mardi 17 novembre 2020

Quel avenir pour l'intégrité d'une tradition ?


La communauté Amish, vivant sans la 5G...

Une religion est un système de pratiques et de croyances en usage dans un groupe ou une communauté” (wikipedia).
Comme l’écrit Philippe Cornu dans Le bouddhisme vu par les médias français : le grand malentendu (INA) “[...] dans le bouddhisme, theoria et praxis sont indissociables, comme c’était autrefois le cas en Grèce, et tant la perspective philosophique que la pratique visent un but sotériologique.”

Généralement, dans les religions, c’est la théorie, voire une Révélation ou un dogme, qui précède et détermine la pratique. Vu ce lien entre la théorie et la pratique, on devrait être en mesure de dériver la théorie correspondante, en analysant la pratique qui en est indissociable. Dites-moi votre pratique, et je vous dirais votre “théorie”, que vous y souscrivez officiellement ou non. Cela est uniquement valable ici-bas sur notre motte sublunaire. Les religions, et donc aussi les éléments religieux du bouddhisme, tiennent des discours sur l’au-delà, sur le Bardo, le karma et la réincarnation, et sur ce qui transcende le monde, et qui échappent à la logique terrestre profane.
Où est le sage? où est le scribe? où est le disputeur de ce siècle? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde? Car puisque le monde, avec sa sagesse, n'a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication.” (Paul, premier épître aux Corinthiens, La gnose est-elle anti-intellectuelle ?)
Ce qui pourrait sembler pure folie aux yeux des profanes, peut être vénérée comme une sagesse de Dieu, ou une folle sagesse, un “expédient” (skt. upāya). Il n’est pas facile, voire impossible de “rétroconcevoir” la théorie, en partant de la pratique d’un sage religieux ou spirituel, ou d’un saint[1]. Le Bouddha nous avait avertis de ne pas aller voir de trop près, car cela peut rendre fou… Il vaut donc mieux capituler de suite, et accepter la doctrine religieuse, sans vouloir la mesurer avec des critères bancals. Dans la religion, theoria et praxis sont indissociables, mais à sens unique, c’est-à-dire de la théorie vers la pratique, la première déterminant la deuxième.

Cathédrale de Canterbury, la reine Élisabeth II et son époux

Cette règle spécifique s’applique dans “un système de pratiques et de croyances en usage dans une communauté”. La théorie et la pratique religieuses valent au sein d’une communauté religieuse et/ou nationale, si l’on vit dans une théocratie, ou dans une monarchie théocratique, où le roi/la reine (ou équivalent) est le représentant élu (et oint ou équivalent) de l’autorité religieuse.

Qu’arrive-t-il si un système de pratiques et de croyances, au hasard l’idéologie Nation-Roi-Religion d’une communauté bouddhiste ésotérique, est exporté et importé dans une communauté avec un autre système politique ? Dans le cas de la République française, l’aspect Nation et Roi bouddhistes auraient du mal à passer. La “communauté” de la religion importée devient alors une toute petite minorité dans un grand pays multiculturel (par la force des choses), qui a ses pratiques et croyances républicaines à lui. Chogyam Trungpa avait tenté d’imaginer un petit royaume (dans une grande république), dont il était lui-même le Roi-maître. Ses sujets/citoyens américains avaient comme une double nationalité ou double appartenance. Ce n’est pas si facile. Il est plus facile de naître sujet bouddhiste ésotérique dans un pays théocratique (démocratique, modérée, …). Sinon, il y a forcément des tensions entre ses différentes communautés d’appartenance, et un affaiblissement de la force du système de pratiques et de croyances.

Dzongsar KR au Bhoutan

Est-il possible de ne pratiquer que le bouddhisme ésotérique, “seul”, sans les aspects communautaires d’un Roi et d’une Nation bouddhistes ésotériques ? Je ne sais pas si c’est possible, mais c’est un peu ce qui s’est fait en dehors de la sphère himalayenne par la force des choses. C’est même pire que cela. A cause d’une problématique complexe, les bouddhistes ésotériques occidentaux se consacrent principalement à “la pratique” du bouddhisme ésotérique himalayen, comme le constate Philippe Cornu dans l’article précité. La connaissance de “la théorie” se réduit au stricte minimum. La problématique complexe ? Le problème de la méconnaissance de la langue tibétaine, des traductions de qualité très hétérogène, en précisant aussitôt que cela s'améliore, notamment en langue anglaise. La primauté de “la pratique” dans certaines lignées tibétaines. Un anti-intellectualisme qui tombe à pic, pour minimiser l’intérêt de la connaissance de la langue tibétaine et de “la théorie”. L’essentiel dans le bouddhisme est “la pratique”, et l’essentiel de “la pratique” est la dévotion au maître, habile en la méthode, qui sait exactement ce qu’il nous faut, ni moins, ni plus. Sa bonté dépasse celle du Bouddha, car ce n’est pas le Bouddha qui nous conduit vers l’éveil et la libération...

Que cette approche est dangereuse, nous le savons depuis quelque temps. Le Dalaï-Lama le sait aussi, et il veut désormais réhabiliter “le bouddhisme de Nalanda”, qui était une meilleure alliance de la théorie et la pratique indissociables, sans besoin ni d’un Roi éveillé, ni d’une Nation. Ni même d’un guru/lama tel que nous le connaissons actuellement. Un “ami de bien” suffit amplement. Aucun besoin d’un “Maître-roi”. La forme ésotérique du bouddhisme de Nalanda n’avait pas encore de vocation théocratique.

