inaptes à servir” (“untruthful and unfit to serve”)[6]. Les fictions tibétaines ont clairement du mal à passer.
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D'autres blogs
Tentative de clarification 30 septembre 2018
[1] "Dagri Rinpoche committed “intentional and inappropriate sexual behaviour”, says FPMT, Phayul, 9 novembre 2020
Communications de la FMPT
[2] P.e. Becoming whole, Healing in the wake of systemic abuse means seeing our teachers—and ourselves—clearly and with compassion, Interview with Werner Vogd by Susanne Billig, Tricycle Magazine, été 2020..
[3] The Foundation of Buddhist Practice, The Library of Wisdom and Compassion, volume 2, 2018, Sa Sainteté Dalaï-Lama et la Vén. Thubten Chodron, p. 123-126 & p. 127-128. Traduit de l’anglais au français par Virginie Lehdonvalo et la Vén. Lobsang Détchèn des Éditions Mahayana, juin 2019.
[4] Trungpa aurait dit que ce qui importe est la docilité (meekness). “Well, don’t be amazed to find that actually the whole teaching is simply emptiness and meekness.” When the Party’s Over, interview avec Allen Ginsberg dans Boulder Monthly, mars 1979. Blog Réussir (siddhi), 18 septembre 2017
[5] “The Charity Commission for England and Wales chastises the Rigpa Fellowship in the United Kingdom ‘for putting students at risk of harm.’ It finds that former trustees Patrick Gaffney and Susan Burrow failed to recognize the seriousness of the allegations against their Tibetan teacher Sogyal Lakar (previously known as Sogyal Rinpoche). An official inquiry has found misconduct and mismanagement at the London-based Buddhist charity, where students were put at risk of harm as a result of serious safeguarding failures. Today’s report heavily criticises institutional failings to provide a safe culture and environment.” Charity regulator: Rigpa UK Put Students at Risk of Harm, Rob Hogendoorn,
[6] Lamaism Crashes into the Rule of Law, Rob Hogendoorn, 20/11/2020.
Il me semble que Dalai lama nous répète tout au long de ces extraits une citation que vous connaissez bien : " Sabba papassa akaranam, Kusalassa upasampada ..." !
RépondreSupprimerEt en ce qui concerne les tulkus et le surnaturel, vous nous aviez vous même fait part de son entretien avec des étudiants coreens, japonais et indiens, ou il recommande pour les temps présent les pratiques et bienfaits de la raison (Nalanda) et de samatha-vipasyana ! Et de preciser que le système des tulkus était (peut être) nécessaire dans le tibet féodal, mais qu'il n'est plus du tout adapté au 21em siècle, lui même se posant beaucoup de question sur un 15em dalai lama par ailleurs.
Il me semble donc bien parler lui aussi dans ces deux supports (extraits et video) en ami du dharma
Bonjour Alain,
RépondreSupprimerOui, c’est vrai. Quand il s’adresse (en anglais) aux occidentaux en ami de bien, je suis souvent d’accord avec lui. Tient-il le même discours en s’adressant aux Tibétains ? C’est moins sûr, mais on ne pas lui en tenir rigueur vu sa fonction ambiguë et difficile.
En revanche, quand dans le cas des abus dans le bouddhisme tibétain (sujet du blog), il rencontre des victimes en 2018 en leur disant qu’il tiendra une réunion avec les chefs de toutes les lignées à Dharamsala la même année, pour débattre de ce problème, et que cette réunion est reportée sine die, et que nous sommes toujours sans nouvelles, on ne peut que constater une distance entre sa parole et ses actes. Il aurait dit aux victimes “Vous venez de me donner des munitions” (https://qz.com/1392837/the-dalai-lama-to-buddhist-sex-abuse-victims-you-have-given-me-ammunition/)
Il y a eu la réunion de 1993 à Dharamsala avec des enseignants occidentaux au sujet des abus, et il y a eu la fameuse “disgrace” de Sogyal Lakar, mais à part cela, le Dalaï-Lama ne s’exprime pas beaucoup sur le sujet. Par son silence, il soutient les abuseurs et les facilitateurs. En délivrant des lettres d'approbation (par son office), en ouvrant leurs temples, en s’affichant avec eux, en signant les préfaces de leurs livres, sans ne jamais aborder le sujet ou prendre les mesures qui s'imposent, il reste du progrès à faire au niveau de la cultivation du bien.
https://hridayartha.blogspot.com/2015/12/le-silence-incorrect.html