Une religion peut-elle survivre à l’abolition d’un ou plusieurs de ses dogmes ? le christianisme serait-il toujours du christianisme sans le péché originel ? Le péché originel ou péché d’Adam, est « l’acte de rébellion d'Adam et Ève, du premier homme transmis à tout être humain et effacé par le baptême ».[1] La doctrine du « péché originel » est cependant rejetée par le judaïsme, qui la considère comme un dévoiement de la mythologie hébraïque par les docteurs chrétiens.[2]
Un hoax récent[3] avait joué avec l’idée de Pape François déclarant qu’Adam et Ève n’avaient pas réellement existé et que l’Enfer n’existait pas. La plupart de non-croyants savent cela depuis longtemps, mais il était étonnant que le chef de l’église catholique le déclarât officiellement. Cela aurait eu pour conséquence qu’il n’y avait pas de péché d’Adam, et donc pas de péché originel, qui aurait besoin d’être effacé par le baptême et par le rachat des péchés par la mort sur la croix et la résurrection du Christ. L’Enfer étant l’endroit où iront tous ceux dont le péché d’Adam n’aurait pas été racheté. Il est donc absolument nécessaire qu’Adam ait vécu et existé, sinon tout l’édifice catholique s’écroule.
D’autres pourront dire (et l’ont en effet fait) que l’on peut très bien vivre de manière chrétienne sans Adam et Ève, et sans toute la théologie qui repose sur leurs épaules. Il existe des formes de christianisme plus modernes et plus légères (séculières).[4] Elles doivent alors coexister avec des formes plus traditionnelles, réactionnaires voire fondamentalistes, qui les considèrent comme insuffisantes, manquant de l’essentiel (les dogmes) et donc foncièrement non-chrétiennes.
Les formes les plus conservatrices considèrent les grandes valeurs occidentales comme autant de menaces, notamment la laïcité, qui tend à loger toutes les formes religieuses à la même enseigne, infirmant ainsi les dogmes caractéristiques de chaque religion qui les distinguent des autres. Tous les leaders religieux conservateurs se retrouvent dans leur hostilité envers les valeurs occidentales, surtout celles qui sapent leur autorité : démocratie, liberté d’expression, pensée critique, méthode scientifique, laïcité, …
Le bouddhisme et le bouddhisme tibétain ne sont pas à l’abri du conservatisme religieux et d’attitudes fondamentalistes. Ainsi, des maîtres nyingmapa, tels Thinley Norbu Rinpoché (1931-2011)[5] et son fils Dzongsar Khyentsé Rinpoché (DKR) né en 1961, s’en sont publiquement pris à plusieurs reprises aux valeurs occidentales, qu’ils perçoivent comme une menace pour « le bouddhisme » ou même pour la spiritualité (« any spiritual point of view ») en général. Mais ce qu’ils appellent « bouddhisme » et « spiritualité », auxquels s’opposeraient des « nihilistes », n’est en fait que le réincarnationisme. Quand ils partent en guerre contre ceux qui mettent en doute le dogme réincarnationiste, les « nihilistes », les « matérialistes », les « carvaka », etc., ils considèrent que le bouddhisme et « la spiritualité » se réduisent au réincarnationisme.
Cela ressort aussi des deux vidéos Youtube (part 01 et part 02) d’une conférence donnée par Dzongsar Khyentsé Rinpoché à l'Université de Berkeley, Californie, USA, en juillet 2015. DKR y dit en substance qu’il n’y a pas de terrain commun entre le bouddhisme et la science (2 :41), mais qu’il se réjouit néanmoins des échanges entre bouddhiste et scientifiques. Il est convaincu qu’un jour les scientifiques découvriront que ce que le Bouddha avait enseigné il y a 2500 ans est vrai. « Ce que le Bouddha avait enseigné » étant plus particulièrement ce qui se rapporte au réincarnationisme, car c’est surtout là que le bât blesse.
Un des thèmes qui semble préoccuper en particulier DKR, et qui revient souvent dans ses livres, publications en ligne et conférences, ce sont des gens qui s’appellent « bouddhistes », mais qui ne sont pas réellement des bouddhistes, car ils sont au fond des matérialistes (4 :50), des carvakas (5 :20). Il y a aussi des « bouddhistes » qui sont spirituels, mais plutôt de tendance « abrahamique ». Avec ces « bouddhistes » religieux, le dialogue est possible. Ce qui empêche essentiellement le dialogue avec un scientifique (ou un « bouddhiste » matérialiste) est le concept d’union (tib. zung ‘jug sct. yuganadda) et notamment l’union de la matière et de l’esprit (matter and mind 9 :31). Ce qui empêche plus spécifiquement le dialogue avec un scientifique serait le fait que, contrairement à un bouddhiste religieux, pour un scientifique la Parole de Bouddha n’est pas un critère de vérité (pramāṇa).[6] De nouveau, il est évident que la « Parole du Bouddha » est utilisée ici par DKR comme un synonyme de réincarnationisme. Dans une autre « Parole de Bouddha », celui-ci invite cependant ses disciples à bien examiner une tradition avant de s’y engager.
« Kalamas, ne vous laissez pas guider par ce que vous avez entendu dire ni par les traditions. Ne vous laissez par guider par l'autorité des textes religieux, ni par la simple logique ou les allégations, ni par les apparences, ni par la spéculation sur des opinions, ni par des vraisemblances probables, ni par la pensée : ‘Ce religieux est notre maître spirituel’. »[7]Pour être fairplay, DKR admet la grande contribution des carvaka à la pensée indienne (15 :50). Il souligne néanmoins qu’à cause de leur rejet par les religieux indiens, il reste peu de traces de leur littérature, et que tous ceux qui ne croient pas en la réincarnation (SKM) sont traités de Carvaka en Inde.
Ou de « matérialistes », « nihilistes », « athées », etc. en Occident par DKR et son père, qui ont leurs propres raisons pour faire du réincarnationisme le cœur du bouddhisme, sans lequel « le bouddhisme » ne pourrait exister. Tout comme le péché originel dans la religion catholique, le réincarnationisme est ce qui fait tourner le moteur du bouddhisme en tant que religion. Dès leur naissance, les fidèles ont une dette, un manque, une tare que seul la religion peut effacer, combler et éliminer, et qui les tiennent en alerte.
« J’ai du mal à voir un quelconque avantage à incorporer ces systèmes de valeurs limités de l’Occident dans une approche de Dharma. Ils ne constituent certainement pas la réalisation extraordinaire de Prince Siddharta sous l’arbre de Bodhi il y a 2500 ans. L’Occident peut analyser et critiquer la culture tibétaine à volonté, mais je lui serais reconnaissant de faire preuve d’humilité et de laisser tranquilles les enseignements de Siddharta, ou sinon de les étudier et pratiquer à fond, avant de s’ériger en autorité. »[8]Une spiritualité « non-religieuse », c’est-à-dire qui ne traite pas le péché originel, le réincarnationisme etc. (et tout ce qui s’en suit) à la lettre, mais les réinterprète, n’est pas pour autant synonyme de matérialisme, nihilisme etc. Ni « la culture tibétaine » n’est-elle synonyme des « enseignements de Siddharta ». Une spiritualité laïque et une éthique laïque peuvent s’inscrire dans « les enseignements de Siddharta » au même titre que la culture tibétaine. Le Dalaï-Lama, à qui on reproche quelquefois son modernisme bouddhiste, le répète d’ailleurs assez souvent.
Je ne veux pas m’ériger en autorité à mon tour, mais classer avec autorité les personnes qui suivent le Bouddha en « matérialistes », « nihilistes », en « soi-disant bouddhistes » de différentes catégories « matérialistes » ou « abrahamiques », en faisant du réincarnationisme un dogme sine qua non, ne me semble pas relever de l’intention du Bouddha. Même si le Chef n’était lui-même pas avare d’invectives[9]. On n’agit pas toujours selon ses propres intentions…
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[1] BREMOND, Hist. sent. relig., t.3, 1921, p.518
[2] Source Wikipédia
[3] Site hoaxbuster
[4] l'Abrégé de l'Évangile de Tolstoï que Wittgenstein appréciait beacoup.
[5] « Words for the West » « According to my understanding, nihilism means not believing in any spiritual point of view. Nihilists only believe in what they can see, what they can hear, and what they can think, or the substantial reality of whatever temporarily exists in front of them. For example, they believe only in this life and not in previous lives or future lives, because they don't believe in continuous mind, although it is inevitable that mind is continuous. Nihilists don't accept Buddhist beliefs such as the interdependence of reality, or that relative truth, whose essence is delusion, only exists according to beings' reality habits. When something happens through previous karma, if nihilists cannot find any explanation to prove why it has happened, they think it is just coincidence. »
[6] En tibétain lung tshad ma. Il n’y a pas non plus de terrain d’entente possible dans le domaine de la cognition directe (tib. rnal ‘byor mngon sum sct. yogi-pratyakṣa), ou sur la définition de l’esprit (mind). 9 :53
[7] Discours du Bouddha aux Kalamas, à propos de la liberté de penser. Kalama Sutta (AN 3.65)
[8] « I find it difficult to see the advantage of incorporating these limited Western value systems into an approach to the dharma. These certainly do not constitute the extraordinary realization Prince Siddhartha attained under the Bodhi tree 2,500 years ago. The West can analyze and criticize Tibetan culture, but I would be so thankful if they could have the humility and respect to leave the teachings of Siddhartha alone, or at least to study and practice them thoroughly before they set themselves up as authorities. »
L'article Distortions
[9] Il faudrait faire un inventaire de toutes les invectives du Bouddha. Il avait traité Devadatta de "lèche-bottes" (lickspittle, voir KR Norman sur le Vinaya). Les plus courantes sont bāla, moghapurisa, dattu, jala, mūḷho, manda, bālisa
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