Le bouddhisme ésotérique tibétain a jugé que ce bouddhisme était incomplet, car il lui manquait des moyens, du pouvoir. Il a fait en sorte que le bouddhisme tibétain n’en manquait plus. L’histoire est passée par là, puis le Dalaï-Lama a abandonné sa fonction théocratique et a proposé une forme de gouvernement démocratique aux Tibétains en exil. Il y a des Tibétains qui regrettent ses choix, et qui sont toujours dans l’idéologie Religion-Roi-Nation. Cela donne plus de force à une religion, c’est certain.

Comment faire communauté avec les autres bouddhistes ésotériques, avec qui l’on partage les croyances et les pratiques ? Les Maîtres(-roi) du bouddhisme tibétain sont en grande partie des descendants des empereurs tibétains, et ils mettent en valeur ce lien (y compris dans leurs publications en français), qui est essentiel dans leur communauté et indissociablement lié à leur “religion”. Leurs empereurs avec les ministres ensevelisseurs de termas, deviennent-ils aussi ceux des bouddhistes ésotériques français ? Nos ancêtres (spirituels) les empereurs tibétains ? …

Les pratiques des génies et dieux locaux indiens, népalais et tibétains,(ḍākinī, dharmapāla, …) sont essentielles nous répète-t-on. Faudrait-il les faire sortir du territoire de leurs communautés d’origine, étendre leur territoire (skt. kṣetra), les mondialiser, les universaliser, les naturaliser, les adopter ? Ou bien, faut-il être moins psychorigide, et les considérer comme purement symboliques ? “Faire les pratiques”, simplement pour maintenir “le lien” et pour recevoir “les siddhis”, dont ces êtres surnaturels seraient les détenteurs ? Ou une interprétation plus digeste, plus psychologique de ce qui se jouerait “là”. Qu’est-ce qui se joue “là” ? Quel “lien”, quels “siddhis” ? Réinterpréter leurs aspects, leurs fonctions, leurs activités “de protection”, les sacrifices rituels, avec des vraies victimes, ou des figurines en pâte plus bouddhistement correctes ?

Chogyam Trungpa et son fils le Sakyong Mipham

Il nous a déjà été précisé que le rôle du Maître est essentiel et indispensable pour “la transmission”, dans les quelques échanges qui ont suivi les publications sur les abus de Sogyal Lakar. Le symbolisme a des limites. Certains maîtres, surtout nyingmapas (conservateurs), ont fait comprendre que notre démocratie et nos valeurs ne les intéressent pas. D’autres, comme Chogyam Trungpa, et son dauphin le Sakyong Mipham, ont montré comment ils concevaient une société éveillée. Apparemment, simplement “faire les pratiques” ne suffit pas pour faire une communauté éveillée “moderne”, si ce n’est pas une contradiction dans les termes.

Si on prenait les pratiques des bouddhistes ésotériques français, et qu’on essayait le plus objectivement possible d’en rétroconcevoir “la théorie”, c’est très improbable que les bouddhistes français s’y reconnaissent (p.e. la thèse de Marion Dapsance n'avait pas reçu un bon accueil). De quelle “communauté” seraient-elles la théorie et la pratique ? Le lien entre cette communauté, sa théorie et sa pratique, est-il réellement indissociable ?

Avec la mondialisation, et donc forcément une certaine “universalisation” des religions et les tensions et/ou les nivellements qui s’ensuivent, il y a une divergence entre la conception culturelle ou nationaliste (“Nation-Roi-Religion”) d’une religion et sa pratique dans une autre communauté.

Et puis, il y a le sens des mots, des images, des valeurs et des symboles utilisés dans la théorie et la pratique traditionnelles. Ils avaient/ont leurs sens et leurs synergies à eux, et leur réinterprétation contemporaine aussi a des limites. Les sacrifices sanglants des temps anciens peuvent être réinterprétés comme étant au fond le sacrifice de son ego, etc., mais pourquoi vouloir préserver le sens du sacrifice à tout prix ? N’est-ce pas aux dépens de la clarté qui est sacrifiée sur l’autel de la confusion ?

Et quid de "l’enracinement" ? Prenons lexemple de Fahai Lama, qui conçut une fusion du Ch’an chinois et du bouddhisme ésotérique tibétain, et qui réussit à faire partager un ensemble de croyances et de pratiques au sein d’une communauté autour de lui, par son charisme. Seulement, après sa mort sa communauté s’est dispersée. Même si ses disciples continuent à pratiquer sa “religion”, sans communauté, sa religion ne pourra pas survivre. Combien de micro-communautés fragiles, improvisées par des lamas charismatiques survivront la mort de leurs fondateurs ?

***

[1] Dans l’affaire de Dagri Rinpoche, Zopa Rinpoché avait déclaré qu’il était impossible de juger les actes d’un saint, puisque seuls les saints peuvent juger des actions d’autres saints. Et Dagri Rinpoché est un saint... Enfin, jusqu'à hier. Blog La cordée (entre la dictature du "on" et la tyrannie du "je")

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire